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Sa majesté l’UGTT

Le secrétaire général de l’UGTT apparaît, désormais, comme l’incarnation des gouvernants, des pouvoirs intermédiaires et des partis. Un roi non en attente de couronnement.

Par Yassine Essid

Les syndicats représentent l’institution des travailleurs la plus importante dans les sociétés modernes à économie libérale de marché. Pendant plus de deux siècles les effets du syndicalisme ont été décisifs sur l’économie autant que sur le progrès des sociétés.

En procurant aux travailleurs la possibilité de s’exprimer collectivement sur le lieu de travail et dans l’espace politique, les syndicats avaient influencé positivement le fonctionnement du système économique et social et, par-delà, l’entreprise appelée à réagir aux initiatives syndicales en matière d’encadrement, de gestion du personnel et de conditions de production.

Légitimité ouvrière et légitimité politique

Par ailleurs, l’impact économique de la négociation et la nature des relations industrielles dépendaient des interactions entre les deux forces : syndicats-entreprises.

Il arrive cependant, et de plus en plus, que les syndicats soient dénoncés comme des organisations socialement irresponsables, voire dommageables pour la stabilité socio-économique d’un pays au fur et à mesure que progresse la désaffection de leurs adhérents. Celle-ci tient à la transformation du système productif, à la segmentation du marché du travail, au chômage massif, à l’évolution des structures sociales et du mode de vie. Autant de raisons qui expliquent la présence de plus en plus fréquente des dirigeants syndicaux qui essayent de rattraper leurs déboires par l’exacerbation du rite de la grève, moment fort qui donne à l’action syndicale plus de visibilité dans l’arène politique. Ainsi, leur perte de légitimité ouvrière, suite à la transformation de l’appareil productif et la désyndicalisation, irait de pair avec une reconnaissance de légitimité politique.

L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) avait été dès le départ une institution monopolistique dont la seule fonction est d’augmenter les privilèges de ses membres. L’enjeu principal de l’organisation, la vocation même qui lui est due, celle de défendre les intérêts des salariés, lui a été soustraite adroitement et progressivement au bénéfice d’un parti unique dont elle est devenue un simple appendice. Ainsi l’imposition d’une problématique au sein de la classe des travailleurs ne s’exerçait presque plus à l’intérieur du seul champ syndical mais mobilisait davantage le régime et ses représentants.

L’UGTT, appendice du parti unique

Depuis 2011, l’UGTT a pris du poil de la bête, donne de la voix contre les pouvoirs publics, fait du principe de l’affrontement un moyen pour se construire une nouvelle identité. Elle n’a pas cessé dès lors de susciter les conflits en série en critiquant l’action gouvernementale, approuvant ou rejetant les nominations, appuyant ou dénonçant tel ou tel ministre dont la politique est jugée contraignante. Plus la charge émotionnelle et le dynamisme de ses membres s’affaiblissent au sein de l’opinion publique, plus elle multiplie les recours aux grèves ou aux menaces de grèves, facteur de renforcement des solidarités ouvrières.

Face à des gouvernements affaiblis, des partis politiques en déshérence, l’exclusivisme syndical avait fini par occuper le devant de l’espace public, en s’érigeant en plus, dans un pays en déroute, en principal rempart contre les velléités hégémoniques des islamistes.

Cette propension dominatrice, au nom et pour le compte de l’opinion publique, à revendiquer la qualité de contre-pouvoir, lui donne un statut de légitimité supérieur aux institutions, avec les avantages politiques que cela induit.

«Le peuple souverain» a aussitôt fait de traduire cela en laisser-faire, en contestation de tout pouvoir hiérarchique, en refus d’exécuter des ordres, en rejet des sanctions disciplinaires, en occupation des lieux de production, en grève intempestives dans tous les secteurs, et en sacrifiant aux intérêts d’une conception abusive du droit syndical les fondamentaux du service public, tel que le droit pour tous les usagers à un traitement digne.

De pouvoir intermédiaire en pouvoir compétitif

Ainsi, de pouvoir intermédiaire, l’UGTT s’est muée en un pouvoir compétitif, à la fois sur le plan de la légitimité et celui de la performance, du moment qu’elle s’autorise à intervenir en son nom propre, en lieu et place des autorités de tutelle, pour négocier et satisfaire, avec les deniers publics, les exigences des groupes contestataires !

Dans un contexte politique dans lequel les syndicats assument leur rôle d’organisations qui participent aux négociations d’ordre social, les deux champs, syndical et politique, ne se recoupent presque jamais, en tous les cas sans jamais se recouvrir.

En Tunisie, et depuis 2011, on constate que l’UGTT, non seulement interfère de plus en plus dans la politique, mais des passages s’effectuent d’un champ à l’autre de certains de ses responsables. Dernier exemple en date, celui du ministre de la Gouvernance et de l’anticorruption, débarqué sans ménagement pour avoir confondu l’action syndicale avec les impératifs de l’action publique. D’ailleurs, les pelletés et les menaces de tout révéler qui avaient succédé à son limogeage, ne lui avaient valu aucune consolante réponse, ni du gouvernement, ni de l’opinion publique.

Samedi 12 août 2017, le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, a reçu une délégation du nouveau mouvement La Tunisie d’Abord qui lui a remis, respectueusement, une copie d’un document intitulé : «Pour un contrat national de salut», qui porte sur la réforme dans les domaines économique et social.

Cette démarche, traditionnellement destinée à un chef d’Etat ou de gouvernement, fait suite à un défilé incessant de dirigeants des partis politiques, toutes tendances confondus, qui font preuve d’une longue patience et d’une lente détermination pour se faire connaître, exprimer leurs doléances ou faire part de leur opinion. Il arrive à certains de solliciter l’appui du chef de la centrale syndicale pour exiger un nécessaire remaniement qu’ils estiment urgent, s’entretenir de la situation générale du pays, ou solliciter son aval pour le lancement de certaines initiatives, habituellement réservées au parlement et que certains mouvements qualifient de «Dialogue économique», d’autres de «Dialogue national social», toujours aux fins de trouver des solutions économiques à la crise.

Influencer, partager ou contester

Ainsi, tous les axes de l’action de l’Etat et de ses services se retrouvent soumis au mode de régulation décrété par le représentant des travailleurs. C’est que depuis 2011, l’UGTT agit en acteur collectif incontournable et puissant, qui rassemble et fédère les volontés, s’impose comme l’expression directe des résolutions générales, se porte garante de la paix sociale et de la sécurité publique et, pour finir, devient partie prenante qui peut influencer, partager ou contester directement ou indirectement toutes les décisions prises par le gouvernement à travers des négociations permanentes. En somme, l’UGTT est reconnue autorité compétente, une sorte de contre-pouvoir illégitime mais qui s’impose à tous.

Les sollicitudes de la vie politique et sociale agitent, pressent de toutes parts, voire asservissent M. Taboubi, qui dirige aujourd’hui avec autant d’économie que de sagesse les affaires du pays. Ses prérogatives, couvrant désormais tous les domaines dévolus habituellement à la puissance publique, ne lui permettent plus de se contenter du modeste statut d’interface entre salariés et employeurs, ou se confiner au rôle de représentant des revendications salariales.

Pour celui qui a pris conscience de la sur-dimension de son ego, à qui on a fait croire qu’il sait tout et qui a une opinion sur tout, le monde est devenu trop petit et sa personne aisément accessible. Il mériterait à notre avis davantage de déférence, plus d’égard et une reconnaissance à la mesure de la posture de celui qui n’arrête pas d’être aujourd’hui courtisé par l’ensemble de la classe politique.

Aussi, et dans le stricte respect des usages bédouins et leur cérémonial moyenâgeux, quoi de mieux que le parfait désert, que de revivifier les cultures locales brimées, les valeurs nomades englouties, les spécificités organisationnelles décimées, les subtiles hiérarchies bousculées, les catégories sociales et le code d’honneur annihilés.

Il serait alors plus rationnel, pour celui qui est désormais, à l’image des souverains des monarchies pétrolières, l’instrument de la cohésion et de la solidarité nationale, dont l’influence transmet sans cesse les forces nécessaires à l’équilibre de nos vies, qui surpasse de loin celle reconnue au président de l’Assemblée ou au Premier ministre, de bénéficier des expressions de respect qu’il mérite.

Sa majesté, leader de l’UGTT, qui se préoccupe des zones déshéritées, des villages de poussière, du dénuement révoltant des habitants du sud profond, devrait fuir le train-train de la ville pour se durcir le cuir au contact du désert, s’éloigner de ce défilement incessant des représentants des partis politiques, les audiences accordées à des personnalités nationales et étrangères, sans parler des concertations régulières, très voyantes, ainsi que les décisions élaborées en commun avec le président de la république, ou le chef de gouvernement après consultation, cela va de soi, du chef du parti islamiste.

Une spécificité tunisienne : la confusion des pouvoirs

Au vu de cette confusion de compétences, cette manifestation concrète du pouvoir de celui qui représente désormais à lui seul autant les gouvernants, les pouvoirs intermédiaires et les partis, et qui apparaît comme le héros de la bonne cause, il serait plus judicieux de consacrer les contrats bilatéraux et les engagements réciproques, non plus par des communiqués, des discours officiels, ou par des accords historiques, mais par un acte officiel et périodique de soumission absolue des représentants de l’Etat au secrétaire général de l’UGTT : une cérémonie d’allégeance. Une exception tunisienne que personne n’oserait critiquer ou remettre en question, ni sur le fond, ni dans la forme.

Il faut donc, pour ce qui est des observances cérémonielles, que ce geste de déférence se traduise par un rassemblement annuel, pourquoi pas un 15 août, pendant lequel tous les notables de la république viendront s’incliner devant sa personne. Une étiquette précise réglera chaque instant de cette solennité. Il conviendra alors aux notables de l’Etat et des institutions de présenter leurs respects par un baisemain ou une génuflexion. Au cas où on s’attendrait à l’afflux de milliers de personnes, on installera pour le ménager, des répliques de son image en carton dans tous les lieux publics.

 

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