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Arabie Saoudite : La «Nuit des Longs Cimeterres» se poursuit…

Le prince héritier reçu le 14 mars 2017 à la Maison Blanche. 

Le futur roi d’Arabie saoudite Mohammed Ben Salman fait le ménage, et pas seulement au sein de la famille régnante. Une Perestroïka orientale est en marche.

Par Roland Lombardi *

Il y a un peu plus d’une semaine, dans le cadre d’une enquête sur la corruption, près de quarante dignitaires saoudiens, princes, ex-ministres et hauts responsables du régime ont été mis aux arrêts. Parmi cette nouvelle vague d’arrestations, figure l’ancien ministre des Finances Ibrahim Al-Assaf et surtout, le puissant prince Al-Walid Bin Talal, l’une des plus grosses fortunes de la planète…

Parallèlement, le ministre de l’Economie et de la Planification, Adel Al-Faqeih, le ministre de la Garde nationale Met’ib Ben Abdallah et Abdallah Sultan, le commandant en chef de la marine saoudienne, ont été démis de leurs fonctions.

Nous ne pouvons essayer de comprendre cette nouvelle et spectaculaire série d’interpellations qu’au prisme de la situation géopolitique et surtout des crises internes qui traversent le Royaume, comme je l’ai fait, il y a quelques semaines dans un article traitant de ce sujet.

Le prince héritier fait le ménage

En effet, une rumeur persistante annonce une éventuelle et possible abdication du roi Salman, âgé de 81 ans et très malade, au profit de son fils, le jeune Mohammed Ben Salman. Et pour parler crûment, on peut dire que, depuis janvier 2015 et l’arrivée sur le trône de son père, ce dernier est littéralement en train de faire le «grand ménage» parmi les 10.000 princes du royaume comme parmi les potentiels opposants.

De fait, le jeune prince héritier a su jusqu’ici écarter, par la ruse et la force, tous les rivaux dans sa course fulgurante vers le pouvoir. D’autant plus que celui-ci, en Arabie saoudite, se transmettait jusqu’ici de manière adelphique, c’est-à-dire de frère en frère. Et donc, la petite «révolution», lors de sa nomination (dont la cérémonie officielle fut d’ailleurs émaillée d’incidents protocolaires très révélateurs) comme unique successeur au trône n’a fait qu’envenimer les tensions et les rivalités, entre les diverses tribus et jusqu’au sein même de la famille royale… C’est la raison pour laquelle, les redoutables services de sécurité du royaume, aux mains du jeune prince, ont intensifié leur traque impitoyable des rares opposants ainsi que les princes «dissidents» sur le territoire mais également à l’étranger («disparitions» plus ou moins mystérieuses et enlèvements de princes en exil comme celles des princes Saoud Ben Saif Al-Nasr, Sultan Ben Turki Ben Abdulaziz et Turki Ben Bandar). Ainsi, les assignations à résidence et les séjours dans des prisons clandestines, comme des procédés plus expéditifs, se multiplient…

L’exemple le plus frappant de la détermination de Mohammed Ben Salman est le cas du puissant et incontournable prince Mohammed Ben Nayef Al-Saoud (57 ans et propre cousin du jeune prince), ancien «Monsieur Sécurité et anti-terrorisme» du royaume et véritable version bédouine d’un Joseph Fouché ou d’un J. Edgar Hoover. Il a été évincé en juin dernier de son ministère de l’Intérieur, de son poste de vice-Premier ministre et surtout de son statut de prince héritier…

Tout cela engendre frustrations, rancœurs et fait de nombreux mécontents parmi les élites et les notables écartés du pouvoir.

Gustave Le Bon disait : «Lorsque la haine remplace chez l’inférieur le respect du supérieur, une révolution est proche». Surtout, lorsque l’«inférieur» se considère comme l’égal d’un «supérieur illégitime»

Quoi qu’il en soit, comme César, le prince Mohammed reste cerné d’ennemis. Mais ne perdons pas de vue que nous sommes en Orient. Et ici, il ne suffit pas, comme en Occident, de faire fuiter quelques révélations compromettantes dans la presse pour détruire la carrière et anéantir les ambitions d’un adversaire politique… Les méthodes sont beaucoup plus radicales, c’est le moins que l’on puisse dire…

C’est pour cela que nous assistons à une véritable «Nuit des Longs Cimeterres» mais quotidienne… et qui risque de durer encore un certain temps.

Une Perestroïka orientale ?

Dans la plus grande monarchie du Golfe, les trois quarts de la population ont moins de 30 ans et 58 % moins de 25 ans. Le taux de chômage y est de 12% et il atteint jusqu’à 30% chez les jeunes de moins de 25 ans.

Dans les faits, les Saoudiens sont nombreux à ne pas travailler et ce, grâce aux subventions de l’Etat. Ainsi, sur les 5,5 millions d’actifs, environ 3 millions sont fonctionnaires. Dès 2014, le royaume a imposé aux entreprises privées et étrangères d’embaucher 20% de Saoudiens afin de les encourager à choisir le secteur privé plutôt qu’une bureaucratie pléthorique.

Cette décision avait représenté un véritable virage à 180 degrés lorsqu’on sait qu’en 2011, Riyad avait évité le vent des «Printemps arabes» en entreprenant un vaste programme d’investissement public tout en augmentant les prestations sociales, les salaires des fonctionnaires et, enfin, en embauchant massivement dans le secteur public pour justement essayer de diminuer le nombre de jeunes chômeurs.

Aujourd’hui, toujours confrontée à la chute des cours du pétrole, l’Arabie saoudite, qui connaît donc des difficultés financières (90% de ses revenus proviennent de l’or noir), ne peut plus jouer à l’Etat providence et redistribuer à volonté cette fameuse rente pétrolière.

Ainsi, les fins de mois sont de plus en plus difficiles pour la majorité de la population fonctionnarisée et le royaume a de moins en moins les moyens d’entretenir une population toujours croissante et toujours aussi exigeante. Certaines études révèlent même qu’un quart de la population vivrait déjà sous le seuil de pauvreté.

Le gâteau de la rente pétrolière n’étant plus aussi gros qu’avant, les parts que se redistribuaient les princes se sont donc considérablement réduites.

En dépit de certaines réformes structurelles («Arabie 2030») pour sortir du tout pétrole, nécessaires et engagées par l’omniprésent et omnipotent prince Mohammed (il est aussi le président du Conseil des affaires économiques et du développement – CEDA) mais pour l’instant sans grands résultats, les problèmes financiers demeurent.

Par ailleurs, si le jeune prince a déclaré publiquement qu’il souhaitait, avec son projet, réduire la dépendance totale au pétrole de l’économie saoudienne et instaurer une nouvelle éthique du travail, il a aussi annoncé qu’il ambitionnait relâcher les pressions sociétales et traditionnelles en réformant notamment certaines règles religieuses qui pèsent sur la vie quotidienne des Saoudiens. Ceci est un tournant majeur et peut-être la vraie révolution dans le «royaume des deux mosquées sacrées». Une «Perestroïka» orientale qui a déjà, il y a peu, permis aux femmes saoudiennes d’accéder à certains lieux publics qui leur étaient jusqu’ici interdits comme les stades ou les cinémas.

Récemment, elle a mis fin aussi à l’interdiction de conduire pour les Saoudiennes. Clairement donc, le Prince Salman souhaite, comme il l’a promis, ramener son pays à une forme plus «modérée» de l’islam.

Mais là encore, la colère gronde chez certains et même au sein de l’un des piliers du pouvoir des Saoud depuis plus d’un siècle, à savoir la puissante institution des oulémas.

Ne perdons pas de vue que Riyad fut jusqu’ici le principal promoteur dans le monde d’une des interprétations les plus rigoristes et les plus intolérantes de l’islam, le wahhabisme-salafisme.

Par ailleurs, ne soutenant pas le terrorisme directement, le royaume saoudien a toutefois financé, et ce durant des décennies, des écoles et des mosquées où pourtant on le justifiait et où on le légitime encore…

D’où également, une répression féroce et une véritable «opération têtes propres» (ou plutôt une «Danse du Sabre sur les mauvaises têtes») dans les milieux religieux les plus extrémistes (plus de 1 000 imams douteux ont été littéralement raflés en quelques semaines). Comme en témoignent les dernières arrestations de Salman Al-Awda, Awad Al-Qarni et Ali Al-Omari, trois prédicateurs radicaux mais néanmoins très populaires.

De grands centres de «déradicalisation» (beaucoup plus efficaces d’ailleurs que les pitoyables centres français) ont été créés et des fatwas ont même été récemment émises par les autorités religieuses proches du pouvoir condamnant le «jihad de l’épée» et privilégiant le salafisme quiétiste (certes, pour l’instant, limitées exclusivement au seul territoire saoudien…).

Alors, le jeune prince est-il sincère dans ses intentions? Peut-être. D’aucuns évoquent son «modernisme», sa jeunesse et le changement de mentalité qui en découle pour expliquer ces nouvelles orientations. Peut-être aussi.

Les pressions américaines et russes

Pour ma part, j’y vois d’abord, et pour l’heure, deux raisons majeures.

La première, c’est la formidable pression de l’administration Trump sur ce sujet. De fait, si les Américains ont choisi de miser sur le prince héritier et de protéger son royaume, c’est dorénavant, à la condition expresse et inédite que ce dernier combatte véritablement le radicalisme et le jihadisme.

En effet, les vrais timoniers des nouvelles orientations américaines dans la région, comme le conseiller à la sécurité nationale, le général H. R. McMaster, le secrétaire à la Défense, le général James Mattis, ou encore le général John Kelly, le chef de cabinet de la Maison-Blanche, sont tous les trois de fins connaisseurs des arcanes et des réalités moyen-orientales. Ils sont des soldats expérimentés qui ont servi sur le terrain des trois guerres américaines modernes les plus importantes : Irak en 1991 et en 2003-2008 et l’Afghanistan.

A l’inverse de ce qu’affirment certains de nos idéologues bien-pensants, ils ne sont pas des généraux belliqueux et sans cervelle ou des va-t’en-guerre. Ce sont des hommes sérieux et intelligents. Par ailleurs, la guerre, ils la connaissent et l’ont vécue. Ils ont vu leurs hommes mourir et connaissent donc le prix du sang (le général Kelly a même perdu un fils en Afghanistan). Ils n’ont donc pas un rapport virtuel à la mort comme l’ont certains donneurs de leçons ou philosophes médiatiques… Ils ont surtout été confrontés, de manière concrète et douloureuse, aux conséquences désastreuses des politiques initiées par les néocons et beaucoup de hauts responsables qui ont sévi jusqu’ici à Washington et qui ont malheureusement souvent fait le jeu de l’islam politique…

Or, à présent, s’ajoute également à la pression américaine, sûrement celle des Russes. La Russie étant devenue le nouveau «Juge de Paix» de la région, incontournable et véritable fer de lance occidental de la lutte contre l’islam radical. Le roi saoudien s’est d’ailleurs rendu à Moscou lors d’une visite historique il y a quelques semaines…
Enfin, la seconde raison réside peut-être dans le fait que Mohammed Ben Salman, conscient par ailleurs du fiasco de la politique régionale de ses aïeux, a finalement compris, à l’instar des militaires égyptiens ou du régime de Damas, que jouer aux apprentis sorciers avec l’islamisme pouvait se révéler, à terme, infiniment dévastateur. Notamment, pour sa propre survie politique…

Assurément, si Mohammed Ben Salman ne veut pas connaître le funeste destin du roi Fayçal, assassiné par un neveu en 1975, il est assez logique que le futur roi se montre sans scrupules et aussi implacable.

* Docteur en Histoire, consultant indépendant en Géopolitique, analyste au sein du groupe JFC Conseil et chercheur associé à l’Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman) de l’Université Aix Marseille.

Arabie saoudite : Quel futur roi… et pour quelles nouvelles politiques ?

 

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