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Le système fiscal en Tunisie : Radioscopie d’une usine à gaz

Le système fiscal tunisien est qualifié de «complexe, instable et non transparent» par deux éminents économistes. 

Par Khémaies Krimi

En cette période d’examen et de discussion du projet de Loi de Finances 2018, deux économistes, Mohamed Haddar, président de l’Association tunisienne des économistes (Asectu) et Mustpaha Bouzaiane, statisticien, viennent de jeter un pavé dans la mare en présentant, le jeudi 19 octobre 2017, au grand public un rapport qui remet en question les données de base sur lesquelles travaillent, depuis des années, l’administration fiscale, et partant, le « très sérieux » ministère des finances. Gros plan sur les révélations de ce rapport.

Intitulé «Ancrage de la justice fiscale et mobilisation des ressources propres», le rapport, fruit d’une enquête de terrain et d’entretiens avec de hauts cadres du pays dont trois ministres, Lamia Zribi, ancienne ministre des Finances, Mustapha Kamel Nabli, ancien gouverneur de la Banque centrale et Hedi Larbi, ancien ministre de l’Equipement, de l’Aménagement du territoire et de l’Habitat, est, dans son ensemble une critique virulente du système fiscal en place que les deux économistes qualifient de «complexe», «instable» et «non transparent».

Au regard de la gravité des révélations faites par ce rapport, il y a de quoi s’interroger sur le degré de crédibilité de la réforme fiscale qui serait, fin prête depuis 2014, du moins si on croit les ministres des Finances qui se sont succédé, depuis, à la tête de ce département.

Pour revenir au rapport, ce document de 95 pages comporte un ensemble de messages et essaie de répondre à quatre interrogations majeures : Qui ne déclare pas ses revenus au fisc? Qui paye les impôts et combien? Quelle crédibilité peut-on conférer à la législation fiscale et à son application? Quelles sont les parties qui sont en fraude fiscale?

Qui ne déclare pas ses revenus au fisc?

Deux populations, répond le rapport. Il y a tout d’abord «la population potentielle hors champ fiscal». A ce propos, le rapport révèle que le tiers de la population active occupée ou employée (32%) exerce dans l’informalité. Cette population, note le document, n’est pas identifiée par l’administration fiscale et échappe donc aux services de l’impôt.

Autre révélation : sur les 2.461.000 emplois salariés, plus du cinquième (508.000) occupe un emploi dans des activités informelles ou sont dans une situation ou forme d’informalité.

Vient ensuite la seconde population que le rapport dénomme «en défaut». Le document estime que la moitié des contribuables répertoriés sont en défaut. En chiffres, sur un nombre de 734.000 contribuables répertoriés, 365.000 sont en défaut dont 302.000 personnes physiques et 63.000 sociétés.

Qui paye les impôts et combien?

La population qui déclare ses impôts est de 2,323 millions de personnes physiques et morales répartie en : 1,954 million de salariés dans le secteur formel (84%) 296.000 non-salariés (13%) et 73.000 sociétés (3%).

Autre élément d’information : les ressources fiscales générées par les différents impôts se repartissent comme suit: IRRP ou impôt sur le revenu (5003 millions de dinars tunisiens, MDT), impôt sur les sociétés (2673 MDT) et la TVA (5057 MDT).

Quant au montant de l’impôt annuel moyen payé par le salarié, il est de l’ordre de 1.820 dinars tunisiens (DT).

S’agissant des forfaitaires, sur les 414.000 que compte le pays, 219.000 sont en défaut en 2015, révèle le rapport. La contribution des 196.000 restants (47%) qui ont déposé leur déclaration est de 36 MDT, soit l’équivalent de 0,7% de l’impôt sur le revenu et 0,5% de l’impôt direct ou encore 0,2% des recettes fiscales.

Le rapport relève que sur la base de leurs déclarations, tous les forfaitaires «vivraient» dans une situation d’extrême pauvreté.

Concernant les sociétés, le quart des 136.000 entreprises, soit 32.000 (24%) ont réalisé un bénéfice et payent l’impôt sur les sociétés (IS), 63.000 sont en défaut (46%), 16.000 ont déclaré néant et 26.000 (19%) sont déficitaires.

Par ailleurs, 75% de l’impôt est supporté par 13% des entreprises réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 1 MDT, 34% des entreprises déclarent un chiffre d’affaires inférieur à 5.000 DT et contribuent à environ 2% de l’impôt et 57% des entreprises déclarent un chiffre d’affaires inférieur à 100.000 dinars et contribuent à 6% de l’impôt.

Mention spéciale pour les 250 grandes entreprises (14% DGE), elles supportent 75% de l’impôt des GE et 50% de l’impôt sur les sociétés (IS), 44% des entreprises DGE réalisent un chiffre d’affaires inférieur à 10 MDT et contribuent à hauteur de 4% de l’impôt dû pour les GE.

La législation fiscale et son application laissent à désirer

Selon le rapport, la complexité du système fiscal, sa non transparence et son instabilité génèrent un coût élevé pour l’économie et incitent à la corruption et à la fraude et découragent l’investisseur.

A titre d’exemple et à propos d’instabilité fiscale, le rapport relève que plus de 530 dispositions fiscales ont été adoptées dans les Lois de Finances entre 2011 et 2016.

Un autre élément d’information relevé par le rapport mérite qu’on s’y attarde. Il s’agit de l’absence de contrôle fiscal. D’après le document le taux de contrôle fiscal approfondi est de 1%. Il est de 5% pour les contrôles préliminaires. Pis, le rapport met à nu les difficultés rencontrées pour la collecte fiscale en raison de la séparation des services du contrôle et du recouvrement.

Ces dernières révélations sont le moins qu’on puisse dire accablantes pour un gouvernement qui a pris la fâcheuse tendance de déplorer le resserrement des finances publiques alors que ses services fiscaux ne se démènent pas assez pour collecter l’impôt ou, pire encore, sont laxistes.

Evasion et fraudes fiscales

A ce propos, le rapport relativise la responsabilité du secteur non-structuré (informel, commerce parallèle, économie souterraine…) dans l’évasion fiscale. Il cite à ce sujet deux chiffres : la part de l’informel dans l’économie du pays ne dépasserait pas les 30% et le manque à gagner pour l’Etat ne dépasserait pas les 400 MDT pour l’exercice 2015 à titre d’exemple.

Dans son exposé, Mohamed Haddar a déclaré qu’il est disposé à défendre le bien-fondé de ses chiffres auprès de toutes les parties officielles qui le souhaiteraient.

Toujours au sujet de l’évasion fiscale, le rapport s’attarde beaucoup sur ce qu’il appelle «l’ampleur de l’écart de TVA», c’est-à-dire la différence entre la TVA théorique et le montant de la TVA collectée. Il estime le manque à gagner généré par cet écart pour l’administration fiscale au cinquième du montant de la TVA collectée en 2015.

L’idéal serait de s’inspirer des expertises réussies

Par-delà ces révélations chiffrées, le rapport plaide en conclusion pour l’instauration d’une meilleure justice fiscale. Sa recette est vague. C’est tout juste une profession de foi. Il appelle l’administration fiscale à se moderniser et à exercer son pouvoir de contrôle afin de recouvrer les ressources de l’Etat.

Quant à nous, nous pensons que les grands dossiers macro-économiques souffrent toujours d’un problème de consensus quant au diagnostic. Chaque partie a le sien et ses chiffres. C’est le cas de la fiscalité.

Avec les révélations de ce rapport, il y a de fortes possibilités pour que la réforme fiscale soit révisée totalement, ce qui va la retarder encore pour de nombreuses années. Il est étonnant que les Assises fiscales nationales qui ont précédé, au temps du ministre Hakim Ben Hammouda, la mise au point de la réforme fiscale n’ait pas abordé autant de données.

En dépit de ces tergiversations, les solutions ne manquent pas. Pour gagner du temps, la Tunisie gagnerait à s’inspirer d’expertises réussies en la matière, particulièrement, au Canada, en Italie et en Suède.

Dans ces pays, l’administration fiscale a évolué vers une administration de service. Elle y est organisée en «agence spécialisée dans la fiscalité».

Il s’agit d’une structure séparée du ministère des Finances, dotée de ressources humaines compétentes et d’une autonomie de gestion, dirigée par un conseil d’administration et soumise à un contrôle strict du parlement et du gouvernement.

Le but est de mieux faire accepter l’impôt, d’identifier les fraudeurs et de les lister comme le proposent les fiscalistes tunisiens, de prévenir l’évasion fiscale, tout en essayant de rendre au contribuable le meilleur service aux meilleurs coûts.

A bon entendeur.

 

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