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Hommage : Professeur Ahmed El Kaabi, père de la cardiologie tunisienne

La cardiologie en Tunisie aurait pu avoir aujourd’hui un visage différent, si feu Ahmed El Kaabi avait eu un sort différent de celui qu’il eut, à l’ombre de Bourguiba.

Par Dr Mounir Hanablia *

En ces temps de remises en questions douloureuses, imposant une réflexion sur de nouvelles normes relationnelles et organisationnelles dans le domaine médical en phase avec la nouvelle ère politique , il est bon de rappeler tout ce que la médecine doit aux grands praticiens précurseurs qui, en usant de qualités malheureusement dévalorisées ou en voie d’extinction, en avaient posé les jalons d’un exercice moderne qui a contribué de manière décisive au recul de la mortalité et des maladies dans notre pays.

Comment, à ce propos, ne pas rendre hommage au Professeur Ahmed El Kaabi, cardiologue originaire de Kairouan, qui fut des années durant chef de service à l’hôpital La Rabta (ex-Ernest Conseil), et ami du grand Habib Bourguiba, qu’il accompagnait partout, et dont il assurait le suivi cardiologique.

A la force du poignet

Le Professeur El Kaabi, d’origine sociale modeste, s’était hissé à la force du poignet grâce à son intelligence et sa volonté. Il était venu à la médecine tardivement, et à Paris où il s’était rendu pour faire son CES de cardiologie, les choses n’avaient pas été faciles, il s’était exposé à la précarité et avait dû gagner durement sa vie pour pouvoir financer ses études. Il avait également assuré pendant ses congés des remplacements dans les cabinets de ses amis. Et plus tard, à l’hôpital Ernest Conseil de Tunis, lorsqu’il assurait les gardes, il n’hésitait pas à prendre le tramway pour aller faire développer les clichés d’électrocardiogramme (ECG), chez un photographe de l’Ariana, puis revenir les clichés sous le bras pour les analyser et mettre en route les mesures thérapeutiques adéquates.

Mais il n’y avait pas que cela : en ces temps où l’écho doppler cardiaque n’existait pas, le cardiologue ne disposait le plus souvent, mis à part l’ECG, que de son stéthoscope, et de la scopie, pour établir des diagnostics, et porter parfois des indications opératoires. Cela s’appelait être fin clinicien, et malheureusement aujourd’hui, il n’y en a presque plus. Mais le Professeur Kaabi était capable, grâce à ses oreilles, de faire le diagnostic d’un rétrécissement mitral serré, de le différencier d’un myxome de l’oreillette, la scopie et l’ECG ne faisant que confirmer le diagnostic, puis de le faire opérer par une commissurotomie mitrale à cœur fermé, technique accessible à tout chirurgien généraliste digne de ce nom et qui a, depuis lors et malheureusement, disparu. Et évidemment il avait ainsi sauvé ou soulagé des milliers de vies.

Mais, ainsi que le dit l’adage, à celui qui oublie la politique, la politique, elle, ne l’oublie pas. Il y avait eu le retour en Tunisie du jeune Mohamed Ben Ismail, auréolé de son internat des hôpitaux de Paris, en cardiologie. On avait donc négocié son installation à la Rabta avec le Professeur Kaabi, et un accord avait été conclu selon lequel un service de cathétérisme cardiaque serait constitué dont le Dr Ben Ismail deviendrait le chef.

De g. à d. : Mohamed Aloulou, Freddy Chiche, Mohamed Ben Ismail et Moncef Daoud.

Une carrière hospitalo-universitaire sacrifiée

C’est sur cette base qu’un accord avait été conclu, qui ne serait bien entendu pas respecté. Mais le Pr Kaabi devait s’en occuper en tant que médecin et ami de Bourguiba, et celui-ci ne pouvait pas se passer de lui. Il lui arrivait même très souvent, au cours de ses insomnies, de l’envoyer chercher chez lui en pleine nuit, par son chauffeur, pour le ramener à Carthage. Et pendant des années, le Pr Kaabi avait fini par devenir le grand absent de son service, pendant que le Professeur Ben Ismail, toujours présent, développait le sien, constitué une équipe, et étendu son champ d’activités non seulement au cathétérisme, mais en violation de l’accord conclu, à l’hospitalisation et à l’exploration non invasive des patients. Et ce faisant les patients issus du service du Professeur El Kaabi avaient bien entendu été obligés de se faire explorer dans le nouveau service…

Pour le dire prosaïquement, le professeur El Kaabi s’était trouvé dépendant du collègue dont il avait permis l’installation dans l’hôpital où il était le chef de service le plus ancien, installation à laquelle il aurait pu d’emblée s’opposer. Mais voilà, il ne lui était pas venu à l’esprit que les choses évolueraient de cette manière. Et en fin de compte, après cela, même les internes et les résidents n’avaient plus voulu passer par son propre service, accusé d’être peu formateur. Et il faut certes reconnaître que pour lui, il était impensable que l’agrégation, qu’il qualifiait de bâton de maréchal, fût décernée à un âge jeune. Et ceci explique tout autant la désaffection dont son service a fini par faire l’objet; dans le service concurrent, on devenait en effet fréquemment agrégé avant la quarantaine.

Peut être que si on avait pris en compte la vision du Professeur El Kaabi pleine de sagesse et de bon sens, le problème de l’activité privée complémentaire (APC) ne se serait pas posé, ainsi que celui de la dégradation générale de la qualité de la formation médicale.

Finalement, celui que le président Habib Bourguiba, parfois cruel et ingrat, avait un jour, dans un de ses accès de mégalomanie, comparé à un cure-dent, avait finalement sacrifié en vain sa carrière hospitalo-universitaire et sa clientèle privée. Et une soirée, le chauffeur envoyé comme presque chaque nuit du palais de Carthage, trouva porte close, et revint bredouille. Ce fut la fin d’une longue amitié.

Désormais le Professeur El Kaabi avait retrouvé sa liberté, mais c’était trop tard, il avait été irrémédiablement marginalisé sur le plan professionnel et académique, bien qu’il demeurât le plus fin clinicien que la corporation comptât. Et l’honneur d’être le médecin du président échoirait au chef de service rival qui s’en acquitterait en en faisant assumer à tour de rôle la responsabilité à son équipe de professeurs et d’assistants, et pendant ses hospitalisations, au Professeur Bourdarias, le grand cardiologue de Paris.

Des jeunes médecins pressés d’arriver au sommet

S’il est vrai qu’en fin de compte, indépendamment du haut niveau professionnel intrinsèque qui fut toujours le sien jusqu’à la fin de sa carrière, si le Professeur El Kaabi a bien été victime de son amitié envers un Grand Homme, ainsi que de sa vision profondément humaniste de la médecine et de l’éthique médicale le conduisant à ne pas mettre son veto à l’installation d’un deuxième service, c’est bien l’instauration de l’organisation en équipe, souvent synonyme d’irresponsabilité, ainsi que l’ambition effrénée des jeunes médecins, pressés d’arriver au sommet, qui ont eu raison de sa prééminence professionnelle et de son prestige. Et qui finiraient également, en 2016, par précipiter la profession dans l’abîme.

En conclusion, il est vrai que l’organisation en équipe possède des avantages en terme de rentabilité financière et d’efficacité professionnelle; à condition toutefois que le praticien ne perde jamais le respect de soi-même. La cardiologie aurait pu avoir aujourd’hui un visage différent, si feu Ahmed El Kaabi était demeuré dans son service de la Rabta, à assumer ses responsabilités dans les soins et la formation des étudiants. Le sort en malheureusement décidé autrement.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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