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La migration clandestine à partir de la Tunisie : Mythes et réalités

Pour l’auteur, l’Union européenne (UE) ne mettra fin à la migration clandestine qu’en aidant la Tunisie à venir à bout des causes profondes de ce mal.

Par Stefano M. Torelli *

Ces dernières semaines, la reprise de l’itinéraire migratoire tunisien a attiré l’attention des opinions publiques tunisienne et européenne.

En effet, en 2017, un total de 4500 personnes en partance de la Tunisie ont atteint les côtes italiennes, ce qui correspond à un quadruplement des départs par rapport à l’an dernier – avec un pic de 3000 migrants en un mois et demi, entre septembre et la mi-octobre.

De nombreuses conclusions inexactes ont été tirées au sujet de cette montée en flèche de la vague migratoire tunisienne. Dans la présente réflexion, nous tenterons de réfuter ces déductions erronées. Notre analyse essaiera de démontrer que l’aggravation de la crise socio-économique en Tunisie et les défis multiples auxquels elle fait face sont les raisons principales de cette accélération du flux migratoire en partance de ce pays.

Et, dans pareilles conditions, il est difficile d’imaginer comment la Tunisie peut être un partenaire [de l’Europe, ndlr] dans la gestion du flux migratoire illégal en provenance d’Afrique subsaharienne, ainsi que le suggèrent certains Européens. Au contraire, les nouvelles données indiquent que la Tunisie est, en réalité, un pays d’origine de la migration clandestine, et non pas un pays de transit.

1e mythe: La montée des clandestins tunisiens est la résultante de l’arrangement italo-libyen qui a restreint le flux migratoire à partir de la Libye.

D’une manière générale, il est vrai que les flux migratoires changent de direction en réponse aux contre-mesures: vous fermez un itinéraire et c’est une autre voie qui est ouverte. Mais cette observation est, en réalité, une vue de l’esprit car les migrants en provenance de Libye sont pour la plupart originaires d’Afrique sub-saharienne et du Bangladesh, alors que ceux venant de Tunisie sont dans leur majorité des ressortissants tunisiens. De toute évidence donc, il n’y guère de corrélation entre la signature de l’accord italo-libyen et la montée du nombre de clandestins tunisiens.

2e mythe: La flambée migratoire est largement attribuable à l’afflux de terroristes qui ont bénéficié d’une grâce du président tunisien.

Chaque année, le chef de l’Etat tunisien gracie un certain nombre de prisonniers détenus pour des délits mineurs. L’an dernier, le président Caïd Essebsi a gracié 1538 prisonniers, mais seulement 412 de ces personnes ont été jusqu’ici effectivement relâchées. Plusieurs de ces graciés avaient été condamnés pour consommation de drogues douces (ces infractions impliquant près d’un quart de la population carcérale en Tunisie) et le fait est certain qu’aucune personne condamnée pour crime terroriste n’a été remise en liberté.

Clairement, donc, les grâces présidentielles n’expliquent nullement l’augmentation par milliers du nombre des émigrés tunisiens illégaux. Ce mythe est plutôt un exemple classique de l’alarmisme xénophobe qui a établi une relation fausse entre migration, criminalité et terrorisme.

3e mythe: La montée est due à cette attitude des autorités tunisiennes qui consiste à laisser passer plus de migrants de façon à pouvoir soutirer à l’Italie plus d’argent contre des contrôles plus stricts des flux migratoires clandestins.

Cette affirmation ne peut s’appuyer sur des faits solides. Le gouvernement tunisien lutte activement contre la migration clandestine et, cette année, il a pu empêcher près de 1400 migrants d’entreprendre leur voyage illégal. En outre, la Tunisie a signé avec l’Italie plusieurs accords réglementant la migration et facilitant les extraditions.

4e mythe: L’Italie fait face à une nouvelle invasion

Le nombre de Tunisiens entrés illégalement en Italie a certainement augmenté de façon rapide.  En septembre et octobre, ce nombre a été plus que le double des Tunisiens qui sont arrivés en Italie durant les huit premiers mois de 2017. Cela dit, ces nombres ne sont rien comparés ni à la vague de plus 25.000 migrants tunisiens qui ont fui leur pays en 2011 ni au nombre total de migrants que l’Italie a accueillis cette année – c’est-à-dire, jusqu’ici, 114.062, pour la plupart en provenance des pays d’Afrique de l’ouest.

Le volume actuel de migrants ne devrait pas être sous-estimé, mais ces chiffres ne justifient nullement les réactions excessives des gouvernements et des opinions publiques européens, qui sont très souvent influencés beaucoup plus par le discours populiste que par la réalité des faits.

5e mythe: La Tunisie pourrait être un partenaire idéal pour le traitement des dossiers des Africains tentant d’atteindre l’Europe.

L’idée que la Tunisie pourrait servir de centre pour le traitement des cas des migrants sub-sahariens a été très souvent débattue lors de nombreuses réunions européennes. La Tunisie a été qualifiée de partenaire parfait, contrairement à la Libye, l’Egypte et l’Algérie, qui, tous trois, ont de sérieux problèmes de respect de droits de l’Homme.

La Tunisie connaît, elle aussi, des difficultés graves en matière de politiques de migrations et de réfugiés: tout simplement, le pays ne dispose pas de cadre légal définissant clairement le statut de réfugiés et de demandeurs d’asile. Les Ong et associations humanitaires, notamment le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ont constamment insisté pour que la Tunisie adopte une loi sur cette question, car l’absence d’une telle législation constitue une entrave à la mise en œuvre d’une politique commune [tuniso-européenne, ndlr] en matière d’asile.

De plus, la société tunisienne est déjà marquée par un mécontentement économique et politique généralisé. Une politique visant à accueillir –même temporairement– des nombres importants de migrants sub-sahariens en Tunisie pourrait aggraver l’instabilité dans ce pays et entraîner une crise encore plus profonde…

La réalité: Pourquoi, aujourd’hui, autant de Tunisiens fuient-ils leur pays?

Le parcours de la transition en Tunisie est semé d’obstacles et de difficultés. Et c’est là que réside la véritable explication de la montée en flèche du flux migratoire tunisien. La situation critique que connaissait déjà le pays s’est encore plus détériorée, durant les derniers mois. En une année, le dinar a perdu plus de 25% de sa valeur [par rapport à l’euro et le dollar, ndlr].

L’effet le plus évident de cette dégradation a été l’augmentation sans précédent des prix, avec un accroissement de plus de 15% pour certaines denrées essentielles.

Le taux de chômage dépasse toujours les 15%, atteignant des niveaux encore plus élevés parmi les diplômés de l’enseignement supérieur.

La corruption fait encore des ravages dans le pays: ayant des salaires bas, les agents de la fonction publique se laissent très souvent tenter par les dessous-de-table qu’ils peuvent obtenir, afin de combler leurs fins de mois.

En outre, l’industrie de la pêche, notamment dans la région de Kerkennah, a été frappée par l’invasion d’une espèce de crabe bleu particulièrement agressive –que la population locale surnomme ‘‘Daêch’’. Cette situation désastreuse a contraint de nombreux pêcheurs à déclarer faillite et à céder leurs embarcations à des réseaux de passeurs, contribuant ainsi à l’accélération des départs clandestins.

La crise économique, les bas salaires, les offres d’emploi limitées ou inexistantes, la corruption et les dégâts soufferts par les industries traditionnelles sont les véritables causes qui ont fait renaître cette migration illégale tunisienne vers l’Italie.

Comment l’Europe devrait-elle répondre?

L’Europe devrait donc concentrer ses énergies sur un appui fort au développement socio-économique de la Tunisie. Il a une urgence de premier ordre d’une vision politique claire qui placerait la Tunisie au centre de l’agenda européen pour la région méditerranéenne. Ces dernières années, l’une des plus graves erreurs commises par l’Europe était de vanter la transition démocratique en Tunisie. Il est vrai que ce pays a réalisé, en termes de démocratisation, de très bons progrès, mais il reste encore beaucoup de travail à faire dans les domaines de l’économie et de la stabilité politique.

Alors que les Etats-Unis se sont presqu’exclusivement focalisés sur l’aspect sécuritaire du dossier tunisien (d’ailleurs, sur ce point précisément, l’administration Trump compte ramener l’aide à la Tunisie de 177 millions, en 2017, à 54,5 millions de dollars, en 2018), l’Europe a ici l’opportunité d’opter pour une stratégie plus globale.

Les investissements européens devraient cibler les microprojets, afin de développer les zones reculées et défavorisées du pays qui souffrent encore d’un manque flagrant d’accès aux services de base, appuyer la réforme de la bureaucratie et le secteur sécuritaire tunisiens et contribuer à la mise en place de nouveaux mécanismes de gouvernance.

Une loi sur l’asile est également une des plus importantes mesures que la Tunisie devra adopter de façon à ce qu’elle puisse mieux coordonner ses efforts avec ses partenaires européens. Dans le même temps, l’Europe devrait reconnaître que la Tunisie, à ce stade, est trop fragile pour être un partenaire efficace en matière de gestion et de contrôle des flux migratoires.

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

* Stefano M. Torelli est chercheur auprès du ECFR (Conseil européen des Relations internationales), un think-tank qui veut «un centre de recherche et d’influence pan-européen ayant pour objectif de promouvoir un débat éclairé à travers l’Europe sur le développement d’une véritable politique étrangère européenne intégrée, cohérente et efficace.» (Wikipédia). Il a rejoint, en septembre dernier, l’ECFR en tant spécialiste des affaires du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord et, plus précisément des mouvements migratoires à travers le couloir méditerranéen.

** Le titre donné à cette réflexion est de la rédaction – celui de l’auteur étant ‘‘Escaping from Tunisia’’ (Fuir la Tunisie).

Source: ‘‘ECFR’’.

 

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