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Tunisie : Activité privée complémentaire et chômage des médecins

Un professeur de médecine pratiquant l’activité privée complémentaire (APC) condamne au chômage 20 de ses collègues médecins libéraux.

Par Dr Mounir Hanablia *

L’affaire des stents périmés a proprement secoué le champ de la cardiologie tunisienne et continue de faire des remous. Des personnes ont été arrêtées et l’enquête, aux mains du pôle judiciaire financier, se poursuit normalement.

Mais alors qu’elle semble cibler principalement le champ de l’activité libérale, le ministère de la Santé Publique a apparemment décidé de réformer l’activité privée complémentaire (APC) des professeurs en médecine. Dans quelle mesure ?

On l’ignore encore, mais il semble que les nouvelles décisions provoquent le mécontentement, en particulier auprès des cardiologues.

Aux sources d’une polémique

L’échange polémique survenu récemment sur facebook, entre un Professeur de médecine, et un personnage taisant son identité derrière un pseudo, Ranjeet Singh, semble cependant, à travers la rancœur qu’elle traduit, en révéler plus sur le discours et les relations de pouvoir à l’œuvre à l’intérieur du champ de la cardiologie.

Cette polémique avait été déclenchée par une remarque ironique concernant la réussite au concours de professorat d’une cardiologue membre du bureau directeur de la Société tunisienne de cardiologie et de chirurgie cardiovasculaire (STCCCV), et à laquelle ledit professeur a jugé devoir répondre. De quelle manière ? En accusant son auteur d’avoir «démoli» ses collègues, d’être un dépressif désœuvré mais néanmoins nullement désargenté, passant ses journées à se défouler en publiant des articles dans un cabinet médical, «au cas où il en disposerait» selon lui, ce qui serait d’après lui «injuste».

Cette dernière remarque particulièrement désobligeante ne peut dans la cardiologie, en Tunisie, que s’adresser à moi-même puisque, à ma connaissance, il y a eu une période révolue où je m’étais consacré uniquement aux actes médicaux dans les cliniques en négligeant et en fermant mon cabinet nullement rentable (cela ne fait pas de moi un criminel), que je suis le seul à publier régulièrement des articles sur les journaux électroniques, et que dans une lettre récente adressée au ministère de la Santé publique, je me suis plaint de l’injustice constituée par la concurrence déloyale à laquelle l’APC des professeurs soumettait la médecine libérale, alors même qu’une loi fiscale faisait obligation au spécialiste libéral de ne pas gagner moins que le salaire d’un médecin spécialiste de la fonction publique, et le soumettait éventuellement à un redressement fiscal.

Mais, apparemment, mon collègue, me soupçonnant d’être Ranjeet Singh, allait continuer dans la même voie en l’accusant d’avoir avec sa femme, accompagné un collègue, Faiçal Derbel, à Mumbai, en Inde, pour «acheter des rubis???!», alors qu’il travaillait avec lui, et qu’il cosignait ses rapports.

Le procureur de la cardiologie

A mon avis et jusqu’à présent, jamais quelqu’un n’avait publiquement livré en pâture au public le nom de ce collègue, qui malgré tout, demeure, et jusqu’à preuve du contraire, innocent.

Ce feu roulant d’accusations allait se conclure par un véritable défi, lancé au dénommé Ranjeet Singh (moi même?), celui de révéler sa véritable identité devant les 450 cardiologues de l’association, afin qu’ils connaissent le nom véritable «de celui qui veut les faire lyncher en public» (sic).

Il ne s’agit pas de savoir faire face à ce flot d’accusations et d’insinuations malveillantes, qui est ou non Ranjeet Singh; de toutes les manières la justice est en train de faire son travail et révélera toutes les connivences et les avantages délictueux, sinon le bien-fondé ou non d’accusations de diffamation.

Le plus remarquable c’est d’abord que le Professeur s’arroge le pouvoir de parler au nom de 450 à 500 cardiologues, et d’agir comme un procureur de la cardiologie, afin de démasquer, et de désigner à leur vindicte, celui qui veut leur perte, «le cardiologue chômeur devenu journaliste d’investigation» (quelle déchéance !!!).

On voit bien une fois encore qui il vise. Et le Professeur, le grand universitaire d’extraction modeste arrivé à la force du poignet, exerçant dans l’un des hôpitaux les plus prestigieux, a semblé en fait désireux de fédérer l’ensemble de la profession autour de sa personne et contre un ennemi commun, moi-même (Ranjeet Singh???) qui, depuis un an et demi, n’ai pas cessé de dénoncer l’abîme dans lequel la profession avait été entraînée, non seulement par les pratiques d’un certain nombre de collègues, mais aussi par la gestion désastreuse de la communication avec le public, réalisée par le bureau de la Société de Cardiologie.

En principe la défense des intérêts moraux de la profession est du ressort exclusif du Conseil national de l’Ordre des médecins. Mais apparemment le professeur a décidé de lui substituer, dans le domaine de la cardiologie, sa propre autorité.

Pourquoi avoir choisi ce moment particulier, après un an et demi de philippiques dans les journaux électroniques?

Probablement parce qu’il a estimé son propre prestige terni par les nouvelles mesures prises par le ministère contre l’APC, limitant sa propre liberté de mouvements ainsi que ses revenus, et qu’il a jugé nécessaire de se construire, auprès de ses collègues et de ses correspondants, une nouvelle prééminence, une nouvelle légitimité, particulièrement face aux cardiologues libéraux dont beaucoup, sans l’affirmer ouvertement, demeurent toujours profondément opposés à l’intrusion des hospitaliers dans la médecine privée.

Le Professeur, face à une affaire pourtant aux mains de la justice, et ne concernant qu’une poignée de délinquants en blouses blanches, le fameux gang des cardiologues, a parlé de lynchage public de l’ensemble de la profession, afin de salir ceux qui, en dénonçant ces pratiques, apparaissaient honnêtes, de terroriser la totalité de ses collègues, et de leur faire comprendre que si l’APC était supprimée, c’est toute la profession qui coulerait avec les hospitaliers, et que plus personne ne les défendrait.

Et c’est bien de cela qu’il s’agit, ce qui a poussé le Professeur à réagir, se manifester, insulter, terroriser ses collègues, et, cerise sur le gâteau, accuser autrui d’incompétence au point de leur préférer les guérisseurs, ce n’est pas la défense de leurs intérêts professionnels, mais la perspective de la modification de son propre statut dans l’activité privée par l’autorité de tutelle. A moins que ce ne fût son hostilité innée à mon égard qui me vaut depuis des années d’être ignoré par lui les rares fois où l’on se croise.

Ces médecins libéraux qu’on accule au chômage

Mais afin d’en revenir à Ranjeet Singh (moi, ainsi que lui m’en accuse implicitement?), sa réponse au défi lancé contre lui de révéler son identité sous peine d’être un lâche, allait être subtile, et sibylline. Il accepterait de le faire, si de son côté, le Professeur publiait ses déclarations d’impôts issues de ses activités privées complémentaires.

Bien sûr, ce dernier s’en abstiendrait, mais il allait néanmoins fournir un renseignement capital et, à bien des égards, fatal; ces revenus là équivalaient ainsi qu’il le reconnaissait lui-même à celui «d’une entreprise employant largement plus de vingt personnes» (sic !). Autrement dit, sans débourser un rond, sans prendre un seul risque, sans se soumettre à la concurrence à laquelle lui-même soumettait les médecins libéraux, et sans créer un seul emploi, alors même que les hôpitaux publics accusent un déficit financier sans précédent, et que le pays traverse une situation sociale et financière des plus délicates, le Professeur avouait, en toute bonne conscience, priver d’emploi 20 personnes, tout en disposant, en plus, de son salaire confortable issu de la fonction publique.

Or, c’est là que l’expression qui l’a mis hors de lui, «que d’étoiles au firmament de la cardiologie !» prend toute sa signification: dans cinq ans, ce nouveau professeur de cardiologie, dont on venait de fêter si chaudement le succès, soumettrait sa demande d’APC au ministère de la Santé publique, et sa présence dans son service public deviendrait aussi virtuelle que celle de ses prédécesseurs. Et c’est en définitive cela qu’il faut retenir : chaque APC, disposant pourtant d’un salaire confortable dans le secteur public, prive en fait potentiellement le pays de 20 emplois, ainsi que le Professeur l’a lui-même avoué, et quelquefois, de 20 cardiologues.

En conclusion, la question ici posée n’est pas le mépris démontré par mon collègue pour la liberté d’expression, qualifiée de journalisme d’investigation, ou pour les chômeurs, ou pour ceux qui gagnent moins; ce n’est pas non plus de savoir, qui est qui sur facebook, qui a travaillé avec qui, qui est allé avec qui en Inde ou ailleurs, et a acheté quoi; cela ainsi que toute autre accusation est désormais du ressort de la justice, qui fera toute la lumière en temps voulu et agira en conséquence.
Ce que je peux affirmer c’est que depuis 2013 et, contrairement au Professeur et à d’autres de ses collègues, je n’ai plus travaillé dans le cathétérisme avec qui que ce soit, ni été pris en charge par un fournisseur dans un congrès, et que personnellement je ne dispose pas d’un compte en devises.

La question n’est pas non plus la menace purement chimérique de lynchage public de 500 cardiologues, ainsi que l’a affirmé mon collègue. Non ! Le problème c’est le droit accordé, au nom de compétences mythiques, à des fonctionnaires publics salariés, de priver chacun son pays de 20 emplois dans le secteur privé, et de le revendiquer fièrement, à une époque où les citoyens en ont le plus grand besoin. Est-ce là le sens du sacrifice ou de la solidarité vanté par monsieur le chef du gouvernement?

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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