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Tunisie : Inflation et chômage, un cocktail désormais explosif !

L’économie tunisienne a besoin de réformes courageuses, urgentes et fondées sur les évaluations et les bonnes pratiques ayant fait leur preuve. Et de parier sur l’innovation et la créativité de ses compétences

Par Asef Ben Ammar, Ph.D *

Sur les fronts de l’inflation et du chômage, les mauvaises nouvelles se succèdent et n’augurent rien de rassurant pour l’économie tunisienne. Encore cette semaine, l’Institut national de la statistique (INS) annonce un taux d’inflation en hausse, ayant atteint 5,8%. Il y a deux semaines, l’INS estimait la croissance pour le dernier trimestre à 1,8%, et il fallait s’y attendre, le taux de chômage s’incruste avec 15,8%, une tendance qui explique entre autres le tsunami d’Exodus des jeunes vers l’Italie, et certains tensions dans le sud et les régions intérieures de la Tunisie.

Gravissime, les Tunisiens s’appauvrissent, et de plus en plus !

Les chiffres de l’inflation continuent à démontrer que les Tunisiens et Tunisiennes s’appauvrissent, avec un pouvoir d’achat qui dégringole en terme réel. Il y a de quoi s’affoler, une inflation de telle ampleur sévit depuis au moins 7 ans; cela équivaut à une baisse du pouvoir d’achat de l’ordre de 25% (en tenant compte des augmentations salariales accordées depuis 2011)! Les chiffres du chômage vont dans la même direction, et montrent, que la croissance n’y ait pas et ne peut donc générer de la création nette de l’emploi.

Des données qui laissent perplexes les experts et observateurs internationaux de l’économie tunisienne. Des données qui en disent long sur la rigidité des tendances lourdes et atypiques de l’économie tunisienne post-2011.

Contrairement aux prédictions de la théorie économique, et aux antipodes de ce qui est observé ailleurs dans le monde, le gouvernement d’unité nationale (GUN) et la Feuille de route de Carthage (FRC) poussent le bouchon de l’intolérable à ses limites, au point d’avoir une évolution rapide conjointe et simultanée du taux de chômage et du taux d’inflation.

Cela frise l’entendement et poserait la question de la présence/absence de pilote chevronné en économie dans la cabine de pilotage du gouvernement Chahed. Une cabine pourtant «très pressurisée», et sous tensions de ses propres contradictions latentes et pressions opposant d’un côté le Nidaa et Ennahdha, et de l’autre le reste des parties prenantes de la Tunisie post-2011 (milieux économiques, milieux politiques, régions, etc.).

La plaie du chômage des diplômés est toujours ouverte. 

La revanche des marchés!

Depuis toujours, le bon sens économique nous apprend que les prix montent (inflation) quand le taux de chômage baisse en-deçà d’un taux de chômage dit naturel (5 à 6 %). Simplement racontée, une forte baisse du chômage fait augmenter les salaires réels, pour donner lieu à un plus important pouvoir d’achat, augmentant ainsi la demande et donc les prix à la consommation (inflation).

L’inverse est aussi vrai quand le chômage monte fortement et rapidement, les prix ont tendance à baisser, pour la même logique: moins de salaires réels et donc moins de dépenses (demande), d’où la baisse des prix (baisse de l’inflation).

C’est l’économiste néo-zélandais Phillips (1958) qui a décrit cette théorie et le trade-off négatif régissant la relation entre inflation et chômage. Cet économiste keynésien a laissé aux décideurs politiques et économiques la loi voulant dire que lorsqu’un de ces deux agrégats baisse, l’autre montre (toute chose étant égale par ailleurs). Phillips démontre que, quel que soit le pays (sauf guerre, ou catastrophe naturelle), on ne peut aucunement avoir ces deux fléaux (inflation et chômage) sévir en même temps de manière indésirable (double-peines).

Tenez-vous bien, ce bon sens intuitif et cette théorie économique quasi universelle sont contredits en Tunisie, et ce par les maladresses, les gaffes successives et les improvisations dans les politiques économiques du gouvernent actuel, et ses précédents aussi!

Les ministres en charge des secteurs de l’économique, des Finances et des Réformes doivent assumer leur responsabilité et s’expliquer, pour dire la vérité aux contribuables et citoyens qui ne comprennent pas pourquoi le taux de chômage et le taux d’inflation augmentent de manière concomitante et vertigineuse.

Les incohérences des politiques économiques menées par les gouvernements successifs (depuis 2011), ajoutées à la procrastination endémique face réformes économiques et fiscales à mener sont en cause de la double-peine (chômage et inflation) que vit aujourd’hui la Tunisie.

Ces incohérences et procrastinations faussent les logiques économiques et amènent le marché à prendre sa revanche, en plombant l’investissement et la productivité… et ultimement la croissance créatrice de richesse et d’emploi. Elles envoient des mauvais messages aux marchés.

La pauvreté touche des régions entières. 

Comment expliquer ce paradoxe tunisien?

Le taux de chômage frôle les 16%, voire même les 40% chez les jeunes diplômés et dans les régions intérieures et frontalières. En même temps, l’inflation est située d’environ 6% par an. Cette situation paradoxale est directement liée à l’échec patent et au manque de rationalité dans les politiques du gouvernement tunisien.

Des politiques financées à grands frais par la dette et qui n’arrivent plus à générer le minima requis de croissance pour créer l’emploi (2,5% à 3% comme minimum de croissance pour la création nette d’emploi).

Gestion à l’aveuglette. Les observateurs et experts économistes internationaux constatent dans divers rapports, que les politiques économiques mises en place par le gouvernement tunisien sont souvent improvisées et faisant fi des théories et connaissances issues des évaluations des politiques publiques observées dans le monde. À voir certains ministres agir et à les écouter expliquer leur action, on ne peut s’empêcher de penser que le gouvernement de coalition ressemble plus à une barque sans capitaine, sans carnet de bord, sans canaux de sauvetage, sans trajectoire et où chacun des marins (ministres) rament pour son compte politique, à sa guise et comme bon lui semble.

On ne comprend pas pourquoi le discours du ministre des Finances présentant le projet de loi de finances (PLF-2018) occulte les enjeux et les impacts sur la création de l’emploi et sur l’inflation. Des enjeux qui préoccupent au plus haut point les citoyens et s’appauvrissent… cultivant au passage la défiance et l’anxiété.

C’est justement impensable de voir le ministre des Réformes économiques avancer à pas de tortue, pariant sur l’inertie ou sur des mini-réformettes sans évaluations ex ante, sans chiffres, sans vision articulée et courageusement favorables aux réformes attendues.

Sans donner d’autres illustrations, le paysage de la gouvernance économique ne donnera pas envie aux investisseurs d’investir et d’initier des projets en Tunisie, préférant le Maroc, ou encore le Sénégal. Et le verdict est sanglant, l’hyper inflation ne motive ni l’investisseur, ni le consommateur… tous restent aux aguets et explorent le marché parallèle pour leurs comportements. Le marché parallèle capitalise sur ces situations difficiles et offre des produits à moindre de coûts, tout compte fait.

Une administration «déboussolée». Les incohérences et les discours creux de certains ministres déstabilisent l’ensemble de l’appareil administratif, ne sachant plus quoi faire; tellement les autorités ministérielles sont incapables de donner et de justifier une vision stratégique claire (en investissement, en économie, en formation, en développement régional, etc.)… et qui n’est pas contredite deux ou trois mois après.

Tous les fonctionnaires voient que les consignes et orientations annoncées sont très souvent politisées, partisanes et insouciantes quant à leurs effets sur l’amélioration du bien-être des citoyens… mais davantage axées sur les intérêts et lobbys logés dans les antichambres du pouvoir et des cabinets ministériels. Grugeant plus de 80% du budget de l’État, l’administration publique ressemble à un Léviathan qui dévore tout à son passage, mais incapable de raisonner son action et de canaliser sa force de frappe économique.

Les rapports de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) donnent une note de 40% à la bureaucratie tunisienne (une note d’échec), reflétant la médiocrité de la stratégie en place, notamment en raison de l’absence de mécanisme de reddition de compte, d’audit et d’évaluation rigoureuse.

Des politiques mal conçues et mal implantées. Par exemple, les politiques visant la création de l’emploi sont truffées d’écueils conceptuels flagrants. Les principaux ministres s’exprimant sur le sujet dévoilent leur ineptie et leur méconnaissance des fondamentaux et raisons qui justifient ou pas l’intervention de l’État comme régulateur et pas nécessairement comme concurrent au secteur privé. Les discours de nombreux ministres relayés par les médias cultivent des attentes abusives envers l’État comme créateurs d’emplois pour tous les jeunes diplômés des universités.

En matière de création d’emploi et de création de richesses marchandes, le rôle de l’État se limite à la facilitation et à l’incitation à l’investissement notamment dans le tissu des PME, en régions, partout en Tunisie et dans tous les secteurs industriels. La création de l’emploi et l’incitation au travail ne peuvent se faire dans un contexte brouillé par les dissonances conceptuelles et partisanes, où même les ministres n’ont pas acquis les fondamentaux basiques au sujet des missions de l’État versus celles du secteur privé ou encore celles du secteur associatif. Le gouvernement doit former ses ministres et ses élus en économique, pour espérer changer les tendances lourdes de l’économie tunisienne.

Il convient de vérifier ces préalables économiques avant de nommer des ministres et avant de leur donner un plein pouvoir (destructeur), pour agir sans être évalués ou même être encadrés pour contrôler un discours démobilisateur et infondé sur les enseignements théoriques et pratiques exemplaires pour mieux concevoir et optimiser les politiques de lutte contre le chômage. Le pouvoir d’un ministre incompétent ne peut être que contre-productif et inefficace en termes de lutte au chômage et à l’inflation.

Un excès de politiques monétaires. La lutte à l’inflation ne peut pas se faire sans une politique monétaire réfléchie et harmonisée dans ses détails et ramification avec les instances concernées, notamment la Banque centrale. Depuis la nomination de l’actuel gouverneur, le taux d’inflation déclaré frôle une moyenne de 6 %, alors que la main d’œuvre inoccupée se compte par centaines de milliers. Une telle inflation est néfaste à tous les niveaux.

Elle appauvrit les travailleurs et décourage les industries qui ne peuvent plus rivaliser pour écouler leurs productions (amenant des pertes et licenciements). Ces mêmes industriels accablés par l’inflation et le glissement du dinar ne peuvent plus moderniser leur entreprise par l’acquisition des équipements et outils de production performants.

L’actuel gouverneur de la Banque centrale assume une grande responsabilité, par ses complicités avec les partis au pouvoir et par son laxisme démontré dans les rapports des instances internationales. Les choix stratégiques des mesures monétaires de la Banque centrale (taux directeur, impression de monnaie, contrôle des produits financiers, crédibilité, etc.) initiés sous sa gouverne sont en grande partie responsables du tourbillon inflationniste qui paupérise les travailleurs par la détérioration de leurs pouvoirs d’achat, de jour en jour.

La politique monétaire actuelle n’augure rien de rassurant pour les investisseurs, les prêteurs et le niveau de vie des citoyens. Les impératifs d’innovation de neutralité des politiques monétaires sont simplement défiés par le Gouverneur actuel de la Banque centrale.

Les dirigeants politiques sont incapables d’inventer des solutions aux problèmes récurrents. 

Risque d’asphyxie politique

Si l’inflation et le chômage se mettent à valser ensemble et de manière durable qui échappe au gouvernement, on ne peut que craindre le pire ! La valse atypique du taux d’inflation et du taux de chômage est hautement risquée. Elle est capable d’amener la Tunisie à sa faillite économique et à l’asphyxie de ses aspirations démocratiques.

Le gouvernement actuel est en panne de solutions innovantes. Il est aveuglé par l’idéologie de ses principaux ministres qui attendent des directives de leurs maîtres à penser. Il est aussi pris au piège de la dette, alors que la carte de crédit du pays est déjà au rouge et bientôt rendue insolvable sur les marchés financiers internationaux.

Les problèmes économiques en présence requièrent une vision et un leadership inexistants chez plusieurs ministres. Certains manquent de facto i) la rigueur dans leur gestion de leurs dossiers, ii) l’expertise économique requise et iii) les talents de leader innovateur (le leadership ne vient pas avec la nomination au poste de ministre).

Le gouvernement doit savoir que les solutions au chômage ne peuvent se trouver uniquement en coopérant avec l’Europe. Les solutions structurelles au chômage et à la croissance économiques sont à rechercher en repositionnant la Tunisie dans son environnement naturel maghrébin, moyen oriental et africain.

La diplomatie tunisienne n’a pas de tonus économique.

C’est avec les pays de son environnement naturel que la Tunisie peut écouler ses productions, valoriser ses avantages comparatifs et en exportant davantage en moindre coût que les Européens. Le Maroc a depuis deux ans compris cet enjeu et il met désormais le cap sur une collaboration économique accrue avec les voisins du Sud, sans perdre le Nord.

Pour sa croissance, la Tunisie doit parier sur l’innovation et la créativité de ses compétences et de ses intellectuels pour s’en sortir et créer la richesse collective.

Le gouvernement actuel démontre jour après jour son asthénie et son incapacité à faire bouger les lignes de ses dogmes partisans. L’économie tunisienne a besoin de réformes courageuses, urgentes et fondée sur les évaluations et les bonnes pratiques ayant fait leur preuve. La transition démocratique a besoin de calmer l’inflation des prix et inverser la courbe du chômage.

* Analyste en économie politique

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