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Affaire des stents périmés : Le non-dit sur l’hôpital public

Des abus et des escroqueries, il n’y en a pas que dans la médecine libérale. Il y en a aussi dans les hôpitaux publics. L’affaire des stents périmés devrait normalement le révéler.

Par Dr Mounir Hanablia *

Par le plus grand des hasards, le jour même d’une grève des établissements de soins privés, l’affaire des stents périmés est réapparue sur le devant de la scène médiatique grâce à une émission télévisée vespérale, de fort suivi, ‘‘Ma Lam Yokal’’ (Ce qui n’a pas été dit), sur El-Hiwar Ettounsi, dans la soirée du jeudi 19 octobre 2017, en présence sur le plateau de deux éminents collègues cardiologues, l’un le professeur Dhaker Lahidheb, universitaire, et l’autre, le Dr Sahbi Ben Fredj, médecin libéral et député de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).

Mon commentaire abordera donc ce qui y a été montré, ce qui y a été dit, et inévitablement, ce qui n’y a pas été dit, dont l’importance ne saurait nullement être négligée.

Inévitablement, dans un pays comme la Tunisie où le public est généralement hyper émotif et souvent désorienté, au point de parfois sombrer dans le syndrome de Stockholm, le reportage diffusé par la chaîne télévisée au cours de cette émission, dont le mérite est par ailleurs, faut-il l’avouer, immense, a flirté quelques fois avec le sensationnel, et pas toujours fort à propos.

Par exemple, on a évoqué ce médecin propriétaire de clinique et son fils qui auraient ordonné que des stents achetés à bas prix soient facturés au prix légal à la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), alors qu’ils n’y sont qu’entreposés avant l’implantation, un détail qui remet en question la véracité de cette affirmation.

A-t-on évincé le ministre Aïdi pour étouffer les scandales de la corruption dans le secteur de la santé ?

Saïd Aïdi impute son éviction à l’action d’un lobby

Quant au nombre de stents périmés implantés, officiellement une centaine, rien dans le contexte ne vient le corroborer.
Quelques fois des faits importants rapportés par le reportage se sont avérés inexacts. A titre d’exemple un seul stent actif est facturé à 2700 dinars tunisiens (DT) à la Cnam par le fournisseur, et évidemment, il faut le multiplier en fonction du nombre de stents implantés, et ce indépendamment des sommes englobant les frais de clinique, et les honoraires des médecins dont la Cnam assure le remboursement. Cela signifie que la Caisse rembourse beaucoup plus que la somme annoncée au cours de l’émission.

Une intervention assez sensationnelle a été celle d l’ex-ministre de la Santé, Saïd Aïdi, parce qu’il est généralement rare qu’un ancien membre du gouvernement exprime sa conviction intime en imputant son éviction à l’action d’un lobby, auquel se seraient soumis un chef du gouvernement, ou un président de la république, ainsi qu’inévitablement on soit amené à le penser.

Par contre en abordant la réouverture des établissements dont lui-même avait ordonné la fermeture, pour dépôt et usage répété de stents périmés, Saïd Aïdi en a nommément imputé la responsabilité à son successeur à la tête du ministère de la Santé, le Dr Samira Meraï, dont malheureusement l’émission n’a pas jugé utile d’obtenir le témoignage, alors même que le Dr Ben Fredj avait à son tour porté contre elle une accusation de teneur comparable, pour s’être rétractée après avoir donné son accord sur l’adoption des normes de commercialisation des stents, élaborées par un think tank issu de la Société tunisienne de cardiologie.

Dr Sahbi Ben Fredj appelle à l’adoption de normes de commercialisation des stents.

On notera évidemment la teneur des propos de mon collègue député; afin de lui répondre, je dirai qu’il n’y a aucune commune mesure entre un stent périmé implanté, et un stent non périmé régulièrement acheté sur le marché international à un prix nettement inférieur à ceux pratiqués sur les marchés américain et européen puis remboursé au prix fixé par la Cnam. On ne peut mélanger escroquerie et commerce.

Comme à son habitude, il a également axé sur l’existence d’un réseau ayant ses ramifications au sein même de l’administration publique, dont les médecins ne seraient que l’un des maillons. Tout en se défendant de minimiser en quoi que ce soit la responsabilité des collègues impliqués, il aura au moins eu le mérite d’évoquer les fournisseurs de stents, qui eux n’avaient pas été inquiétés, mais sans plus.

Or même si le Pr Lahidheb s’est défendu de subir des pressions de qui que ce soit, celles clandestines existent, et les prises en charge dans les congrès, en particulier internationaux, par les fournisseurs, en constituent un exemple significatif.

Mais l’argument de la chaîne, qui ne fait que reprendre ce qu’avait dit le Pr Sami Mourali, alors président de la Société tunisienne de cardiologie, concernant la chaîne de responsabilités, ne dit pas tout, loin de là. D’autant que le Pr Lahidheb a admis, quelques minutes plus tard, qu’après tout ce qui s’était passé, il prenait désormais soin de vérifier lui-même la validité des stents avant de les implanter. Autrement dit, cette vérification de la validité du stent a toujours été une possibilité raisonnable dont tous les cardiologues interventionnels avaient le devoir de s’acquitter avant l’implantation et cela contredit l’affirmation suggérant qu’il n’y ait aucun moyen de le faire ou de savoir.

Une volonté de dédramatiser le débat

En fin de compte dans ce qu’ils ont dit, les Dr Ben Fredj et El Hidheb ont au moins eu le mérite d’avancer des arguments raisonnables, même si on a perçu de leur part une volonté de dédramatiser le débat, comme par exemple le fait de rappeler le rapport de stents périmés utilisés, une centaine, comparativement au total de stents implantés dans le pays à la même époque, 30.000.

Pour aborder ainsi le non-dit, par les chiffres, rien ne vient absolument corroborer cette assertion, en l’absence, de traçabilité, pour la bonne raison que les procédures, évoquées par le Dr Lahidheb, du suivi informatique que seul l’hôpital militaire de Tunis avait pris la peine d’installer depuis longtemps, n’ont jamais existé dans le pays, et que celles de contrôle, utilisées entre 1995 et 2016 au niveau du ministère de la Santé et des caisses sociales, se sont révélées, la preuve en est, défaillantes.

Ceci veut dire que, nonobstant tous les stents dénués de vignette et que la Cnam avait néanmoins remboursés, il faut se rendre à l’évidence: sur une période couvrant plus de 20 ans, dans tout le pays, et excepté pour l’hôpital militaire, il n’y a aucun moyen de savoir si le matériel qui a été implanté sur les malades était ou non fiable, aussi bien dans les centres privés, que, second non-dit de taille, dans ceux issus des appels d’offres publics des marchés des hôpitaux.

L’émission n’a tout bonnement pas abordé l’implantation de matériel périmé dans les hôpitaux de la santé publique, et la dernière sanction prise par le ministre Saïd Aïdi contre un chef de service de cardiologie à Sousse, dans le service de qui on avait découvert des stents périmés stockés en violation du règlement, prouve que ce genre d’implantations, il y en a eu, et que plus que cela, là où ces pratiques là avaient le moins de chances d’être découvertes, c’était bien justement au niveau de l’hôpital public, où tout a, pendant très longtemps, dépendu en fin de compte de la seule bonne foi chef de service.

Pr Dhaker Lahidheb: le suivi informatique des stocks de stents peut faire éviter les erreurs. 

Des affaires étouffées par l’autorité de tutelle

Or on se souvient très bien de la plainte classée sans suite par l’autorité de tutelle, qui, il y a quelques années, avait été portée par la cardiologue Zohra Kechida contre son propre chef de service, quant à l’usage de stimulateurs cardiaques périmés, et pour laquelle elle avait été plus tard sanctionnée par le ministre très révolutionnaire, Abdellatif El Mekki, puis obligée de démissionner. Selon ses avocats, l’affaire avait été purement et simplement étouffée.
Ou bien encore l’accusation non suivie d’effet lancée par les médecins contre la corruption pour un usage d’un pace-maker périmé à Sousse l’année dernière.

Il faudrait peut être savoir si l’assurance témoignée par les médecins poseurs des stents interdits quant à leur innocuité n’a pas pour origine l’hôpital public, ou plus exactement certaines expériences hospitalières.

En 2006 déjà, les Dr Habib Haj Salah et Kamel Rjab, de la Cnam de Sousse, ainsi que la Dr Nejla Besbès, médecin inspecteur au ministère de la Santé publique, avaient vu une affaire de stent périmé issu de l’hôpital, carrément étouffée par l’autorité de tutelle.

En conclusion, cette émission de télévision, malgré toutes ses insuffisances, a eu au moins le mérite d’entretenir l’intérêt du public sur un sujet crucial et de rappeler que l’affaire des stents périmés suivait toujours son cours au niveau de la justice.

Ceci est tout aussi important quant à la confiance du public dans les moyens de contrôle qui ont depuis lors été mis en place, que dans l’institution judiciaire. Une institution judiciaire qui a l’obligation de sévir contre la tête de la pieuvre, libérale ou hospitalière, parce que toute impunité créerait un précédent juridique fâcheux et laisserait dans le domaine médical la porte ouverte à toutes les escroqueries toujours susceptibles de contourner les contrôles. Et des escroqueries, contrairement à ce que l’émission a fort malheureusement pu suggérer, il n’ y en a pas que dans la médecine libérale.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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