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Tunisie-France : Emmanuel Macron ou le discours de la méthode

Les huit accords de coopération entre la Tunisie et la France signés, place est faite aux déclarations conjointes des deux présidents. Décryptage…

Par Yassine Essid

En regardant bien, on ne manquera pas de mesurer le contraste, à la fois triste et saisissant entre, d’un côté, le président remarquablement jeune d’une vieille démocratie et, de l’autre, un président qui se faisait vieux à la tête d’une démocratie qui vient juste de naître. Béji Caïd Essebsi, dur d’oreille qu’il était, se penchait souvent pour saisir au mieux, ce que son visiteur disait.

Ce qui passe, dans ce type de cérémonies, pour un jeu d’éloquence, se résume en fait à un discours informatif, explicatif et didactique donné par un dirigeant qui sait tenir son auditoire attentif, autant par le mouvement de son débit que par la tonalité d’une voix rythmée telle une mélodie. On était loin des discours officiels réglés comme une messe et ses répons.

Il n’y a pas que le grand écart de l’âge

En revanche, du côté tunisien, et à travers une élocution malaisée, la déclaration était agencée dans un bagout particulier, une langue de bois qui relève d’un système de communication désuet, propre aux autocraties tiers-mondistes, et dans laquelle la signification des mots est déterminée d’avance pour traduire une auto-louange qui, souvent, dissimule une triste existence et de pénibles vérités.

Béji Caïd Essbesi se lance, comme de coutume, dans un aperçu historique des relations bilatérales, exposant la nature et la portée des accords conclus. Dans de tels cas, on loue la qualité du partenariat, on célèbre le niveau de coopération et on rappelle que, sur les grandes questions géostratégiques les positions des deux pays reflètent une parfaite conformité à tout point de vue.

Les médias ont encore mauvaise presse aux yeux d’une vieille garde qui craint toujours le face-à-face et les questions déstabilisantes ou accusatrices, de même que le journaliste est souvent considéré comme un ennemi, et non pas comme un partenaire avec lequel on doit se sentir en confiance pour parler avec aplomb.

Répondant avec un certain dédain à la question d’un reporter de la chaîne française F2, concernant la répression des récentes manifestations et la grogne sociale qui régnait parmi les jeunes sans emplois, Béji Caïd Essebsi a rappelé sur un ton péremptoire et par une idée forte qui semblait si mal lui convenir, que «la Tunisie est un pays démocratique», depuis à peine trois ans, selon ses calculs.

En fait, Macron et Caïd Essebsi ont ceci de commun qu’ils héritent tous les deux de la démocratie. Le premier est à la tête d’un Etat qui se réclame l’héritier d’une révolution qui date de plus de deux siècles. Le second est l’enfant-survivant du régime de la tyrannie du parti unique qu’il n’a jamais combattu, même après son retrait de la politique. D’ailleurs, en matière de leadership, il reste un homme du passé, que ne perturbe aucune inquiétude démocratique, et qui n’a pas cessé de succomber dans l’exercice de sa fonction à la même tentation despotique qui régissait le mode de sélection et de nomination du temps de Bourguiba et de Ben Ali, propulsant aux hautes responsabilités les moins compétents parce que les plus proches, les plus vulnérables, les plus soumis ou ceux et celles qui ne risquaient pas de bousculer les usages et les traditions.

«Les solutions profondes viennent des peuples eux-mêmes»

Le lendemain, 1er février, Macron s’est adressé à la représentation nationale. Face à un parterre étrangement clairsemé pour une plénière, et devant un auditoire d’âmes timorées qu’on arrachait à sa torpeur à chaque annonce de promesses de crédits faits d’espèces sonnantes et trébuchantes, l’interminable exposé (53 minutes) du président français relevait cette fois de la leçon. Un discours de la méthode sur l’état d’«un grand pays, d’une grande nation, d’un grand peuple». Trois entités qui ne pouvaient, comme il le prétendait avec une émotion feinte, que lui inspirer «l’humilité».

La rhétorique de Macron, où les mots prennent le pas sur la pensée, trouvait d’abord un ancrage dans l’éternel compte-rendu de la prestigieuse histoire de la Tunisie : Carthage, Kairouan, l’indépendance, et les premières années d’une «démocratie inédite». Ce long récit était émaillé d’impressions personnelles, parfois abstraites, égrené d’un chapelet de grandes ambitions, de grands bonheurs à venir axés sur une longue liste d’aide et de soutiens matériels et financiers.

Quelques jérémiades sur notre triste sort renvoyaient parfois l’assistance à ses devoirs en lui rappelant toute la relativité du soutien économique et culturel de la France et des opportunités de coopération, car pour la Tunisie, c’est maintenant que tout commence et sa visite entre dans le cadre d’une stratégie commune qui relève autant de l’aide au développement que de responsabilisation, car, dit-il, «les solutions profondes viennent des peuples eux-mêmes».

La réflexion était bâtie sur toutes sortes de thématiques, à la fois sociopolitiques, géostratégiques et économiques. Les sujets sur les rapports interculturels, la dynamique historique voire anthropologique, fondaient la plus grosse partie des propos du président français. Il nous appris ainsi que la métaphysique occidentale et la croyance en un progrès cumulatif s’opposent à une réalité «d’une démocratie nouvelle», désormais à la recherche de repères et de nouvelles formes d’encadrement de la société notamment.

À ce propos, «la compatibilité de l’islam avec la démocratie», qui renvoie à la pensée du tristement célèbre prédicateur mondain, Tariq Ramadan, fait de la Tunisie, toujours selon Macron, «un modèle, un exemple inédit, un espoir», même si le but inévitable qu’elle se fixe est le développement économique.

«Enveloppe d’urgence qui arrivera dès l’année prochaine»

Cependant, de par l’histoire commune, la culture partagée, la francophonie, la proximité géographique, les tensions régionales, la France, comme partout ailleurs, «est de retour».

Investissement continu sur le plan scolaire, partenariat partagé en matière d’enseignement supérieur et de recherche, couverture de la dette en actions économiques, engagement de 1,2 milliard dans la période 2020-2022, exécution d’un plan d’urgence de 50 millions d’euros pour la formation l’aide aux jeunes entrepreneurs (applaudissements), arrivée imminente d’entreprises françaises et doublement des investissements français en Tunisie (applaudissements), «enveloppe d’urgence qui arrivera dès l’année prochaine pour accompagner nos décisions», sans oublier le déploiement de programmes, d’intégration des espaces économiques. Enfin, dans la mesure où la réussite économique passe inéluctablement par le renforcement des liens qu’entretiendra la Tunisie avec l’Union européenne (UE), la France, qui est déjà intervenue pour qu’elle soit rayée de la liste des pays ayant le statut de «paradis fiscal», lequel sanctionnait son incapacité à imposer l’obligation morale de payer les impôts et de mettre fin à l’impunité fiscale, sera, là aussi, à côté de la Tunisie.

Il y a aussi des projets de pure démagogie. Telle cette université franco-tunisienne au profit d’une génération dont le français n’est déjà plus la seconde langue et de moins en moins comme la langue co-officielle.

Si la coopération permet à des individus non apparentés de vivre ensemble, elle l’est encore davantage entre les nations, même si chacune tire un bénéfice plus grand de la coopération que de la non-coopération. Sauf que certains gagnent encore plus à ne pas coopérer si l’autre coopère.

Le concept de coopération est pour le moins suspect, tant il ressemble à un cas de vœu pieux. Son omniprésence dans les relations internationales tient alors lieu du mythe, de l’élan de sympathie un peu condescendante porté par une tradition occidentale prônant la gentillesse, la compassion envers le voisin, l’entraide et la générosité.

Dès lors, la parole désincarnée de Macron, qui cherche vainement à démontrer que la coopération n’est pas un ensemble d’actions motivées par un espoir de rentabilité tangible, mais la concrétisation d’actes généreux, relève de la pratique du prêche d’un curé de campagne à ses ouailles: des paroles vraies et justes, un regard bienveillant, voilà la meilleure manière d’exprimer à Dieu notre amour pour lui.

Les turpitudes de l’exécutif et l’incompétence des partis

Cette nouvelle démocratie que décrit Macron en termes laudateurs, revendiquée comme un succès historique, saluée comme le début d’un processus de transformation rapide et profond du système politique, n’a jamais été aussi confuse, instable et incertaine. Et les défis reconnus, qui nous valent aujourd’hui l’engagement prudent de la communauté internationale, sont anéantis par les turpitudes de l’exécutif autant que par l’incompétence des partis dépourvus de ligne politique, qui font que les enjeux ne sont pas uniquement d’ordre financiers, encore moins tributaires des soutiens étrangers.

Répéter d’une manière incantatoire en se congratulant mutuellement à grandes tapes dans le dos, fêter l’avènement de la démocratie, se prévaloir de l’Etat de droit, affirmer que réussites et échecs seront partagés, admettre le besoin de l’entraide, et agiter l’espoir des lendemains qui chantent, sont le propre du discours vague et des propos de circonstance. Ils ne sont que des mots derrière lesquels la réalité s’efface et cesse d’être perceptible.
Sauf que ce modèle de coopération tant célébré se réduit dans l’esprit de centaines de milliers de jeunes et moins jeunes, chômeurs ou salariés, à une forte aspiration à l’exil. Alors cette histoire millénaire partagée se retrouve aujourd’hui ramenée au parchemin qu’enseignants, chefs d’entreprises, chercheurs et candidats à des stages de formation en France n’arrivent à obtenir qu’en se soumettant à l’arbitraire absolu d’un guichetier sous-traitant du service consulaire.

D’ailleurs, dans sa promenade à pied dans la Médina de Tunis, et en signe d’ovation, la seule manifestation de bienvenue des badauds n’était pas «Vive la France !» mais le leitmotiv : «Macron, visas ! visas !»

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