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Slim Chaker : La force du destin

Ce dont il faut parler, ce sont les circonstances qui ont vu Slim Chaker, ministre de la Santé, décéder après une manifestation de solidarité avec les cancéreux.

Par Dr Mounir Hanablia

La mort du regretté Slim Chaker ne peut laisser indifférent. C’était un commis de l’Etat qui avait eu pour mission, à défaut d’assainir un système de santé en perdition depuis plusieurs années, d’en rationaliser la gestion et d’en maîtriser les dépenses dans un cadre de restriction budgétaire, et n’ayons pas peur de le dire, d’austérité.

Le chef de gouvernement Youssef Chahed avait donc à juste titre choisi de confier cette difficile mission à un gestionnaire, en dérogeant à la tradition qui veuille que ce ministère clé soit généralement confié à des membres du corps médical hospitalo-universitaire.

Dans quelles conditions le sport rime-t-il avec santé ?

Les dernières mesures et déclarations de Slim Chaker après des erreurs médicales et les agressions dans des hôpitaux avaient néanmoins déclenché un torrent de critiques, mais elles ne confirmaient pas moins le cadre politique de sa mission, celle d’un désengagement de l’Etat du domaine de la santé publique.

Le défunt avait parlé d’un gouffre financier de 780 millions de dinars tunisiens (MDT) au niveau des hôpitaux sans pour autant en situer les responsabilités, et il avait appelé le bon peuple à en assumer les conséquences. Mais il ne s’agit pas ici de faire le procès de la politique néolibérale de l’Etat et du Fond monétaire international (FMI), son principal bailleur de fonds. Et il est à parier que son successeur suivra la même voie. Non !

Ce dont il faut parler, ce sont les circonstances tout à fait inhabituelles qui ont vu un ministre de la Santé en exercice décéder au décours d’une manifestation de solidarité avec les cancéreux, pendant laquelle il a fait un jogging.

Rien que la semaine dernière, les cardiologues avaient organisé le même genre de manifestation, en invitant la population à venir marcher, ce qui avec l’émulation due à la masse, revenait à lui dire de courir, afin de lutter contre les facteurs de risque de la maladie athéromateuse, mais sans préciser à quelle catégorie de gens ils s’adressaient. Peut être que s’ils l’avaient fait, on n’en serait pas là. Et peut être aussi que si les cardiologues avaient été des habitués de la course, ils auraient été plus prudents. Mais seul le Dr Rafik Chettaoui, l’heureux mari de la députée Leila, est un marathonien confirmé, et fait combien regrettable, il n’est plus membre du bureau de la Société de Cardiologie, qui organise ce genre de manifestations. Peut être que s’il l’avait été, il aurait appelé ses collègues à moins d’enthousiasme et à plus de prudence.

Toujours est-il que les directeurs actuels de la Société de Cardiologie, quand ils se montrent en short tee-shirt dans les courses promotionnelles, laissent deviner très vite qu’ils sont plutôt des adeptes de la baguette hypocalorique, que du cross-country.

Cela pour dire que le sport n’est pas forcément la santé, ni la vie, quand il n’est pas pratiqué dans le respect des règles et des normes. Et la première d’entre toutes, quand on n’en est pas un adepte régulier, c’est de pratiquer avant toute résolution de s’y remettre une épreuve d’effort sous la surveillance d’un médecin du sport ou d’un cardiologue en particulier quand on a dépassé la quarantaine.

Le ministre n’aurait pas dû courir

Malheureusement, en Tunisie, nous gardons toujours ce préjugé tenace que le sport soit synonyme de jeunesse, de force, de virilité, et qu’il constitue la démonstration vivante pour un homme d’un certain âge «qu’il lui en reste», en particulier quand il en remontre aux autres. Et là effectivement, quand il s’agit d’une personnalité connue, lors d’une manifestation publique, de charité ou autre, il peut se trouver dans une situation telle qu’il doive en remontrer encore plus aux autres, même lorsqu’il n’est nullement le mieux placé pour le faire.

Aujourd’hui, on se rend compte après coup que le ministre disparu n’aurait jamais dû courir, mais qu’il s’est trouvé dans une situation où il n’avait d’autre choix que de le faire, compte tenu de la volonté des organisateurs, du but fixé, lutter contre le cancer, obtenir un appareil de mammographie et d’échographie pour l’hôpital de Nabeul, lutter aussi pour la survie d’un mythe, celui du sport pour tous, et pour un culte hédoniste vivace dans la société consumériste, celui de l’éternelle jeunesse et de l’éternelle santé.

Sauf que, dans le monde entier, on n’ignore pas que le sportif du dimanche s’expose à la mort subite le lundi. Mais évidemment, le plus facile est de penser que cela ne puisse arriver qu’aux autres. Toujours est-il que le ministre, après avoir effectué quelques centaines de mètres de course à Nabeul, ne se sentait plus tellement bien. Et là on ne sait plus très bien ce qui s’est passé, l’information devient brutalement floue. A-t-il alors été examiné par un médecin, ou gardé sous observation durant une heure comme cela aurait normalement dû être fait?

En particulier dans toute manifestation sportive, une ambulance du Samu serait en principe disponible. Ce qu’on a appris c’est qu’après avoir quitté Nabeul, il s’est arrêté à l’hôpital de Grombalia, et on ignore dans quelles conditions; ceci évoque une dégradation brutale de son état de santé, Grombalia n’est pas une ville possédant un hôpital où le commun des mortels aurait à priori envie de s’arrêter, pour se soigner, et on peut supposer qu’en partant de Nabeul, l’état de santé était stationnaire, stable, pas inquiétant, au point qu’aucune précaution particulière n’avait été prise. En effet, si son état avait été jugé inquiétant, on l’aurait emmené d’urgence à l’hôpital de l’hôpital Tahar Maamouri, ou à la clinique El Amen de Nabeul, bien équipée, où on lui aurait pratiqué les explorations, et éventuellement l’acte thérapeutique nécessaire, pour ne pas dire salvateur.

Une fois encore, on ignore dans quel état se trouvait le ministre à l’hôpital de Grombalia, et par quel moyen de transport il a plus tard gagné l’hôpital militaire de Tunis, et après combien de temps. Mais à 14 heures, on apprenait par le biais des réseaux sociaux qu’il était décédé.

Le sport, mal pratiqué, tue

Le problème est que chaque fois qu’une personnalité publique décède dans des conditions assez particulières, l’information devient difficilement accessible. Une pratique qui se trouve toujours facilitée et perpétuée par une conviction profondément ancrée dans l’âme du musulman, celle du caractère inexorable et inéluctable de la destinée dont une fois accomplie, rien ne serve de parler. Et qui, à l’ère de la civilisation de l’information, prête néanmoins de plus en plus à toutes les équivoques, toutes les rumeurs.

Mais après ce drame qui endeuille le cœur de tout un pays, il faut se rendre à l’évidence: en Tunisie, on fait courir des gens, sportifs ou pas, qui ne devraient pas le faire, chez qui on n’exige aucun bilan de santé préalable parce que le sport, c’est supposé être la santé. Le milieu sportif n’oublie pas la perte cruelle Hédi Berkhissa pendant un match de football et l’infarctus pendant un match de handball de Mounir Jelili.

En cardiologie, nous n’avons pas oublié le drame du regretté Dr Siala, et pourtant nous continuons à nous faire les apôtres d’une pratique sauvage du sport, au moins une fois l’an, en suggérant aux gens de venir courir, comme ça, sans rien savoir d’eux, de leurs états de santé, ou bien en courant de la même manière, nous-mêmes, alors que nos bedaines grotesques le disputent plus à celles des rois fainéants qu’à la tablette de chocolat des coureurs du demi-fond.

Avant de se vêtir de la dignité du pouvoir de vie ou de mort que nous confère notre profession, il faudrait peut être se résoudre à dire aux gens que le sport, mal pratiqué, mal conseillé, mal surveillé, tue, sans distinction de classe ni de fonction. Cela s’appelle éduquer.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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