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Yémen : Le roi, les larmes et les armes

L’ancien président Ali Abdallah Saleh a été tué, aujourd’hui, par les Houthis. Pour comprendre le drame actuel du Yémen, il faut revenir un peu en arrière. Décryptage… 

Par Dr Mounir Hanablia *

Il se passe des choses importantes au Yémen, depuis quelques jours, et là-bas avec les tirs de missiles, les événements sont en train de prendre une tournure inquiétante voire dramatiques avec la mort, aujourd’hui, lundi 4 décembre 2017, de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, dans sa voiture blindée bombardée par les rebelles Houthis.

Aux sources du malheur yéménite

Ce pays pauvre et marginalisé du monde arabe, pourtant situé à l’entrée de la mer Rouge, par où transite une part importante du commerce entre l’Europe et l’Extrême Orient, est soumis depuis 3 années à une guerre d’agression menée par une coalition regroupant l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis (EAU), qui a causé d’importants dégâts matériels et humains (on parle de 1 million de morts), ainsi qu’une catastrophe humanitaire, aggravée par le blocus aérien et maritime qui lui sont imposés. Mais là-bas les choses n’ont jamais été simples. On peut dire que l’Arabie Saoudite, le grand et riche voisin du nord, est toujours intervenu d’une manière ou d’une autre dans les affaires du pauvre Yémen.

On prête à Abdelaziz Ibn Saoud, le fondateur de la dynastie, cette réflexion : «L’humiliation du Yémen est notre grandeur, et sa grandeur notre humiliation», cela sous-entend évidemment que les dirigeants saoudiens ont toujours pensé y posséder un droit d’ingérence naturel. On peut dire qu’ils n’ont pas hésité à le faire dans les années 60 après le coup d’Etat qualifié de révolution yéménite, contre le pouvoir pourtant chiite de l’Imam, un chiisme il est vrai assez spécifique puisqu’il vénère également la mémoire des califes Rachidites. Et un corps expéditionnaire égyptien avait été dépêché par le président Nasser pour appuyer les Républicains, ce qui lui avait valu de s’y embourber pendant plusieurs années au nom de la nation arabe, puis de se retirer en y laissant un piètre souvenir.

Interférences étrangères et division du pays

Naturellement, les Saoudiens avaient oublié leurs griefs contre les chiites et s’étaient placés dans le camp anti nassérien afin d’abattre le nationalisme arabe dont ils jugeaient la menace mortelle pour leur dynastie. Ils avaient fourni des subsides et des armes au camp loyaliste, mais en fin de compte l’Imam avait perdu le pouvoir et c’est l’armée qui l’avait pris dans ce qui avait été qualifié de Nord Yémen, dont la capitale était Sanaa, pour établir un régime autoritaire basé sur le tribalisme, le clientélisme, et la corruption.

Le reste du pays, moins peuplé, avait finalement fait sécession et une république socialiste avait été établie à Aden, qui a toujours été au Yémen, depuis l’occupation anglaise, la ville cosmopolite tournée vers le commerce extérieur avec l’océan Indien et la mer Rouge.

Le Sud Yémen obéissait en fait à une logique régionaliste très forte, qui a toujours été d’une certaine manière celle des populations des plaines côtières tournées vers la mer face au tribalisme des montagnards nordistes.

Malgré les liens très étroits établis avec le camp socialiste, le Sud Yémen était devenu une base soviétique où avaient transité quelques uns de ceux qui étaient à l’époque considérés en Occident comme des terroristes parmi les plus recherchés comme Carlos, Wadii Haddad, ou Gabriele Krosher Tiedemann.

Et malgré la présence d’une police politique omniprésente, les liens transfrontaliers s’étaient maintenus du fait de l’existence d’une importante communauté d’origine yéménite en Arabie Saoudite, en particulier tous les clercs musulmans qui avaient fui le communisme qualifié d’apostat, et surtout les émigrés originaires du Hadramaout, souvent incontournables dans les transactions commerciales depuis la péninsule Arabique jusqu’en Indonésie et l’Afrique de l’Est.

Les sommes issues des émigrés et transférées vers leurs familles ont toujours constitué une source de devises essentielle pour les Etats autant sudiste que nordiste. Les Yéménites ont en effet souvent émigré pour échapper aux conjonctures économiques précaires, et certains parmi eux ont fort bien réussi dans les affaires, jusqu’en Chine où il existe dans le Guangxu une communauté de 5000 personnes partis y faire leurs études pour finalement y résider, et que les Chinois considèrent comme une tête de pont idéale pour l’établissement de liens économiques durables autant avec leur pays d’origine que ses voisins.

Une pépinière du terrorisme wahhabite

Et malgré la rébellion communiste du Dhofar, en Oman, dans les années 70, dont le Sud Yémen avait constitué la base arrière, l’Arabie Saoudite s’était dans l’ensemble bien accommodée de la présence de son voisin marxiste sur sa frontière Sud. C’est que dans le Nord du Yémen, elle s’était assurée une position dominante grâce aux subsides qu’elle y avait apportés à l’Etat, aux prédicateurs et aux écoles wahhabites qu’elle y avait implantés, aux nombreux instituteurs et professeurs qu’elle y avait envoyés dont plusieurs «frères musulmans» égyptiens.

Le salafisme, on l’imagine, n’allait pas tarder à être perçu par la population comme une intrusion saoudienne dans ses affaires intérieures. Mais avec l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979, les Saoudiens, avec la complicité de l’Etat nordiste, recruteraient de nombreux jeunes qui iraient à Peshawar s’enrôler dans Al Qaïda sous la bannière d’Oussama Ben Laden, lui-même d’origine yéménite.

Cette intrusion saoudienne aura des conséquences. Certains parmi eux allaient constituer, des années plus tard, les cadres dirigeants d’Al Qaida de la Péninsule Arabique, à l’instar de Nasser El Wihayshi, ou de Qassem Raïmi. Mais en 1990, avec la chute de l’Union Soviétique, l’Etat du Sud Yémen allait s’effondrer et ses cadres en feraient les frais en se voyant pratiquement exclus de tous les postes de décision dans l’Etat réunifié, malgré la vice-présidence accordée à un Sudiste, Ali Salem El Beidh.

L’irrédentisme sudiste allait se nourrir de la frustration de ses élites, au point de susciter une nouvelle sécession en 1994 avec la fondation de la République Démocratique dont viendrait à bout rapidement l’armée. Et son nouveau mode d’expression se cantonnerait alors dans le mouvement dit du Sud.

Mais la réunification du pays allait marquer la consolidation du pouvoir du président nordiste Ali Abdallah Saleh, qui avait succédé au colonel Ibrahim El Hamdi, assassiné en 1977 dans des conditions mystérieuses, dont tout avait été fait d’abord pour ternir sa mémoire, puis pour l’effacer de celle de ses compatriotes grâce à une amnésie officielle savamment orchestrée.

Pendant 34 ans, appuyé sur son clan corrompu, et sur son réseau clientéliste, Ali Abdallah Saleh, pourtant un chiite Zaydite, tiendrait les rênes du pouvoir d’une main ferme, avec certes plusieurs soubresauts.

Le premier surviendrait en 1990 lors de la première guerre du Golfe lorsque le Yémen refuserait de s’aligner sur les positions égyptienne et saoudienne contre l’Irak et en faveur de l’intervention étrangère; cela lui vaudrait une amputation importante de l’aide américaine, mais son revirement ultérieur allait lui valoir l’inimitié des islamistes et d’Al Qaida, dont le chef, Oussama Ben Laden, quelque temps établi dans le pays, jugerait plus prudent de se réfugier au Soudan avant que ne se produise en rade d’Aden la célèbre attaque en 2000 contre l’USS Cole qui démontrerait avant tout les complicités dont bénéficiaient les terroristes au plus haut sommet de l’Etat.

Le président Saleh sera obligé de sévir contre ses alliés islamistes, et sa politique à leur égard fluctuerait au gré des circonstances, avec les exigences de la guerre américaine contre le terrorisme après le 11 septembre 2001 et l’attentat contre le pétrolier Limburg toujours à Aden.

C’est ainsi que le Yémen commencerait à acquérir à l’échelon international cette mauvaise réputation que l’enlèvement de personnel humanitaire et les attaques contre des touristes étrangers ne feraient que renforcer. Et il faut dire que les dernières années du règne d’Ali Abdallah Saleh marqueraient la montée en puissance d’Al Qaida dans le pays, et de son corollaire, les opérations de représailles et de police de l’armée américaine qui feraient de plus en plus de victimes collatérales.

Malgré tout cela, et durant la première décennie du XXIe siècle, les Saoudiens n’avaient pas semblé beaucoup se préoccuper beaucoup de la menace Al Qaida dans le pays voisin, et mis à part les contrôles exercé sur les zones frontalières et la surveillance des citoyens yéménites, il n’y avait eu aucune velléité affirmée d’intervention jusqu’à l’émergence du mouvement chiite Houthi à Saada, dans la zone frontalière, près des provinces saoudiennes, et anciennement yéménites, du Jizan, de l’Asir, et du Nejrane.

L’avènement de la rébellion des Houthis

Le mouvement Houthi s’appelait à l’origine Forum des jeunes croyants. Il fut à l’origine culturel et revendiquait le rétablissement de franchises en faveur de la communauté chiite qui avaient été supprimées en 1962 avec le coup d’Etat du Yémen et l’avènement de la République. Mais le président Saleh vit dans les manifestations de rues dans la capitale Sanaa un défi à son autorité et mit à prix la tête du chef du mouvement, Badreddine El Houthi, connu pour être descendant du prophète.

Finalement, le gouvernement annonça la mort du chef Houthi après un accrochage avec l’armée, et refusa de restituer son corps.

Ce fut le signal d’une guerre qui devait durer 6 ans jusqu’à la chute de Saleh en 2012 et au cours de laquelle l’armée yéménite, puis saoudienne utilisèrent des armes chimiques contre les rebelles, mais sans résultat.

La révolte des Houthis est donc née d’une conjoncture locale réclamant le rétablissement en faveur d’une communauté, d’un régime d’autonomie dont elle s’était estimé injustement privée. Et ce mouvement s’était rapproché à l’origine du parti du président, le Congrès Populaire Général, contre le parti islamiste frère musulman Al Islah.

Avec le printemps arabe au Yémen, et après 33 ans de pouvoir, le président Saleh fut donc obligé de démissionner, mais à la différence de Ben Ali, de Moubarak, et de Kadhafi, et grâce au soutien saoudien, il s’assura une sortie qui devait contre toute attente préserver ultérieurement son avenir en tant qu’acteur de premier plan dans la lutte politique en cours dans son pays. Un nouveau président fut élu, Abd Rabbou Mansour Hadi, et celui-ci fit la paix de prime abord avec le mouvement Houthi, en lui restituant le corps de son chef.

Mais les premières années virent paradoxalement une recrudescence de l’activité d’Al Qaida du Yémen avec l’évasion de prison de ses militants dont 6 en collaboration avec des éléments saoudiens, fondèrent Al Qaida de la Péninsule Arabique, dont l’attaque contre l’ambassade des Etats Unis convainquit l’administration américaine de retirer ses diplomates et ses ressortissants, et de déclencher sa politique d’élimination ciblée de ceux qu’elle identifiait comme terroristes, par le biais de missiles tirés à partir de drones aériens.

Le problème est que cette politique décidée par Obama en 2014 si elle a abouti à l’élimination de membres importants de l’organisation, comme Al Wihayshi, s’est accompagnée de nombreuses bavures, telle l’attaque menée contre un cortège se dirigeant vers un mariage qui fit de nombreux morts.

L’élimination par les drones souleva d’autres problèmes aux Etats Unis, par exemple d’ordre juridique, lorsqu’un citoyen américain membre d’Al Qaida, Anouar El Awlaqi, fut éliminé, puis deux semaines plus tard, son fils âgé de 16 ans, et enfin sa fille.

Des associations américaines contestèrent au gouvernement de leur pays le droit de tuer sans jugement des citoyens américains, mais sans résultat. Et les choses sont devenues encore plus compliquées avec l’apparition du terrorisme lié à l’Etat islamique (Daêch), qui, à la différence de celui d’Al Qaïda, n’hésite pas à s’attaquer à des civils musulmans.

Si donc un problème terroriste se pose à l’échelle mondiale au Yémen, il est d’abord d’origine salafiste jihadiste sunnite, ainsi que l’avaient démontré les attentats contre ‘‘Charlie Hebdo’’, et le Bataclan, à Paris, étroitement liés à la nébuleuse terroriste de ce pays, et aux frappes des drones américains.

Pourtant c’est dans ce contexte délicat que le mouvement chiite Houthi s’est décidé à déclencher son offensive contre le gouvernement élu du président Hadi, et de contrôler militairement quasiment la totalité du Nord Yémen.

Les raisons obscures de l’intervention saoudienne

Les raisons de cette offensive ne sont pas claires; elles ont provoqué la fuite du président élu Hadi réfugié en Arabie Saoudite mais quelques ministres sont restés à la tête de ministères fonctionnant tant bien que mal. Et les Houthis ont obtenu l’appui de leur ancien allié, le président déchu Saleh dont la famille est paradoxalement réfugiée à Dubaï, et de son parti, le Congrès Populaire. Mais en 2015, l’Arabie Saoudite, à la tête d’une coalition internationale, a décidé d’intervenir militairement contre les Houthis, qui n’ont pu de ce fait étendre leur domination à l’ensemble du pays.

Les raisons de l’intervention saoudienne demeurent obscures. D’abord elle s’est faite à la suite du retrait américain du Yémen, ce qui ne signifie pas forcément un assentiment.
Ensuite elle a pris pour prétexte la menace iranienne, alors même que l’administration Obama, avec l’accord nucléaire, avait entamé un processus de normalisation qui rendait caduque une telle vision des choses.

Enfin les Houthis ne s’étaient jamais attaqués à quiconque en dehors du Yémen, et rien ne laissait prévoir qu’à l’avenir, il en serait différent. Ce sont plutôt les militants d’Al Qaida, Ibrahim et Abdallah Al Asiri, qui avaient tenté d’assassiner le vice-ministre de l’Intérieur saoudien, le prince Ibn Mohamed.

Mais ce sont apparemment les conditions politiques internes du Royaume de Salman qui devaient dicter sa politique d’agression contre son voisin. C’est que le Roi Salman, vieux et malade, n’a eu de cesse d’installer son fils Mohamed Ben Salman à la tête du ministère de la Défense, afin de lui conférer la légitimité nécessaire à sa future accession au trône, même si pour cela, il fallait déclencher une guerre meurtrière.

Apparemment, la décision du président Obama de ne pas s’en mêler prouve bien qu’il considérait cela comme une affaire intérieure saoudienne conformément au pacte du Quincy signé entre Roosevelt et Abdelaziz Al Saoud.

Toujours est-il que le prince s’est lancé dans une sale guerre contre ses voisins, dont les populations civiles ont fait essentiellement les frais, qu’il n’a toujours pas remportée et qui a sérieusement mis à mal les finances de son pays, et actuellement, en s’appuyant sur un nouveau président américain beaucoup plus en phase avec les thèses belliqueuses israéliennes contre l’Iran, il a pu éliminer ses rivaux grâce à un véritable coup d’Etat, sous prétexte de lutte contre la corruption. Mais le tir de riposte d’un missile Houthi contre sa capitale Riyad lui a fourni l’occasion d’élargir son jeu en essayant de déclencher une crise régionale majeure en accréditant la thèse de la menace du Hezbollah manipulé par l’Iran, et en séquestrant pour quelques jours le ministre libanais Saad El Hariri.

Le conflit yéménite a néanmoins donné lieu à un revirement politico militaire majeur puisque le président déchu Saleh, après un nouveau tir d’un missile Houthi cette fois contre les Emirats arabes unis, visant une centrale nucléaire, vient de se retourner contre ses alliés chiites, en appelant le peuple à se soulever contre leur pouvoir pour mettre fin à leur tyrannie.

Il faudrait sans doute se poser la question de connaître les raisons de ce revirement soudain. Le président Saleh a toujours été l’homme des Saoudiens, et il vient encore de le confirmer. Les Emirats avaient accueilli sa famille alors même qu’il était allié aux Houthis, c’est tout dire. Sans doute a-t-il vu dans la situation présente une opportunité pour espérer être adoubé de nouveau par ses protecteurs du Golfe, et derrière eux, le grand parrain américain. Il est de notoriété publique qu’à l’instar du Roi Salman, il a lui aussi l’ambition de faire accéder son fils, lui-même officier de l’armée, à la magistrature suprême de son pays.

Toujours est-il que la nouvelle politique de Saleh a déclenché des affrontements armés au sein de la capitale Sanaa entre les anciens alliés, avec bien sûr de nombreuses pertes civiles. Et ce sont ces affrontements qu’il a lui-même provoqués qui coûteront la vie, aujourd’hui, à l’ancien président yéménite.

Pour le reste, ce sont les civils yéménites qui font les frais des affaires de succession saoudiennes, des visées stratégiques israéliennes dans la région, de la volonté iranienne de se voir reconnaître une importance régionale digne de sa situation, et de la vision à courte vue d’une administration américaine toujours aussi autiste et qui estime le moment favorable pour transférer son ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem.

Les terroristes se voient ainsi laisser le champ libre pour faire d’un vaste pays miné par la guerre civile et l’agression étrangère, situé sur une voie commerciale majeure d’importance mondiale, la base arrière à partir de laquelle ils mèneront demain des attaques meurtrières contre des pays lointains. Et on incriminera de nouveau le fanatisme islamique, et les états du Golfe avanceront de nouveau des garanties concernant leur détermination à lutter contre le fléau.

Ainsi que l’avait dit une réflexion attribuée Goebbels, un mensonge répété mille fois finit par devenir une vérité; sauf évidemment si c’est un mensonge arabe.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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