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Finance publique: Regards croisés sur la Loi de Finances 2018

Taoufik Rajhi Habib Karaouli et Mahmoud Ben Romdhane.

La seule réforme qui mérite d’être entreprise en Tunisie est celle de l’application rigoureuse de la loi. Le pays et son économie se porteront mieux.

Par Khémaies Krimi

L’Association Alumni IHEC Carthage, regroupant des anciens diplômés de l’Institut des hautes études commerciales de Carthage (IHEC), a consacré sa dernière matinale, manifestation mensuelle traitant de thématiques d’actualité, aux «grandes réformes et aux voies de sortie de la crise des finances publiques». Pour l’animer, elle a convié Taoufik Rajhi, ministre délégué auprès du chef du gouvernement chargé des Grandes réformes, Mahmoud Ben Romdhane, un ancien ministre, économiste de gauche et expert financier agitateur d’idées, Habib Karaouli, Pdg de la banque d’affaires Cap Bank (ex-BAT), qui ont croisé leurs regards sur le projet de Loi de Finances 2018 (LF2018).

Sur une dizaine de thèmes et d’interrogations programmés, la conférence n’a essayé de répondre qu’à une seule question : «Quel rôle jouera la LF2018 dans la sortie de crise des finances publiques?».

Ouvrant le bal, Taoufik Rajhi, «monsieur réformettes» pour certains, a traité des mécanismes mis en place dans la LF2018 pour atténuer la crise profonde que connaissent les finances publiques (ressources et charges de l’État, administration, entreprises et établissements publics, caisses de sécurité sociale).

Au nombre de ces mécanismes, il a cité les décisions prises pour surmonter moult difficultés majeures dont la part élevée des salaires dans le PIB (15,4% actuellement contre 12% en 2010), le déficit des caisses de sécurité sociale subventionnées, l’année dernière et pour la première fois, par le budget de l’Etat.

Concernant la part élevée des salaires, le casse-tête de «Monsieur réformettes», ce dernier a indiqué que, compte tenu de la quasi-impossibilité de licencier de manière massive, le gouvernement d’union nationale (GUN) a opté pour des mécanismes soft pour réduire les sureffectifs. Il s’agit de la suspension des recrutements dans la fonction publique en 2017 et 2018, et le non-remplacement des départs à la retraite.

A titre indicatif, à la faveur de ces options, une entreprise publique comme la Steg va réduire, sur 3 ans, voire d’ici 2020, son effectif de 30% (2000 à 3000 salariés partants).

Autres mécanismes mis en place cités par le ministre : les départs volontaires moyennant des incitations. Cette décision a profité, selon lui, à quelque 6000 employés en 2017 et touchera environ 16.000 en 2018.

S’agissant des caisses de sécurité sociale, «Monsieur réformettes» a parlé de l’accord convenu avec l’UGTT, la centrale syndicale, pour l’augmentation des cotisations et de l’âge de sortie à la retraite, outre, l’institution dans la LF2018 d’une Contribution sociale généralisée (CSG). Les recettes prévues, d’un montant de 300 millions de dinars tunisiens (MDT), serviront à renflouer les caisses de sécurité sociale.

Pour une affirmation de l’autorité de l’Etat

De son côté, Mahmoud Ben Romdhane a traité des problèmes à l’origine de la problématique des finances publiques. Il a déploré les conditions précaires dans lesquelles les lois de finances sont concoctées. Il estime que ces lois sont élaborées, ces dernières années, à la hâte et par des ministres à peine nommés. Pour lui, le GUN n’a pas échappé à la règle, il gère depuis sa nomination, «l’extrême difficulté», a martelé l’ancien ministre du Transport dans le gouvernement Habib Essid.

Pis, selon lui, une loi de finances ne se préoccupe, de nos jours, que de l’équilibre stérile et technique entre recettes et dépenses. «Après 7 ans de sacrifice et de patience, le peuple ne doit aux gouvernements post révolution que l’effort déployé pour élaborer des lois de finances visant à atténuer les difficultés qui seront rencontrées l’annnée d’après, c’est trop maigre comme résultat», a-t-il-dit.

Il devait mettre à profit sa communication pour tirer à boulets rouges sur les gouvernements qui se sont succédé, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011 et dont il avait fait pourtant partie (et il le reconnaît). Il a déploré l’incapacité des lois de finances adoptées au cours des 6 dernières années à satisfaire les objectifs de la «révolution»: résoudre les problèmes du chômage, du déséquilibre régional, des insuffisances de l’infrastructure…, et faire face efficacement aux problèmes économiques et financiers du pays dont le resserrement des finances publiques.

Il a estimé, dans ce contexte, que pour le GUN, qui a bénéficié de la «démocratie des urnes», et partant, de la confiance du peuple, cet incapacité de résoudre les problèmes économiques du pays est «inacceptable».

L’ancien ministre a déploré, particulièrement, le manque d’autorité de l’Etat en matière de traitement des dérapages sociaux. Il a qualifié la grève qui paralyse, depuis 7 ans, de façon intermittente, la production de phosphate dans le bassin minier de Gafsa, de «la plus longue dans l’histoire de l’humanité». Il a, également, stigmatisé la fermeture des vannes des puits de pétrole dans le sud du pays, notamment à Tataouine et Kebili. «Il n’y a aucun pays au monde, même les grands pays pétroliers, qui peut se permettre le luxe de fermer la production d’un puits de pétrole. Pourtant, cela s’est passé en Tunisie… C’est inadmissible», a-t-il martelé.

Le ministre a reproché aux équipes gouvernementales qui se sont relayées d’avoir failli en matière de maintien de l’ordre, de sécurité publique et de restauration de l’autorité de l’Etat.

Revenant à la LF2018, plus particulièrement sur le volet de mesures prises pour renflouer les caisses de sécurité sociale, il a reproché au gouvernement de se limiter à des «mesurettes», comme l’institution d’une CSG. Ce qu’il fallait faire, d’après lui, c’est de faire rêver les gens et d’intégrer cette réformette dans le cadre d’une vision globale intégrée, voire d’un nouveau modèle social sur 10 ans et plus, dont il s’est gardé cependant de donner ne fut-ce que les grandes lignes.

Au sujet de la réforme des retraites, M. Ben Romdhane a indiqué qu’elle intervient avec beaucoup de retard d’autant qu’elle avait fait l’objet d’une décision d’un conseil ministériel tenu en juillet 2005. Qui a dit que la Tunisie est atteinte du syndrome de la procrastination, qui consiste à remettre les réformes à plus tard?

Evoquant la structure de l’économie, l’économiste a regretté que les gouvernements post-révolution aient encouragé les hommes d’affaires du pays à s’orienter vers la solution de facilité qu’est l’importation et à décourager la production locale. Il trouve dans cette orientation l’une des raisons principales du déficit courant (10% du PIB).

On ne réforme qu’en période de prospérité

Pour sa part, Habib Karouali a estimé que cette LF 2018 est «dans le déni de la réalité» pour une raison simple.

Les réformes qui y sont amorcées doivent, en principe, être entreprises en période de prospérité, ce qui n’est pas le cas actuellement en Tunisie. «Ce n’est pas lorsque vous êtes faibles que vous allez réformer», a-t-il-relevé.

Mieux, les mesures prises doivent en principe avoir un impact économique et servir, à titre indicatif, à atténuer les disparités régionales. Or, c’est au contraire qu’on assiste, a-t-il expliqué, c’est-à-dire à une tendance au désinvestissement et à la désindustrialisation dans pas moins de 13 régions de l’intérieur.

Partant du principe que toute loi de finances doit viser, en principe, trois objectifs de base : redistribution des richesses par le biais des transferts sociaux, incitation à l’investissement et encouragement de l’épargne, le banquier fait remarquer que la LF2018 ne prévoit pas grand chose pour ces trois volets.

La seule réforme qui vaille : faire appliquer la loi

En réponse à ces griefs, Taoufik Rajhi a égrené les mesures prises par le gouvernement: «A propos de la redistribution des richesses à travers les transferts sociaux, la LF2018 a maintenu la compensation. A propos de l’incitation à l’épargne, elle a prévu, entre autres, des avantages en faveur des comptes d’épargne d’investissement et de l’assurance-vie. A propos d’investissement, elle a prévu des exonérations, sur trois ans, d’impôts sur le revenu et sur les sociétés (IS) en faveur des entreprises nouvellement créées, la mise à la disposition des banques d’une ligne de crédit budgétaire de 100 MDT pour financer la restructuration financière des PME et l’allocation d’une enveloppe globale de 6,2 milliards de dinars pour réaliser des investissements en partenariat public-privé dont 500 MDT pour de grands projets de développement».

Taoufik Rajhi a tenu aussi à rappeler que la LF2018 n’est certes pas satisfaisante pour certaines catégories professionnelles mais elle est bonne pour le pays, avant d’interpeller l’auditoire en ces termes: «S’il vous plaît, faites-nous confiance, d’autant plus que des risques réels existent pour que cette loi ne soient pas menée à terme».

Parmi ces risques, il a évoqué de fortes probabilités pour que la monnaie nationale continue à glisser par rapport aux fortes monnaies d’investissement et d’endettement (euro, dollar, yen…), l’éventualité de l’augmentation du prix du pétrole sur la base duquel a été calculé le budget économique (54 dollars le baril alors que le prix éventuel serait, selon la Banque mondiale, de 58 à 60).

Il y a également le risque de mettre la pression sur les finances publiques par l’effet des augmentations salariales prévues au cours de l’exercice 2018 et celles à négocier dans le cadre d’un nouveau round social.

Et pour ne rien arranger, il y aurait le risque pour le pays de connaître des changements climatiques brutaux et coûteux pour le budget.

Au cours du débat instauré à cette occasion, les intervenants ont recommandé une réflexion en profondeur sur la réforme fiscale, objet de toutes les cogitations stériles depuis l’ère de la «colonisation» de l’empire ottoman et une politique plus agressive en matière de recouvrement des impayés par les services du fisc, de la douane, des banques publiques et des caisses de sécurité sociale.

A ce sujet, pour certains, si l’Etat est pauvre, le pays ne l’est aucunement au regard du nombre impressionnant des milliardaires que compte la Tunisie (première au Maghreb) et des milliers d’hommes d’affaires (plus de 6.000) qui expatrient leurs fortunes (Swiss leaks, Panama papers…).

Autres recommandations et non des moindres : généraliser la digitilisation à tout le secteur public dans l’objectif de dissuader la corruption et de favoriser la traçabilité des transactions et de la perception réelle de l’impôt.

Les intervenants ont été unanimes pour dire que l’arsenal législatif disponible est largement suffisant et que la seule réforme qui mérite d’être entreprise est celle de l’application de la loi, et rien que l’application de la loi. Le pays et son économie se porteront mieux.

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