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Tunisie : Lutte contre la contrebande et formalisation des barons informels

Eléments de réflexions pour ou contre la négociation de l’Etat avec les barons de l’informel : vers une possible formalisation des riches barons informels.

Par Abderrahmane Ben Zakour *

Avant de donner ces éléments de réflexion, il convient de classer les barons de l’informel en deux catégories : les bons barons de l’informel (BBI) et les mauvais barons de l’informel (MBI).

Les MBI sont ceux qui ont fait du commerce transfrontalier, mais surtout ceux qui ont eu un lien direct ou indirect avec le terrorisme (trafic d’armes, relations avec les terroristes, etc.). Il est évident, qu’il est hors de question de négocier avec des éléments qui mettent en péril la sécurité du pays et du territoire national; leur sort devra être traité par le tribunal militaire et nous n’avons aucun argument pour justifier une quelconque négociation avec ceux qui mettent en péril la sécurité du pays.

En revanche, les BBI sont ceux qui ont fait du «pur» commerce illégal de frontière, qui se sont enrichis au détriment de la douane et du fisc. Rien que pour la fraude fiscale, le qualificatif «bon» n’est certainement pas approprié; il les distingue tout juste des premiers qui mettent en danger la sécurité de l’Etat et des citoyens. La classification a tout simplement un aspect analytique.

Pourquoi l’Etat devra-t-il négocier avec les BBI ?

Depuis l’indépendance et sur une période de plus de 60 ans, l’Etat a été laxiste, à l’égard du commerce frontalier dans des régions (gouvernorats) oubliées par les politiques de développement nationales. L’Etat avait laissé faire ce commerce avec la Libye et l’Algérie.

Les Tunisiens du sud tiraient avantage des transactions avec la Libye et une majorité de la population de ces régions trouvaient une source de revenus non négligeable.

De ce fait et sur plus de six décennies, et surtout depuis la révolution de 2011, une nouvelle classe de très riches commerçants transfrontaliers s’est constituée ayant un grand pouvoir financier qui échappe au système bancaire conventionnel (manipulation du cash en dinars et en devises).

Aujourd’hui en Tunisie, ces contrebandiers, sont riches, bien connectés entre eux, structurés de façon pyramidale et informelle. Ils représentent une sorte d’Etat financier dans une Etat de droit trébuchant qui cherche à se construire, à mettre une nouvelle réglementation.

Des années durant, l’Etat, le ministère des Finances et la Banque centrale de Tunisie (BCT) ont une très grande responsabilité dans la mesure où ils n’ont établi aucune règle institutionnelle pour obliger les BBI à faire transiter leur argent par le circuit financier officiel (banques et BCT) et à contrôler efficacement les flux de marchandises sur les frontières.

Nous ne devons pas ignorer une évidence, à savoir que le pouvoir financier est aussi puissant sinon plus puissant que le pouvoir politique, même aux Etats-Unis un des pays les plus démocratiques du monde.

En Tunisie, c’est de l’argent volatil qui peut disparaître aussi vite que les nuages et le vent. Sans oublier la volonté des barons (BBI et MBI) à manipuler les hommes politiques et les députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP): de la part des barons de l’informel, il s’agit d’une tentative de s’immiscer et de contrôler la politique.

Les premières arrestations des barons des deux catégories (mai 2017) par le chef du gouvernement Youssef Chahed n’a-t-elle pas créé la panique chez ceux qui sont restés libres. Il s’en est suivi une ruée sur les devises dans le pays à tel point que le gouverneur de la BCT s’est exclamé : «Le tourisme reprend, où sont les devises, on ne les voit pas.»

Selon un rapport d’International Crisis Group sur la Tunisie (avril 2017), basé sur des entretiens approfondis avec, entre autres, les riches contrebandiers. Ces derniers souhaitent vivement rentrer dans la légalité; ils souhaitent aussi que leurs enfants, actuellement étudiants en Europe ou aux Etats-Unis, s’installent et gèrent des affaires dans la légalité et la transparence.

Plusieurs pays dans le monde, sont soit des paradis fiscaux, soit receveurs de capitaux étrangers sans demander leurs origines (pays du Golfe, principauté de Monaco, etc.), et de ce fait, ont profité d’un développement et d’une croissance importante. Certains de ces pays sont devenus des places financières internationales (Dubaï).

Enfin et ironiquement, concernant les achats d’avions et d’armement imposés par les Etats-Unis à l’Arabie Saoudite; et donc les milliards de dollars raflés par le président américain Donald Trump : est-ce que cet argent est plus propre ou plus sale que celui gagné par les BBI ?

Eléments pratiques d’intégration des barons de l’informel

Pour les décideurs de la politique économique du pays, toute la réflexion doit porter sur la recherche d’une stratégie de nature à intégrer ces BBI dans un développement économique régional générateur d’emplois et de dynamique économique. Une stratégie qui permettra aux BBI, tout en sortant de la clandestinité, d’intégrer le secteur structuré par la grande porte de la légalité comme ils l’ont souhaité et affirmé aux enquêteurs d’International Crisis Group.
Une telle stratégie viserait deux objectifs : le premier est d’éviter la fuite des capitaux –surtout des devises – vers l’étranger; le deuxième est une légalisation des BBI qui élargirait l’assiette fiscale de l’Etat et donc augmenterait ses recettes.

A notre avis l’erreur à ne pas commettre est de continuer «la chasse aux sorcières» des BBI; bien au contraire, il faut les amadouer, les inviter à la table de négociation. L’épreuve de force entraînerait à coup sûr la fuite des capitaux et surtout des devises dont le pays en a un grand besoin.

Parmi ces éléments et sans aucune intention d’être exhaustif, on peut citer :

* l’Etat, par sa reconnaissance légale, leur délivrera une carte de commerçants ou d’entrepreneurs avec la possibilité de créer des sociétés d’import-export;

* l’Etat devra les convaincre pour récupérer ses dus, au moins partiellement, sur les droits de douane prouvés, établis et restés impayés par les BBI;

* l’Etat pourrait trouver chez les BBI, une source d’emprunt et de crédit (en dinars et en devises) à faible taux d’intérêt et ce pour palier au manque de capitaux dans les finances publiques; c’est plus rationnel que de s’endetter sur le marché international à des conditions draconiennes;

* l’Etat peut et doit proposer aux BBI le financement des projets d’investissements pour le développement des régions défavorisées (au sud : Ben Guerdane, Tataouine… et au nord-ouest : Kef, Kasserine, Siliana…).

Parmi ces projets et à titre d’exemples on peut en citer deux :

* l’établissement d’une zone franche à Zarzis, qui date de plus 15 ans et qui est resté sur le papier. L’Etat proposera aux BBI de construire cette zone franche; ils le géreront et loueront les locaux; un bureau du fisc y sera installé pour la perception des faibles impôts et/ou des taxes préalablement fixées. Concrètement, un cahier des charges sera établi d’un commun accord entre l’Etat et les BBI et qui fixera toutes les modalités pratiques et réglementaires (liste des produits prohibés à l’import et à l’export, périodicité de la perception des taxes, etc.);

* les citoyens libyens sont de très grands demandeurs de soins médicaux en Tunisie. L’Etat proposera aux BBI d’investir dans la construction d’une clinique rassemblant toutes les spécialités médicales, à Ben Guerdane par exemple. L’Etat s’engagera à pourvoir la clinique des spécialités nécessaires selon la demande. Comme pour la zone franche, un cahier des charges approprié sera préétabli;

D’une manière plus générale, mise à part le pétrole, ressource naturelle qui a fait l’objet de plusieurs contestations sociales «provoquées»; la région de Tataouine a d’importantes richesses naturelles dans son sol et sous-sol (premier ou second gisement mondial de ‘GIBSS’ sous-exploité par une unique entreprise, des carrières de marbres multicolores, d’importantes nappes phréatiques d’eau douce, des plantes aromatiques et médicinales exportées à l’état brut aux Etats-Unis et au Canada…).

De façon parallèle, une sévère et stricte réglementation devra être établie pour sanctionner les récidivistes.

Cet ensemble de suggestions est orienté à contre-courant de la lutte contre les contrebandiers et les commerçants transfrontaliers. Après six décennies de laxisme complice de l’Etat, nous estimons que la chasse aux sorcières entreprise par le chef du gouvernement est contre-productive. La rationalité et l’efficacité exigent de tirer profit de la manne financière (hors système bancaire) détenue par les BBI en contrepartie d’une légalisation négociée : une entrée des BBI dans le secteur structuré légal. Une négociation Win-Win.

* Professeur universitaire en économie et statistique, spécialiste du secteur informel. 

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