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Le wahhabisme saoudien en Afrique de l’Ouest

La progression du wahhabisme dans plusieurs pays du sud du Sahara, grâce aux pétrodollars de l’Arabie saoudite, a fait le lit du terroristes jihadiste sur le continent africain.

Par Laurence-Aïda Ammour *

Avec près de 350 millions de Musulmans, l’Afrique représente un morceau de choix pour l’Arabie saoudite. Depuis plusieurs décennies, Riyad a entrepris de diffuser son modèle wahhabite de croyance selon le principe du prosélytisme et de la propagation de la foi («da’wa wal irchad») pour contrecarrer les obédiences musulmanes et les pratiques populaires de l’islam présentes sur le continent: Soufisme (1), Ibadisme (2), culte des saints, etc.**

 

Lorsqu’en 2012 le groupe Ansar-eddine qui occupait le Nord du Mali s’est acharné à détruire plusieurs mausolées de Tombouctou, il s’est strictement conformé aux enseignements du fondateur du wahhabisme, Ibn ‘Abd al-Wahhâb, allié des Saoud, pour qui ni les monuments, ni les hommes ne doivent être révérés. Selon lui le monde musulman doit être purifié des tombes, reliques et sanctuaires qui «divinisent des êtres humains» et représentent un polythéisme déguisé. Selon ce précepte, la conquête de La Mecque en 1803 a ainsi été le théâtre de destructions massives de sites historiques, de mosquées et de tombeaux de saints de l’islam, dont la maison du Prophète.

Depuis 1985, plus de 90% des bâtiments historiques ont disparu. Ailleurs aussi, d’autres disciples contemporains de cette doctrine s’en sont pris à des patrimoines sacrés et culturels, islamiques, préislamiques ou antiques: les Talibans afghans ont détruit les Bouddhas de Bâmiyân (2001), les milices salafistes libyennes ont rasé édifices soufis et sanctuaires de saints (2011-2012), et l’unité spéciale de Daech s’est acharné par deux fois sur le site antique de Palmyre en Syrie.

Les adeptes de ce fondamentalisme islamique ne s’en prennent pas qu’aux monuments mais aussi à la pluralité des musulmans jugés mécréants. En novembre dernier, un groupe local du Sinaï affilié à Daech a mené une attaque meurtrière contre des Soufis égyptiens en pleine prière dans la mosquée Al-Rawdah où trois cents cinq fidèles ont péri.

Sur le continent africain, la lame de fond wahhabite a eu trois conséquences majeures:

– une sur-confessionalisation de l’identité musulmane;

– l’instauration d’un conformisme intégriste croissant dans les mœurs quotidiennes;

– la fragmentation de l’islam en différents groupes, sous-groupes et sectes se réclamant tous d’un Islam des origines.

Les relais locaux du wahhabisme en Afrique

Le wahhabisme a commencé à s’établir en Afrique de l’Ouest dès les années 1930 et s’est implanté plus massivement au tournant de 1950, notamment par le biais des grands commerçants de retour de la Mecque.

L’émergence du wahhabisme correspond aussi à une période de migration et d’urbanisation d’après-guerre qui conduit de riches entrepreneurs à embrasser son idéologie hostile aux pratiques maraboutiques pour s’émanciper des contraintes sociales traditionnelles. Le pèlerinage, point d’orgue d’une intense propagande saoudienne, contribue de fait à l’intensification des échanges non seulement commerciaux et mais aussi idéologiques entre Arabes et non-Arabes.

Un wahhabite appelle à la destruction d’une bibliothèque chiite à Dar es Salaam (Tanzanie).

D’une part, les marchands, déjà influents de par leur position économique, reviennent du pèlerinage avec un statut plus prestigieux mais aussi nourris des idées wahhabites.

D’autre part, les jeunes, qui ont étudié dans les universités saoudiennes, contestent l’authenticité de la pratique traditionnelle de l’islam qu’ils jugent être une exploitation de la crédulité des fidèles par les marabouts.

Ces nouveaux adeptes du wahhabisme souhaitent un «retour aux sources»: ils bannissent l’utilisation du chapelet, critiquent les pratiques maraboutiques qu’ils qualifient de charlatanisme et d’associationnisme, et l’affiliation aux chefs spirituels. En somme, ils contestent l’islam traditionnel africain. La tension monte avec les confréries soufies à partir des années 70-80. Des générations de diplômés de l’enseignement arabe formés dans les universités du Golfe entrent en concurrence avec les ordres religieux traditionnels, pour imposer dans l’espace public africain les normes spirituelles rapportées de la Péninsule arabique.

La transmission des préceptes religieux par les aînés et par filiation familiale est progressivement déconsidérée au profit d’une éducation islamique officialisée.

Ce conservatisme islamique va alors peu à peu imprégner le tissu social et les mœurs par le biais de l’éducation et d’associations à but religieux originaires d’Arabie saoudite. Les nouvelles élites religieuses nationales acquises au wahhabisme vont diffuser des normes, réviser des pratiques culturelles, et imposer des valeurs morales et sociales sur des bases islamiques: imposition d’une façon de prier salafiste (bras croisés contre bras le long du corps), choix des horaires de prières, et remise en cause par certaines sectes puristes de la fête traditionnelle du Mouled célébrant la naissance du Prophète.

Parallèlement, les signes extérieurs de cette religiosité standardisée de plus en plus ostentatoire vont alimenter une surenchère vestimentaire à la mode islamique contre l’habit traditionnel.

Jusqu’alors, le marabout était le pivot de la vie musulmane et rien ne se faisait sans son aval.

Désormais c’est la mosquée et ses annexes qui deviennent le centre de la vie sociale et c’est à partir de la mosquée que tous les besoins personnels, familiaux et communautaires sont pris en compte.

La puissante machine qui se met en place grâce aux revenus de l’or noir se lance dans le financement, la rénovation et la prise en charge des frais de fonctionnement d’une multitude de petites mosquées ou de mosquées monumentales et de complexes religieux dans de nombreuses villes d’Afrique: Khartoum, Yaoundé, N’Djamena, Lagos, Abuja, Bamako, Nouakchott (où la mosquée centrale s’appelle d’ailleurs mosquée saoudienne), Conakry, Accra, et Kampala.

Les sommes investies par Riyad sont colossales: mosquée du roi Fayçal à Conakry (21,3 millions de dollars), mosquée du même nom au Tchad (16 millions de dollars), mosquée de Bamako (6,7 millions de dollars), mosquée de Yaoundé au Cameroun (5,1 millions de dollars). En Égypte, le nombre de mosquées passe de 3.283 en 1968 à 5.000 en 1980, et à Bamako, de 41 en 1961 à 205 en 1985.

Cet empire fait de mosquées, d’écoles coraniques, d’universités et d’hôpitaux contribuera à créer un environnement favorable aux formes intolérantes de l’islam dont, quarante ans plus tard, seront porteuses les jeunes générations aussi bien dans les pays africains à majorité musulmane que dans les pays où l’islam est minoritaire, ainsi que dans les diasporas.

Compétition religieuse et africanisation du wahhabisme

La popularité de la révolution iranienne (1979) et son hégémonie croissante sur les formes militantes de l’islam mondial sont pour les Saoudiens une menace à leur leadership islamique. Le nassérisme et le nationalisme arabe étant depuis longtemps moribonds, l’Arabie saoudite redoute que le chiisme conquérant ne la supplante et n’ébranle les fondements même de son existence.

Une «police islamique» détruit des mausolées à Tombouctou. 

C’est pourquoi, Riyad a su profiter de la libéralisation économique et de l’instauration du pluralisme politique des années 1990 en Afrique pour s’engouffrer dans la brèche et renforcer son offensive idéologique. Après l’affaiblissement des Etats africains consécutif aux mesures d’ajustement structurel imposées par le FMI, le vide institutionnel va être comblé par l’activisme social croissant d’agents religieux d’obédience wahhabite, principalement dans les secteurs de la santé et de l’éducation. Les nouveaux complexes islamiques vont intégrer non seulement des mosquées et des écoles coraniques mais aussi des centres de santé. Naît ainsi un véritable espace public religieux où s’élaborent à la fois des stratégies de prosélytisme et des plans d’action pour améliorer le quotidien des populations.

La Ligue islamique mondiale (LIM) – axe islamique puissant regroupant 22 pays, créé en 1962, prélude au projet d’islam politique à travers le monde – permet à l’Arabie Saoudite de mener une stratégie d’influence identitaire (arabe) et confessionnelle (wahhabite), avec pour objectif le renforcement de sa mainmise idéologique sur les fragiles Etats africains et leurs sociétés.

L’offensive religieuse de la LIM se double d’activités sociales et éducatives sur le modèle des missionnaires chrétiens contre lesquels les premières associations musulmanes tentaient de lutter durant la période coloniale. Mais elle s’inspire aussi de l’héritage doctrinal des Frères musulmans qui, outre le prosélytisme religieux, prônent l’action culturelle, intellectuelle et sociale dans des pays où les Etats ont maintenu une large partie de la population dans la pauvreté. Il s’agit pour les Saoudiens de «ré-islamiser» et de «moraliser» les sociétés africaines, sous prétexte que l’islam empreint de coutumes locales pratiqué par les musulmans du continent n’est pas conforme à l’interprétation stricte et littérale qu’en font les Wahhabites.

Il s’agit aussi de freiner et contrecarrer la concurrence internationale de nombreux acteurs transnationaux comme les ordres soufis, les grandes universités théologiques nord-africaines (Al-Azhar au Caire, Zitouna à Tunis, Qarawiyyin à Fès), le Tabligh (3), les Frères musulmans, l’Iran, ou encore «l’islam des consulats» (Algérie, Maroc).

L’islam africain subit alors une fragmentation doctrinale croissante qui a inévitablement une incidence sur les actions des militants islamiques sur le terrain. Cette hétérogénéité se manifeste dans la prolifération de groupes professant des interprétations extrêmement sélectives des principes religieux, forgeant des adaptations locales particulières, et présentant une pauvre cohérence idéologique.

En milieu urbain, les associations et organisations musulmanes se multiplient et leurs leaders africains se donnent pour objectif de «répandre l’islam», de parfaire les connaissances religieuses des croyants, et de leur inculquer une nouvelle manière d’être musulman. Ils veulent aussi démontrer que l’Islam est une alternative à l’échec du modèle occidental de développement.

La question religieuse devient ainsi partout en Afrique un élément des luttes politiques locales. La fin du parti unique a ouvert la voie à l’émergence de nouveaux acteurs politico-religieux venus concurrencer des mouvements implantés depuis longtemps, notamment les confréries soufies et leurs notabilités ancestrales. Ce phénomène a conduit à la pluralisation de l’offre confessionnelle: expansion des courants évangéliques et pentecôtistes pour le Christianisme, courants dits «réformistes» pour l’islam. Chaque entité religieuse cherche à occuper l’espace public à travers des discours, des revendications, des initiatives, des mobilisations de masse.

Cette diversification s’accompagne d’une éclosion d’associations para-religieuses et d’Ong confessionnelles, de radios et de télévisions religieuses et d’une propagande à base d’ouvrages, de cassettes et de vidéos. L’entrée en politique de nouveaux leaders aussi bien chrétiens que musulmans ne fait que renforcer les situations de compétition et d’émulation religieuse.

Selon une étude de 2002, en 1980, sur 1.854 Ong présentes sur le continent africain, 7,4% sont islamiques. Ce chiffre est passé à 5.896 en 2000 (soit une augmentation de 310%), dont 15,1% d’Ong islamiques (4).

Le groupe jihadiste Boko Haram au Nigeria. 

Au Mali, la pénétration wahhabite s’accompagne d’une arabisation des rituels religieux et d’une multiplication sans précédent des lieux de prières et des madrasa (écoles coraniques). Ainsi, entre 2002 et 2009, le nombre des madrasa est passé de 840 à 1.631: une forme de privatisation de l’éducation. Aujourd’hui, le Mali ne compte pas moins de 106 associations islamiques, dont l’Association malienne pour l’unité et le progrès de l’islam (Amupi), la Ligue des imams (Limama), la Ligue des prédicateurs, l’Union nationale des femmes musulmanes (Unafem), et l’Association malienne des jeunes musulmans (AMJM).

De grands prêcheurs comme l’imam Mahmoud Dicko ont profité des carences de l’État en matière de santé et d’éducation pour gagner en légitimité. Le Haut conseil islamique du Mali (HCIM), créé en 2002 et présidé depuis 2008 par Mahmoud Dicko est composé de la plupart des associations de défense des madrasa.

Issu d’une grande famille maraboutique de Tombouctou, l’imam Dicko qui ne cache pas ses sympathies pour Ansar-eddine (dirigé par le touareg Iyad ag Ghaly), a suivi des études en Mauritanie et en Arabie saoudite, et s’est résolument engagé dans la voie du wahhabisme.

Bien que la Constitution malienne interdise formellement toute interférence entre l’Etat et le religieux, les associations musulmanes se sont accaparées l’espace politique et ont su imposer leurs idées face à un gouvernement faible qui a abandonné des régions entières au sous-développement.

Les débats autour du Code de la famille malien (2009) illustrent l’enjeu social et politique que constitue l’islam. La bataille pour un Code d’inspiration salafiste a été menée par les partisans des madrasa qui ont usé de leurs nombreux contacts dans les pays du Golfe. Le HCIM est parvenu à obtenir le retrait de la version laïque du Code de la famille adoptée par le Parlement malien pour la remplacer par une mouture fondée sur la tradition islamique (abaissement de l’âge légal du mariage pour les femmes de dix-huit à seize ans, élargissement de la célébration du mariage aux responsables religieux).

Au Nigeria, après l’indépendance, le califat de Sokoto a bénéficié de l’aide financière du Royaume saoudien. Les relations entre le Nigeria et l’Arabie saoudite se sont ensuite renforcées dans les années 1950-1960 lorsque Ahmadou Bello (dont l’arrière grand-père a lui-même été calife de Sokoto), a été promu Sardauna de Sokoto (zone de gouvernement local de l’État de Taraba). Il a même occupé le poste de vice-président de la LIM.

Grâce à sa connaissance de l’arabe et à ses connexions saoudiennes, son associé, Aboubakar Goumi, a joué le rôle d’intermédiaire entre les musulmans du Nigeria et l’establishment religieux saoudien. Ces liens sont avérés par le financement qu’il a reçu du Dar Al-Ifta, une institution religieuse dirigée par Ibn-Baz, Grand Mufti d’Arabie saoudite. Fondé en 1978 dans la ville de Jos, son mouvement Izala s’est rapidement popularisé dans le Nord du pays ainsi qu’au Niger.

Basé à Kaduna, Aboubakar Goumi s’est constitué une clientèle au sein des classes moyennes, fonctionnaires ou hommes d’affaires qui, avec le boom pétrolier, aspiraient à une forme d’islam simplifié et plus démocratique, critiquant les innovations dont seraient responsables les confréries Tijaniyya et Qadiriyya.

Le mouvement Izala a aussi attiré de nombreux jeunes éduqués du Nord dont l’apprentissage religieux n’était pas passé par les canaux soufis. Une fois nommé Grand Qadi (juge), Goumi est devenu une figure centrale de l’interprétation de la charia (loi islamique). Les autorités saoudiennes lui ont même attribué le Prix international du Roi Fahd.

A Kano et dans ses environs, la doctrine salafiste est si prégnante que la majorité de la population se définit elle-même comme izaliste. Bien que le salafisme izaliste soit de souche locale au Nord, il s’est étendu au Sud du Nigeria et dans la ville de Lagos par le biais des Wahhabites d’inspiration saoudienne, en la personne de Cheikh Aminoudin Aboubakar, un ancien Frère musulman, converti au wahhabisme. A tel point qu’en février 2011, Ousama Ben Laden a désigné le Nigeria nation de la prochaine révolution islamique.

Quant au mouvement Da’wa fondé à Sokoto par Cheikh Ahmad Lemu, il forme des missionnaires islamiques et des travailleurs sociaux pour contrecarrer le prosélytisme des chrétiens. La manne pétrolière nigériane sert à financer le séjour des étudiants à Al-Azhar (Le Caire), à Médine ou à Djeddah. Puis des centres islamiques à compétence régionale ont été créés, comme l’Islamic African

Centre à Khartoum et à Omdurman (Soudan). Enfin, plusieurs universités du Nigeria se sont dotées de départements d’études arabes et islamiques à Ibadan, Ilorin, Zaria, Kano, Maiduguri, où enseignent des Soudanais.

A l’instar de ses voisins sahéliens, le Niger connaît un fort mouvement de réislamisation qui s’est accéléré ces vingt dernières années contre les marabouts et les confréries soufies (Tijaniya, et Qadiriyya bien implantée dans la région de l’Aïr).

La première grande mosquée construite avec des fonds saoudiens est pourtant inaugurée à Niamey en 1965 avec l’aval du gouvernement de l’époque. L’idée de l’université islamique de Say est lancée par le président nigérien lui-même lors d’une visite du roi Fayçal d’Arabie saoudite en 1973. Le projet est repris par Seyni Kountché qui offre un terrain de 900 hectares à Say. L’essentiel du financement est assuré par le fonds islamique de solidarité, rattaché à l’Organisation de coopération islamique (OCI).

Ouverte en novembre 1986, cette université a pour but de devenir une place forte de l’islam et de l’enseignement de l’arabe dans la région et de former des oulémas à destination de l’Afrique de l’Ouest. Priorité est donnée à la Faculté de la charia et des études islamiques qui compte environ 1.200 étudiants originaires de 20 pays et où la majorité des enseignants est envoyée par des Ong islamiques.

Alors que depuis l’indépendance le monopole des relations entre l’Etat et les Ong islamiques transnationales était aux mains de l’Association islamique du Niger (AIN), la période de libéralisation de l’espace politique et associatif qui suit l’instauration du multipartisme a offert à de nouveaux acteurs un espace de contestation des autorités religieuses traditionnelles et des structures islamiques nigériennes.

La percée wahhabite au Niger commence dans les années 1980 sous l’influence du mouvement nigérian Izala de Cheikh Goumi, par le biais des commerçants et étudiants de Maradi. A la faveur de l’ouverture politique, les Izalistes nigériens créent leur propre association, Adini-islam, qui accède à des financements du Golfe en utilisant les réseaux Izalas nigérians et en sollicitant des Nigériens ayant étudié ou commercé dans les pays arabes. Ces soutiens se concrétisent par l’envoi de professeurs-missionnaires et d’ouvrages, par des bourses d’enseignement et des fonds pour la construction d’écoles ou de mosquées propres au mouvement Izala. Pour élargir son audience, le mouvement crée aussi sa radio privée, Bonferey, et gagne des disciples notamment dans les centres urbains (5).

Les tensions qui voient le jour dans les années 1990 entre Izalistes et Tijaniya tiennent à l’agressivité des premiers qui ne cessent de vilipender les rituels soufis et de mettre en cause l’ordre inégalitaire consolidé par les notables religieux traditionnels. Les Tijanes répliquent en incendiant des mosquées wahhabites et les d’affrontements violents se succèdent.

En Guinée, le phénomène wahhabite s’est renforcé dans les années 1990 par l’intermédiaire de jeunes Guinéens venus des écoles et universités arabes où ils ont appris la langue et se targuent d’une meilleure connaissance du Coran. L’émergence de ces nouveaux acteurs religieux a peu à peu mené à un conflit de génération avec les érudits soufis traditionnels.

L’Etat guinéen a laissé prospérer les petits groupes radicaux dans la zone reculée de peuplement peule. Du coup les tensions entre Wahhabites et confréries sont particulièrement vivaces dans le Fouta-Djalon. Dans la ville de Labé, elles durent depuis une vingtaine d’années. En 2014, elles avaient conduit à la destruction de la mosquée wahhabite dite «Tata 1» dans le quartier Donghol, financée par une association golfienne, via une association guinéenne, contre l’avis de la Ligue islamique officielle contrôlée par les Tidjanes. Elle abritait également une école coranique accueillant environ 300 élèves et avait été prise en main par Diallo Al-Hamdou, un imam wahhabite auto-proclamé, ancien infirmier de profession, converti en 1999. Ayant décidé d’investir un autre quartier pour leurs prières, les fidèles wahhabites ont été délogés par la police et contraints de cesser leur activité considérée comme illégale.

Avec un système d’enseignement public défaillant, n’offrant aucun débouché professionnel, le wahhabisme attire de nombreux jeunes démunis pour qui il représente une forme de contestation de l’ordre établi. Chez les Peuls du Fouta-Djalon – comme chez certains Touaregs – cet ordre basé sur le système de castes bloque toute opportunité de mobilité sociale. Ce que craignent ces nobles tidjanis, c’est que le wahhabisme ne mette à bas leurs privilèges ancestraux et ne brise le statu quo. A titre d’exemple, la famille d’Al-Hadj Badourou Bah, chef des Tidjanes, règne véritablement sur la ville de Labé: il est l’imam de la grande mosquée de Labé tandis que son frère est gouverneur de la ville(6).

Du wahhabisme au jihadisme armé

Bien que dès sa naissance au XVIIIe siècle, le wahhabisme ait été condamné et rejeté comme une dissidence par les plus hautes autorités sunnites de l’islam et de nombreux intellectuels arabes, il a fini par devenir la norme sunnite grâce à la manne pétrolière et à l’offensive idéologique que le régime saoudien a déployée depuis plusieurs décennies et continue de mener partout dans le monde. Matrice du salafisme et du takfirisme (doctrine qui justifie le meurtre des infidèles et des musulmans qui ne suivent pas à la lettre les préceptes salafistes), le wahhabisme a depuis lors engendré le jihadisme armé.

Aujourd’hui les groupes terroristes qui sévissent au Mali, au Niger, au Tchad, au Burkina Faso, au Nigeria et au Cameroun, bénéficient d’un environnement de plus en plus pétri de l’idéologie wahhabite, où le conservatisme religieux s’est banalisé par des décennies d’une insidieuse pénétration doctrinaire.

Le terrorisme s’inscrit également dans des systèmes de conflits gelés, propices à son attractivité. Au Sahel sont ainsi apparus des groupes armés «ethniques» fondés sur des revendications indépendantistes ou des références historiques (Azawad, ancien empire peul), à base touarègue (Ansar-eddine au Mali), et à base Peul (Front de libération du Macina au Mali et Ansarul Islam au Burkina Faso), dont l’ancrage local est sans conteste une force.

Dans un contexte marqué par de fortes hiérarchies sociales, ces trois groupes peuvent sembler jouer un rôle émancipateur pour la jeunesse. En effet, le succès du jihadisme armé parmi certains jeunes Africains, peut s’expliquer par sa capacité à bousculer l’ordre établi des chefferies traditionnelles, des notabilités religieuses et des élites politiques perçues comme prédatrices qui s’enrichissent aux dépens des populations qu’elles ont abandonnées à leur sort.

La longue progression de cet islam fondamentaliste sur le continent africain et son enracinement bien réel dans certaines franges sociales, permet aujourd’hui aux terroristes djihadistes de justifier leurs actions par des arguments à la fois théologiques et historiques, et de recruter une jeunesse désenchantée issue de communautés appauvries et marginalisées, qui ne fait plus confiance à l’Etat pour construire son avenir.

* Analyste en sécurité et défense pour l’Afrique du Nord-Ouest, associée au groupe d’analyse de JFC Conseil.

** Cet article est un condensé du chapitre de l’auteure «La pénétration wahhabite en Afrique» publié dans Eric Dénécé (dir.), ‘‘La menace mondiale de l’idéologie wahhabite’’, Centre français de recherche sur le Renseignement (CF2R), collection Arcana Imperi, septembre 2017, pp. 75-113

Notes :
1- Soufisme: nom sous lequel sont rassemblés les groupes se rattachant au courant mystique et ascétique de l’islam, qui privilégie l’expérience intérieure et la voie (tarikat) vers la lumière de la connaissance.
2- L’Ibadisme est né d’un mouvement dissident, le Kharidjisme, au moment du schisme entre Sunnites et Chiites au VIIe siècle. En dehors du Sultanat d’Oman, ne subsistent plus que de petites communautés ibadites: l’île de Djerba (Tunisie), M’Zab (Algérie), Djebel Nefoussa (Libye) et Zanzibar. Les Ibadites représentent à peine 1 % des musulmans de la planète.
3- Né en Inde dans les 1920, le Tabligh est un mouvement missionnaire de prédication itinérante.
4- Mohamed Salih, Islamic NGOs in Africa: The Promise and Peril of Islamic Voluntarism, Occasional Paper, Centre of African Studies, University of Copenhagen, 2002.
5- Sylvain Touati, L’islam et les ONG islamiques au Niger, Les carnets du CAP, janvier 2011.
6- Christophe Châtelot, ‘‘En Guinée, la percée wahhabite bouleverse les équilibres religieux’’, Le Monde, 22 septembre 2017.

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