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Du troc pour sortir d’une économie en banqueroute

Et si pour se passer d’un gouvernement incapable de nous sortir de la crise et de combattre la fraude et l’incurie, on adoptait un système économique plus juste, basé sur le troc?

Par Yassine Essid

Avant de faire un petit saut dans le futur proche, commençons par prendre un peu de recul et regardons ce qui se passe déjà. Permettez que je commence d’abord par rendre hommage à Ouided Bouchamaoui, présidente de l’Utica, la centrale patronale, non parce qu’elle menace de se retirer de l’Accord de Carthage, à la base de la constitution du gouvernement Chahed, ce qui est un respectable retour de conscience, mais pour sa prodigieuse mémoire. Elle arrive en effet à se souvenir d’un événement sans valeur, resté sans suite, et probablement oublié par son propre initiateur.

Un état de déliquescence généralisé

Retournons maintenant au sort de la nation, et le nôtre avec. Pendant que les dits politiques dissertent longuement sur les entreprises innovantes, célèbrent les vertus de la concurrence loyale, louent les qualités du climat de confiance qui règne dans le pays car soutenu par la sagesse de nos lois et la convenance des nos mœurs bureaucratiques; institutions, entreprises et particuliers sont appelés en revanche à composer avec un état de déliquescence généralisé.

Vue par en bas, l’organisation de l’Etat n’est pas aussi cohérente et rationnelle que ses princes le pensent. Pour les citoyens, elle paraît plutôt anarchique et contradictoire. Un maquis touffu dans lequel il est difficile de faire son chemin et qui ouvre la voie à d’habiles manœuvres et à des stratégies savantes d’individus qui agissent pour eux-mêmes et non pour l’ordre dont ils bénéficient, et dont certains façonnent leurs prises de décisions conformément à l’image des mœurs dissolues et scandaleuses de leurs gouvernants.

C’est ainsi que la nature de l’activité économique nous apparaît à la fois comme instigatrice et témoin des plus grands déséquilibres sociaux du pays : la fraude monétaire, financière et comptable sur les normes de sécurité ou de qualité, la contrebande qui mine le commerce, la contrefaçon qui fait le bonheur des trafiquants et des consommateurs consentants sinon ravis, le piratage, l’évasion fiscale, la spéculation honteuse, la tromperie sur la marchandise touchant deux secteurs-clés, comme le textile et l’alimentaire, la falsification qui s’installe au cœur de l’échange et des processus de fabrication, la diversification des économies parallèles, informelles, clandestines et souterraines, et la corruption tous azimuts.

Un capitalisme de république bananière

Tout cela finit par contribuer à la consolidation de réseaux mafieux qui s’étaient emparés de tous les secteurs de l’administration, y compris le fisc, censé jouer un rôle central dans la détection comme dans la correction des déséquilibres qui sapent les fondements d’une société. Les principaux vampires trouvent toujours dans leur indécente fortune, mal acquise, des moyens de fermer les yeux des agents du service public qui savent atténuer leur inquiétude en regardant ailleurs, frustrant ainsi l’Etat de recettes considérables.

Bref, il y aurait là tous les éléments d’un capitalisme de république bananière, qui se moque de la loi et des règles institutionnalisées pour organiser le marché.

Il n’est pas envisageable qu’une telle profusion de délits soit délibérément ignorée par les autorités. Le gouvernement lutte comme il peut pour y faire face. Aussi, ne s’est-il pas résigné à prendre à bras le corps un problème fort épineux pour les Etats: la baisse du volume de liquidités en circulation qui déprime la consommation et l’investissement et constitue un frein à la croissance économique.

C’est que la fraude, l’évasion fiscale et l’expansion du commerce informel avaient fini par transformer le pays en une sorte de Triangle des Bermudes des moyens de paiement. Par un phénomène qui relèverait presque du paranormal, les espèces disparaissent de plus en plus de la circulation sans laisser de trace.

Pour faire face à un problème dont on ne pouvait plus nier l’existence, la Banque Centrale de Tunisie a décidé de réagir à travers une disposition qu’elle qualifie d’une manière absconse «de stratégie nationale de promotion de l’inclusion financière».

A regarder de plus près, il s’agit simplement de réduire le paiement en monnaie fiduciaire en stimulant plus énergiquement le recours, dans les transactions financières, au règlement par les instruments scripturaux, comme le chèque, et par le paiement et le retrait d’argent par carte bancaire.

Ennahdha et Nidaa au secours des fraudeurs

Mais, pour que pareille entreprise aboutisse, il faut des lois, des directives, des actes contraignants qui créent une obligation pour tous. Or, lors de la plénière de vote de la Loi de Finances 2017 à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), une initiative des députés de Front populaire, qui avaient proposé d’interdire les transactions en cash d’un montant de plus de 5000 dinars afin de lutter contre la fraude fiscale, avait été torpillée par les députés d’Ennahdha et de Nidaa Tounes, désormais complices dans la turpitude.

De plus en plus frileux, la majorité des Tunisiens jouent la sécurité maximale pour leur argent et optent pour le bas de laine, pudiquement qualifié de thésaurisation. Pour certains riches, dont la fortune est générée par la fraude, et qui ne veulent pas prendre des risques, l’option du livret d’épargne ou de l’achat d’actions ne peut jamais être retenue. L’argent liquide dormira alors tranquillement chez eux, caché sous les matelas, qui restent la valeur sûre. La rémunération de leurs deniers est de zéro, mais au moins elle est stable.

Des milliards sont ainsi conservés chaudement, sans rendement, pourvu qu’ils ne fassent pas l’objet de l’intrusion des contrôleurs des finances. Il leur arrive, aussi, d’échanger à perte leurs excédents sur le marché noir, contre des devises étrangères.

La fraude fiscale et sociale, devenu un sport national, détruisant la liberté de marché, ruinant l’économie, frustrant l’Etat de recettes considérables, rend caduque la «main invisible» d’Adam Smith, processus naturel par lequel la recherche par chacun de son intérêt personnel concourt à l’intérêt général et, par suite, à la richesse de la nation.

Les dirigeants de la Banque centrale ne sont pas dupes. Ils restent malgré tout de bons citoyens. Ils l’ont déjà prouvé en accompagnant avec des douleurs infinies l’agonie muette du dinar tunisien (DT) qui a atteint face à l’euro un plancher historique.

Certes, nos exportateurs de produits sont ravis, mais le consommateur dont le pouvoir d’influence individuel est nul, fera la grimace lors de l’acte d’achat et le gouvernement se lamentera davantage sur la baisse de plus en plus inquiétante de la balance alimentaire.

Par conséquent, les donneurs d’ordre du Fonds monétaire international (FMI), qui affirment qu’un dinar faible favoriserait l’économie, c’est-à-dire ceux qui exportent beaucoup au détriment de ceux qui importent peu, et dans la mesure où le pays importe plus qu’il n’exporte et par conséquent consomme plus qu’il ne produit, sont conscients que la chute du DT, aggravée par une productivité faible, ne relancera pas l’exportation, surtout lorsqu’il s’agit de produits à faible valeur ajoutée. Elle fragilise davantage les ménages, débouche sur une perte de confiance inquiétante des investisseurs et contribue au bradage à vil prix des richesses et du patrimoine du pays aux investisseurs arabes.

Une fois ces considérations comprises, considérez la réponse à la question suivante : serons-nous mieux portants et matériellement plus riches grâce à une monnaie de singe? Posée ainsi, la réponse à cette question alimente depuis sept ans tous les boniments des gouvernements et des partis politiques qui affirment, non sans outrecuidance, qu’il vaut mieux que notre pouvoir d’exporter vienne de ce que nous soyons plus productifs et bien portants avec une monnaie forte qui nous donne un pouvoir d’achat élevé vis-à-vis de l’extérieur.

En somme, et au regard de l’état de dégradation lamentable du pays, de telles réponses relèvent plutôt d’une rhétorique de charlatans.

Transposons-nous maintenant dans l’avenir proche, et fort peu réjouissant, pour essayer d’anticiper cette transition économique que nous risquerons de subir bientôt. Gardons-nous cependant de la considérer comme une régression mais plutôt comme une révolution.

Le corollaire à toute vraie révolution n’est-il pas la disruption, autrement dit la capacité de repérer ce qui fige la pensée, la convention, pour la remettre en cause par une idée en rupture.

Le système du troc pour se passer du gouvernement

Trahis et ruinés par les dirigeants politiques, les Tunisiens, faute de liquidités, se retrouveront étranglés par la crise et tenteront de survivre en recourant à la débrouille à travers un système d’économie parallèle fondé sur le troc, c’est-à-dire l’échange direct de marchandises ou de services contre d’autres marchandises et d’autres services qui, en dépit de ses nombreux inconvénients, reste une alternative sérieuse de survie leur permettant de se livrer à des échanges sporadiques.
Bref, une économie sans argent dans laquelle la valeur des biens et des services, qui sont troqués plutôt que vendus, ne sera pas comptabilisée.

C’est alors l’informel, tant dénoncé, qui prendra de plus en plus d’ampleur, deviendra visible et évident. Les rapports marchands, qui se prêtaient jusque-là au prélèvement fiscal, céderaient la place à des échanges non-monétaires où les rapports non-marchands deviendraient apparents et normaux.

Entendons-nous bien. L’activité économique ne sera pas suspendue pour autant, et les salaires des fonctionnaires et des employés d’entreprises continueront à être payés, mais ils le seront souvent avec retard, parfois reportés aux mois suivants et souvent diminués de moitié. Ce qui n’empêchera pas la pauvreté d’augmenter et le chômage de s’accroître.
Avec la dévaluation de la monnaie nationale, les entreprises, dont l’activité est fortement tributaire d’équipements importés, seront acculées à licencier ou à fermer.

Le recours au troc des biens et des services suppose par principe l’existence d’une double coïncidence des besoins de la part des agents participant à la transaction, ce qui entraîne des coûts liés au temps de recherche ainsi que des coûts de stockage et un réseau d’échanges qui peut s’avérer très éprouvant. Or, paradoxalement, c’est le principal inconvénient du troc, la non-coïncidence des désirs, qui fera que nous préférerions obtenir ce que nous convoitons par la production dans le cadre d’un régime d’autarcie, facteur de satisfaction intérieure, de modération et de tempérance, que par l’échange, en plus du fait qu’il y a toujours moyen d’écouler sur le marché la surabondance de la production de fruits et légumes à usage familial.

Dans un tel contexte, les gens s’échangeraient des plats cuisinés, des douceurs, des vêtements, des chaussures, de l’artisanat, et d’autres biens utiles et nécessaires de façon directe. Ce serait là nouvelle manière de construire un bien-être en marge de l’Etat, car on ne paiera plus d’impôt puisque par définition nous ne possédons rien.

L’impact du recours à la monnaie-marchandise est loin d’être négligeable en termes de qualité de vie et de sociabilité, ne serait-ce qu’à travers la nécessité de trouver un partenaire à l’échange, développer l’esprit de partage, promouvoir la traditionnelle convivialité des repas, qui ont tendance à disparaître, favoriser des rencontres, stimuler des conversations, la réflexion et, pourquoi pas, la séduction.

Un nouveau modèle économique

Il ne faut surtout pas oublier la solidarité, d’autant plus importante qu’il n’existe ni assurance chômage, ni allocations familiales. On verra alors naître des clubs, des réseaux de troc qui toucheraient le plus de personnes possibles. De même que des prestataires de services : mécaniciens, plombiers, menuisiers, travailleurs du bâtiment, et autres professions, seront acculés à repenser leur tarification.

Par ailleurs, ce nouveau régime ne manquera pas de pousser les uns et les autres vers l’apprentissage des métiers : faire son pain soi-même, filer sa laine, tricoter un vêtement, traire une chèvre, se déplacer à pied, à vélo et encourager le covoiturage. En somme, loin de la condamner à une vie réduite, la collectivité qui appliquera le troc verra s’accroître ses potentialités.
Poussés par le besoin, nous découvrirons également que nous sommes entourés d’objets devenus avec le temps parfaitement inutiles mais qui demeurent autant de moyens d’échanges potentiels.

Les réseaux sociaux s’avéreraient alors d’un immense soutien et permettront aux internautes, qui se servaient d’internet pour des motifs en majorité ludiques, d’afficher leurs offres et leurs demandes en temps réel.

Une bourse, conçue comme un lieu de rencontre entre échangeurs sera créée, des applications seront immanquablement conçues à cette fin, les unes pour servir de base de données, d’autres pour gérer le marché du troc en stimulant les échanges en ligne ou dénoncer les éventuelles tromperies.

L’économie sera désormais régie non pas seulement par la logique de l’autoconsommation, mais du don et du contre-don, où chaque bien et chaque service auront une valeur particularisée par la personne qui donne, celle qui reçoit.

Le moment du don, qui marque le lien affectueux qui transcende tout équilibre de l’échange, rend la relation de sociabilité un enjeu plus important et plus quotidien que dans une logique économique marchande où l’échange donne lieu à une rétribution monétaire officielle qui suit les règles du marché et subit les prélèvements étatiques. Ce n’est qu’ainsi qu’on apprendra à se passer de gouvernement.

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