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Tunisie : Déraillement du processus démocratique ?

L’auteure américaine de cette tribune estime que la «transition démocratique en Tunisie est en train de dévier de sa route.»

Par Sarah Yerkes *

En l’espace d’une courte semaine, le gouvernement tunisien a pris, le mois dernier, trois décisions inquiétantes qui, ensemble, représentent une sérieuse régression de la transition démocratique en Tunisie.

Cela a commencé, le 11 septembre 2017, avec l’approbation par le parlement d’un remaniement ministériel qui a permis de remplacer 13 sur 28 membres du gouvernement. Cette décision est préoccupante, car certains des nouveaux ministres ont servi sous le régime du dictateur déchu Zine El Abidine Ben Ali.

Une population encore plus aliénée

Le deuxième incident a eu lieu trois jours plus tard. En effet, après un débat qui a duré plusieurs années, la très controversée proposition du président Béji Caïd Essebsi sur la réconciliation économique – appelée «projet de loi sur la réconciliation administrative» –, a été adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP): 119 voix pour, 98 contre et 90 députés qui ont boycotté le vote.

Certains des nouveaux ministres ont servi sous le régime du dictateur déchu Ben Ali.

Plusieurs des membres de l’ARP qui ont opté pour l’abstention ont rejoint les nombreux manifestants qui se sont rassemblés autour de l’édifice parlementaire pour protester contre cette loi et dénoncer l’amnistie ainsi accordée aux fonctionnaires soupçonnés d’avoir été impliqués dans des affaires de corruption sous le régime de Ben Ali. (…)

Par le moyen de cette loi, donc, le gouvernement a infirmé la condamnation de fonctionnaires dont la culpabilité a été prouvée par la justice transitionnelle.

Puis, le 18 septembre, le gouvernement a annoncé que les premières élections municipales de l’après-révolution, prévues pour le 17 décembre, allaient devoir être reportées pour une troisième fois et qu’elles auraient probablement lieu fin mars 2018. Initialement, ce scrutin devait se tenir en octobre 2016, puis il a été reporté pour mars 2017 et, une fois de plus, pour décembre 2017 – en raison de plusieurs facteurs logistiques et politiques. Cette fois-ci, le gouvernement a reporté ces élections parce que le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a démissionné, cet été, et cela a eu pour effet de ralentir la préparation de cette échéance électorale.

Bien que chacun de ces développements soit séparément assez troublant, la série de toutes ces actions ensemble suggère qu’il s’agit d’une tentative de la part de Caïd Essebsi de freiner l’évolution démocratique du pays.

J’étais en Tunisie lorsque tout cela a eu lieu. La tension était palpable. A travers les discussions que j’ai eues avec des militants de la société civile et des responsables du gouvernement, j’ai pu me rendre compte que ces trois mesures ont réellement eu pour effet d’aliéner encore plus la population qui était déjà profondément cynique envers leur gouvernement.

A présent, la Tunisie souffre d’un très bas niveau de la confiance accordée au gouvernement. Selon l’institut de sondage Arab Barometer, le nombre de Tunisiens qui «font confiance au gouvernement moyennement ou dans une large mesure» a chuté de 62% en 2011, juste au lendemain de la révolution, à 35% en 2016. Les personnalités politiques les plus populaires, comme l’actuel chef du gouvernement Youssef Chahed, doivent s’estimer heureux d’obtenir une maigre approbation supérieure à 35%. De fait, certains des Tunisiens avec lesquels je me suis entretenue m’ont avoué qu’ils pensent que le gouvernement est en train de renoncer [sur les principes de la transition démocratique, Ndlr].

Bien évidemment, les responsables du gouvernement soutiennent le contraire: pour eux, ces mesures vont permettre au pays de progresser économiquement. De plus, bien que plusieurs des premières réformes démocratiques mises en œuvre en Tunisie aient été le fruit d’un large processus de consultation inclusive, les dernières mesures ne l’ont pas été, indiquant clairement que le gouvernement n’est plus intéressé par l’assentiment de l’opinion tunisienne.

Les hommes politiques ont atteint des niveaux très bas de popularité. 

Manich Msemah dénonce et menace

La rupture entre le peuple et le gouvernement se manifeste de manière criante dans la rue. En 2015, lorsque le projet de loi sur la réconciliation a été soumis pour la première fois, Manich Msemah, une association de la société civile, a mobilisé plusieurs milliers de manifestants pour protester contre cette idée. Ces activistes accusaient que cette législation contourne le processus de la justice transitionnelle et qu’elle finirait par accorder l’impunité à des hommes d’affaires et des responsables gouvernementaux corrompus.

Habib Essid et le parti de Nidaa Tounes, qui soutenaient le projet de loi, avaient expliqué que la législation contestée allait permettre à l’Etat de recouvrer de l’argent qui doit lui revenir et au pays de mettre un terme définitif à ce chapitre sombre de son histoire.

Cette première série de manifestations a réussi à repousser l’adoption de cette loi pendant plus de deux années mais, en fin de compte, le passage en force a eu lieu. Pendant les premiers jours qui ont suivi le vote de cette loi sur la réconciliation économique, le collectif Manich Msemah a menacé de publier les noms de députés de l’ARP qui ont voté en faveur de cette législation et de faire connaître à l’opinion les personnes qui ont tiré parti de cette amnistie –c’est-à-dire, les fonctionnaires corrompus que celle loi a dédouanés.

Ainsi que je l’avais signalé précédemment, les Tunisiens, afin d’exprimer leurs griefs, ont de plus en plus tendance à descendre dans la rue que d’opter pour l’arme du bulletin de vote, car ils éprouvent un sentiment de frustration vis-à-vis des partis politiques et estiment que la protestation est un moyen plus efficace pour la réalisation de leurs objectifs. En 2014, les deux-tiers des jeunes tunisiens ont boycotté les urnes, lors des élections législative et présidentielle, qui n’étaient que les deuxièmes scrutins libres de l’histoire du pays.

Le mouvement Manich Mesameh n’a pas pu empêcher l’adoption de la loi sur la réconciliation.  

Ils estimaient que les partis ne les représentaient pas et ne défendaient pas leurs opinions. Ce qui a impliqué un cercle vicieux dans lequel les responsables gouvernementaux ont perdu l’espoir de pouvoir établir un quelconque contact avec la jeunesse tunisienne, sachant que cette frange de l’opinion publique ne votera pas. Et tant que cette situation persiste, le fossé séparant la population de ses dirigeants élus se creusera encore plus, apportant de l’eau au moulin des extrémistes qui ciblent la Tunisie et leur permettant de recruter à tour de bras parmi cette jeunesse en colère et frustrée pour rejoindre les rangs de l’organisation terroriste de l’Etat islamique (EI, Daêch) et des autres organisations extrémistes.

Le signal d’alarme du changement de régime

Jusqu’à ce jour, plusieurs milliers de jeunes Tunisiens ont rejoint l’EI. Les auteurs des horribles attentats terroristes de Tunis et de Sousse, en 2015, ont reçu leur formation dans les camps d’entraînement de Daêch en Libye, et il y des milliers de Tunisiens radicalisés qui se sont rendus en Syrie et en Irak et qui, un jour ou l’autre, pourraient vouloir rentrer au pays.

Les récents développements en Tunisie sont non seulement source de division mais ils appuient les craintes de nombre de Tunisiens que le gouvernement est beaucoup plus concentré sur l’efficacité au dépens de la démocratie. Dans les échanges que j’ai eus avec les Tunisiens, en juin 2016 – deux mois avant que Chahed forme sa première équipe gouvernementale–, un journaliste tunisien m’a avoué la crainte qu’il avait «du retour de la vieille garde

Les jeunes Tunisiens, en particulier, ont le sentiment que la révolution a été abandonnée – que le gouvernement a renoncé aux principes démocratiques et qu’il fait montre de plus en plus de manque de respect pour les mécanismes de la justice transitionnelle mis en place afin de prévenir le rétablissement de l’autoritarisme de l’ancien régime. Le 8 septembre, lorsque M. Caïd Essebsi a déclaré sur la télévision publique qu’il envisageait la possibilité d’amender la Constitution de 2014 –à savoir le symbole le plus éloquent de la réussite de la révolution tunisienne –, cette intention a très vite déclenché un signal d’alarme auprès des Tunisiens qui se mirent à redouter que Caïd Essebsi, estimant que le parlement est inefficace, souhaite renforcer son pouvoir de façon à prendre des mesures plus directes.

Eviter qu’il y ait plus de recul sur le terrain des réformes post-révolutionnaires exige la formation d’une alliance regroupant l’opposition politique morcelée et la société civile pour faire face aux forces réactionnaires, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.

Les scrutins législatif et présidentiel de 2019 seront essentiels à l’opposition pour surmonter ses divisions et unir ses rangs. Ces élections offriront aux Tunisiens l’opportunité d’exprimer leur souhait de changer, de manières directe et démocratique, les choses dans leur pays.

Caïd Essebsi estime que ses pouvoirs sont limités. 

Faire l’apprentissage des partis et du peuple

Cependant, d’après une enquête menée, en août dernier, par l’Institut républicain international, seulement 45% des Tunisiens «pourraient peut-être ou très probablement voter aux élections municipales», une proportion en chute par rapport aux 66% de novembre 2016. Pour intéresser les électeurs au bulletin de vote, les partis vont devoir élaborer des programmes électoraux clairs et présenter des positions qui expliquent leurs démarches dans le traitement des différents défis sécuritaires et économiques auxquels le pays est confronté. Le peuple devra comprendre que descendre dans la rue pour protester n’est qu’un seul des outils de l’exercice démocratique.

La communauté internationale, elle également, a son rôle à jouer. Tout d’abord, les Etats-Unis et l’Europe devront poursuivre leur appui à la société civile, aussi bien financièrement que par les prises de position. La société civile joue le rôle d’organe de contrôle du gouvernement en assistant aux différentes séances du parlement, en rapportant sur les réseaux sociaux le contenu des interventions des représentants du peuple, en détaillant au public les votes des parlementaires et en notant les performances des responsables.

Parallèlement aux médias, la société civile tunisienne devra continuer à informer l’opinion sur l’action gouvernementale – à l’intérieur du pays et en Occident.

Les amis de la Tunisie, dans la région méditerranéenne et de l’autre côté de l’Atlantique, devraient veiller sur ce pays. Très souvent, les dirigeants occidentaux supposent à tort que la Tunisie, comparée à ses voisins déchirés par les guerres, se porte bien et n’a pas besoin de leur soutien. Cette attitude ne sert ni la Tunisie ni la région de manière générale. Le gouvernement tunisien a déjà donné ses preuves de partenaire sécuritaire et économique fort pour les Etats-Unis et l’Europe, et son environnement politique et social reste favorable à une aide financière accrue. Les transitions démocratiques sont par essence incertaines et tumultueuses. Avec la menace de Daêch en Libye voisine, l’échec de la transition en Tunisie aurait des implications bien au-delà des frontières de ce pays.

Ainsi, il est clair qu’il est de l’intérêt de la région toute entière et de l’Occident que ce pays réussisse à défendre les principes pour lesquels plusieurs Tunisiens ont payé de leur vie en 2011.

Tribune traduite de l’anglais par Marwan Chahla

* Sarah Yerkes est actuellement collaboratrice émérite auprès du Center for Middle East Policy et membre du Council on Foreign Relations International Affairs. Elle a servi auparavant au sein de la section planification du Département d’Etat américain, où elle s’est spécialisée dans les Affaires nord-africaines. Elle a également été membre de l’équipe chargée des dossiers palestinien et israélien, dans ce même département. Sarah Yerkes a occupé la fonction de conseillère géopolitique auprès de la Direction de la planification et des politiques stratégiques (J5) au sein du Pentagone.

**Le titre est de l’auteure et les intertitres sont de la rédaction.

Source: ‘‘Foreign Affaires’’.

 

 

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