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Cardiologie: La dolce vita des poseurs de stents périmés

Les chiens aboient, les gens trépassent, mais les cardiologues tunisiens passent, en particulier ceux qui avaient implanté des stents périmés à leurs patients.

Par Dr Mounir Hanablia *

Certains cardiologues tunisiens sont de véritables globe-trotters, c’est le moins qu’on puisse dire.

Il y a parmi eux un petit noyau de praticiens fort connus, fort cossus, qui se rendent plusieurs fois l’an, bien sûr au frais des fournisseurs de stents et des grandes boîtes pharmaceutiques, à Hong-Kong, Singapour, Mumbai, San Francisco, Johannesburg…

Ils vont, évidemment, s’informer à la petite semaine sur les dernières innovations cardiologiques, avec mesdames, dont, honni soit qui mal y pense, il ne faille nullement considérer que leurs principaux pôles d’intérêts ne dépassent pas les adresses des diamantaires du coin.

Cela, tout le monde le sait, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle leurs cabinets et leurs consultations hospitalières sont pleines. Ce sont en effet les meilleurs, ceux dont la science soit aussi infuse et profuse, que diffuse.

Les globe-trotters du stéthoscope

Pourtant ce que l’on ignore ce sont toutes les tribulations que nos voyageurs rencontrent durant leurs pérégrinations planétaires. Ainsi, lors de la célèbre éruption du volcan au nom imprononçable de Eyjafjallajokull, en 2010, plus connu sous le nom un peu moins viking d’Eyjafjull, ou simplement comme l’ont nommé les journalistes, qui ont déjà assez de problèmes, de volcan islandais, dont les cendres recouvrirent la moitié de l’Europe, au point d’interrompre la navigation aérienne, nos pèlerins de la science, bloqués à Munich, à moins que ce ne fût Budapest, se trouvèrent dans l’obligation de louer des minibus pour joindre Gênes et prendre le bateau pour regagner les rivages hospitaliers de notre beau pays.

Il faut à cet égard rendre hommage à leurs sociétés hôtes qui, quoique faisant face à des frais supplémentaires conséquents, ont rapidement pris les bonnes dispositions nécessaires au rapatriement en toute sécurité d’aussi illustres personnages. Mais il ne s’agissait là que d’une éruption volcanique. Et parfois ce sont les réalités géostratégiques que de simples organisateurs de symposiums ignorent allègrement en invitant nos illustres collègues, toujours aussi avides de connaissances.

Comment oublier ce déplacement à Beyrouth en 2006 de 80 cardiologues tunisiens pour assister à un colloque sans doute inoubliable, naturellement et comme d’habitude, aux frais du prince.

Deux jours après le retour de nos héros au bercail, l’armée israélienne déclenchait une guerre aérienne de 33 jours contre le Liban, après l’enlèvement par le Hezbollah de quelques uns de ses soldats, et naturellement, l’aéroport de Beyrouth fut inutilisable pendant plusieurs semaines. Nos braves cardiologues avaient cette fois pris de vitesse le dieu Mars de la guerre, sans doute grâce à un coup de pouce de la déesse Fortune. Mais ce n’est pas tout…

Au «congrès des soldes»

Le 11 septembre 2001, d’aucuns s’étaient trouvés coincés à Washington à l’occasion du congrès de l’America Society of Cardiology, et en janvier 2011, alors que le trône du dictateur Ben Ali vacillait et que le désordre gagnait le pays, nos grands professionnels, toujours aussi absorbés par les affaires de cœur, assistaient aux Journées européennes de cardiologie qui comme chaque année étaient tenues à Paris pour remercier surtout ceux qui donnaient dans leurs propres pays à la cardiologie française l’occasion de faire étalage d’un rayonnement qu’elle ne pourrait jamais, malgré son très haut niveau, avoir dans les congrès anglophones.

De méchantes langues avaient pris l’habitude de nommer ces journées «le congrès des soldes», sans doute à cause des préoccupations pour une fois beaucoup plus terre-à-terre de ceux qui y assistaient, et qui y trouvaient l’occasion de renouveler des gardes robes aussi fournies qu’élégantes.

Cependant le sang coulait dans les rues de Tunis, le dictateur prenait la fuite, mais apparemment derrière les murs du palais du congrès, de la porte Maillot, les bruits feutrés en provenance du monde extérieur conféraient aux événements une impression d’irréalité, d’aucuns ont bien songé à prendre l’avion (l’auraient-il pu d’ailleurs?) pour regagner le pays , mais côté cœur, les détonations et les râles avaient toujours été assourdis par les bruits audibles aux stéthoscopes, on n’a généralement jamais considéré que tous ces événements eussent pu abattre le régime auquel beaucoup devaient tout, ou bien même méritassent une quelconque attention, et en 2008 lors de la révolte du bassin minier, on n’en avait pas fait un plat.

Comme d’habitude, les fournisseurs de stents, transformés à l’occasion en preneurs en charge, avaient continué à s’activer comme ils l’avaient souvent fait, en installant ces messieurs dames dans les établissements hôteliers à leurs goûts, ou en en déménageant si tant est qu’ils n’eussent pas trouvé grâce à leurs yeux, puis en les invitant à manger et à dîner dans des restaurants cotés.

Mais ce qu’ils redoutaient le plus c’était de s’aventurer avec l’un ou l’autre groupe sur les Champs-Elysées, aux sollicitations desquels ils se trouveraient pressés d’accéder afin d’épancher des soifs aussi subites qu’inextinguibles entre un bistrot et un autre. Et plus encore, retourner tout ce beau monde passablement désorienté vers le havre sécurisé de l’hôtel. Car que ces choses là se passassent dans les hôtels de résidence, eusse pu paraître encore comme un moindre mal, comme à Singapour, la ville des lions, face aux notes de consommation signées sur la facture à l’insu de l’hôte généreux et à son nom par des invités assez audacieux, et que celui-ci découvrirait en réglant la note au moment du départ, on imagine bien dans quelles dispositions. Mais mieux valait encore cela qu’une fracture à Athènes.

D’aucuns auraient même consenti à calmer les solitudes irrépressibles nocturnes des invités solitaires, et de la meilleure manière, pour les garder en chambre. Mais ce sont là des choses qui relèvent de l’art de l’hospitalité en particulier quand il s’agit des contraintes du business.

Et certains cardiologues, ceux évidemment qui ont la cote auprès du public, constituent une véritable poule aux œufs d’or qu’il est de l’intérêt de toute l’industrie médicale de ménager. Même quand il s’agit de les amener à Barcelone, une semaine après le massacre des Ramblas, assister au Congrès Européen, et peut-être, pour les plus intelligents, à la marche contre le terrorisme organisée en présence du Roi Felipe d’Espagne.

Les chiens aboient, les gens trépassent, mais les cardiologues passent, en particulier ceux que l’instance ordinale a suspendus il y a un an, ou contre lesquels une information judiciaire a été ouverte, mais qui continuent néanmoins d’exercer paisiblement et de jouir de la confiance du public, de leurs collègues, et bien sûr des centres de soins privés.

Un club de gens huppés

Après cela on commencera sans doute à comprendre comment pendant des années autant de stents périmés eussent été impunément implantés, et les raisons pour lesquelles il se soit trouvé des experts pour dire qu’aucune étude, scientifique bien entendu, n’en eût démontré la nocivité.

Mais c’est aussi comme cela que les solidarités professionnelles les plus solides se constituent dans le milieu, celles face auxquelles les éventuels intrus ne trouveraient, à défaut de maisons closes, que des portes barricadées; au nom de la rentabilité.

Et quand on dit intrus, dans le sens du Gringo au Mexique, cela signifie autant les collègues qui s’installent dans le privé sans être parrainés, que ceux qui dérangent, pour une raison ou pour une autre, l’une de ces personnalités exquises, ou qui ne disposent pas de la carte Visa Gold.

Autrement dit, ces solidarités là sont les mêmes constitutives d’un club de gens huppés dont les abords sont cloisonnés; à la différence près que ce club privé là soit financièrement alimenté pour une bonne part de son activité par les cotisations sociales issues de monsieur tout le monde. Sans que quiconque ne s’en offusque.

Beaucoup sont néanmoins convaincus qu’un laboratoire qui renouvelle sa garde robe à une sommité ne fasse en réalité que son devoir, et que ce soit là le prix à payer pour jouir de la sécurité d’une médecine de qualité.

C’est un peu le même raisonnement, forcément limité, du client, prétendant dans le restaurant où il est servi, ne pas vouloir savoir ce qui se passe dans les cuisines. Il devrait pourtant !

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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