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Sept ans après le Printemps arabe, la Tunisie face à un avenir incertain

Si les élites tunisiennes continuent à «faire mumuse» alors que Carthage brûle, la seule démocratie naissante du monde arabe risque de s’autodétruire ou revenir à un régime autoritaire.

Par Francis Ghilès *

Cela fait sept ans que le dictateur Ben Ali a été déposé. Sa chute a décapité sa famille régnante prédatrice et légalisé la formation de partis politiques – notamment le parti islamiste Ennahdha. Elle a également déclenché une vague de soulèvements à travers le monde arabe. Cependant, aujourd’hui, la Tunisie fait face à une nouvelle révolution, à moins que ses dirigeants n’articulent et mettent en œuvre des réformes capables de redonner de l’espoir aux masses désespérées de jeunes sans emploi et sans instruction.

Le tsunami nahdhaoui balaie tout sur son passage

La liberté d’expression, qui a suivi la mise hors jeu de l’ancien régime, s’est transformée aujourd’hui trop souvent en une liberté au chantage et à l’insulte. Des élections libres et équitables ont accordé à Ennahdha et à son chef charismatique, Rached Ghannouchi, une majorité parlementaire, en octobre 2011, qu’ils ont perdue trois années plus tard – ceci constituant un cas rare d’un parti islamiste essuyant un revers électoral.

Au lieu de s’atteler à la tâche de réformer l’économie, Ennahdha s’était plutôt occupé à tenter de détricoter le Code du statut personnel, promulgué en 1956 par le fondateur de la Tunisie moderne, Habib Bourguiba.  Cette loi fondatrice accordait aux femmes tunisiennes des droits égaux à ceux des hommes – à l’exception des droits successoraux.

Ils se sont attachés à ajouter 140.000 employés à une fonction publique et à des sociétés nationales déjà excessivement pléthoriques – et, dans la majorité écrasante de ces nouveaux recrutements, il s’agissait de sympathisants du mouvement islamiste et très souvent de personnes qui ne possédaient pas les compétences requises.

Ils ont également fermé les yeux sur certains de leurs partisans extrémistes qui sont devenus des terroristes djihadistes et qui ont rejoint des camps d’entraînement en Libye voisine.

Résultats du passage d’Ennahdha au pouvoir: cela a eu pour effet de démoraliser un service public auparavant raisonnablement efficient; les attaques terroristes contre le musée du Bardo, à Tunis, et dans la station balnéaire de Sousse, en 2015, ont dévasté le secteur vital du tourisme; et les investisseurs étrangers potentiels ont pris peur de placer leur argent dans le florissant secteur industriel offshore.

Il y a à peine plus de trois ans, l’élection présidentielle a porté au pouvoir Béji Caïd Essebsi, alors âgé de 91 ans, un ancien ministre sous Bourguiba qui n’a jamais été lié aux dérives du régime Ben Ali (1987-2011). En 2012, il fonde Nidaa Tounes, une large coalition de partis laïcs, pour contrecarrer les idées d’Ennahdha.

Nidaa Tounes remporte le plus grand nombre de sièges dans le nouvelle Assemblée des représentants du peuple (ARP), mais la décision de Si Béji de former une alliance avec Ennahdha a instantanément entraîné une scission au sein de son parti, qui n’a plus fini de perdre ses députés.

Plus important encore, le président a refusé d’accorder à ses deux premiers ministres, Habib Essid et Youssef Chahed, les pleins pouvoirs qui leur sont octroyés par la nouvelle constitution de 2014.

L’alliance Nidaa Tounes et Ennahdha  a écœuré la majorité des Tunisiens.

Une économie agonisante

L’alliance entre Nidaa Tounes et Ennahdha a déconcerté les partisans des deux formations politiques et entraîné une sorte de jeu de miroir entre les deux dirigeants qui a écœuré la majorité des Tunisiens – les riches, autant que les pauvres.

La croissance économique a été morose et les comptes extérieurs du pays se sont sérieusement détériorés. Malgré l’accord conclu en mai 2016 avec le FMI, octroyant à la Tunisie un prêt de 2,9 milliards de dollars, la dette externe est montée de moins de 40% du PIB, en 2010, à près de 80%, l’an dernier, et le déficit des transactions courantes a doublé. La dette publique équivaut actuellement 70% du PIB, comparée à 40%, en 2010. L’année dernière, le dinar tunisien a perdu 20% de sa valeur contre l’euro et l’inflation a atteint une moyenne annuelle de 6,3%.

Pire, le secteur informel n’a cessé de s’étendre et il accapare actuellement la moitié du PIB, avec tout ce que ce phénomène implique comme distorsions économiques. L’Etat perd de précieux revenus fiscaux et les produits étrangers introduits clandestinement par la frontière tuniso-libyenne poussent les entreprises tunisiennes à mettre la clef sous la porte.

L’enveloppe salariale de fonction publique engloutit 40% du budget de l’Etat ou 15% du PIB, alors que le budget des investissements, qui est essentiel à la relance de la croissance, ne représente que 20%. Il n’existe aucune volonté politique de réformer un système fiscal extrêmement injuste qui encourage les classes professionnelles à éviter le paiement de l’impôt.

Des hommes d’affaires mafieux, qui ont fait fortune dans la contrebande, financent avec leur argent sale les partis politiques. Et, étant donné que l’autorité de l’Etat s’est délitée, les constructions anarchiques ont détruit la campagne; la petite corruption s’est répandue comme un cancer.

La jeunesse désespère et les jeunes entrepreneurs souhaitant mettre sur pied leurs propres affaires sont confrontés à des fonctionnaires indifférents et arrogants, ils sont soumis à une interminable course-poursuite des documents administratifs et n’obtiennent pratiquement aucune ligne de crédit auprès des banques. Sept gouvernements se sont succédé à la direction des affaires du pays et les deux derniers premiers ministres ont donné la preuve de leur incapacité à élaborer un plan de réformes audacieux.

L’UGTT, la deuxième plus ancienne centrale syndicale en Afrique, a toujours joué un rôle politique crucial en Tunisie, depuis sa création en 1946. Aujourd’hui, son secrétaire général, Noureddine Taboubi, qui se considère comme véritable faiseur de rois dans le pays, a récemment mis en garde le ministre des Finances contre toute tentative de privatisation des entreprises nationales.

La politique démocratique a dégénéré sous les effets conjugués de la corruption, les luttes internes et la démagogie. Lorsque les électeurs se rendront aux urnes pour voter, à l’occasion des municipales du printemps prochain, ils seront impitoyables à l’égard de ceux qui les gouvernent et il est fort probable qu’une forte majorité de jeunes Tunisiens choisiront de s’abstenir.

Le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, se considère comme véritable faiseur de rois.

Des élites déconnectées

Si leurs dirigeants les appelaient à verser du sang, de la sueur et des larmes, en contrepartie de la réalisation de grands travaux d’infrastructures publiques et la mise en œuvre d’un ambitieux programme de formation professionnelle, ils pourraient regagner la confiance et le soutien de nombre de Tunisiens.

Les récentes augmentations de prix décidées par le gouvernement Chahed ont été si maladroitement présentées qu’elles ne pouvaient qu’entraîner une réaction violente. Parmi les manifestants, des saboteurs se sont certainement infiltrés. De l’argent de mafiosi a, sans doute aussi, servi à soudoyer de jeunes casseurs pour brûler des édifices publics et mettre à sac d’autres établissements. Cependant, ceux d’entre les Tunisiens qui menacent le plus sérieusement la jeune expérience démocratique tunisienne, on ne les trouve pas dans les rues des villages pauvres de l’arrière-pays comme Kasserine ou Sidi Bouzid.

Ce sont plutôt ces élites de la Tunisie qui vivent confortablement dans les banlieues résidentielles de la capitale, notamment à Carthage. Si cette caste ne cesse pas de magouiller, une répétition encore plus violente que ce qui s’est passé en 2011 se prépare.

Certes, le président a joué un rôle très utile durant la transition démocratique, mais à présent il devrait accorder au chef du gouvernement, quel qu’il soit, les pouvoirs que lui reconnaît la constitution de 2014 et qu’il cesse de prétendre qu’il est une réincarnation de Bourguiba. (…)

L’Occident ne peut rester indifférent au sort de la Tunisie, car c’est bien l’intervention en Libye, menée par la France et soutenue par l’Otan, en 2011, qui a détruit le régime de Mouammar Kadhafi. Pourtant, personne à Paris, Londres ou Washington n’a pensé aux conséquences de la désintégration de la Libye. Selon un récent rapport de la Banque mondiale, la Tunisie perd annuellement deux points de pourcentage de croissance à cause de la crise libyenne. Si le pays venait à s’effondrer, la crise migratoire à laquelle l’UE est confrontée actuellement en Libye deviendrait totalement ingérable.

La Tunisie mérite un soutien économique occidental fort. Quelques milliards de dollars est une bien petite somme à payer pour empêcher que les feux qui consument Carthage ne se répandent.

Traduit de l’anglais par Marwan Chahla

*Francis Ghilès est chercheur associé principal auprès du Centre pour les affaires internationales de Barcelone. Il a servi comme correspondant du ‘Financial Times’ pour l’Afrique du nord de 1977 à 1995.

**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.

Source: ‘‘The Spectator’’.

 

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