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Libye : Vers un retour en politique de Saïf Al-Islam Kadhafi ?

La libération de Saïf Al-Islam Kadhafi constitue bien plus qu’une péripétie juridique. Quel rôle politique pourrait-il jouer dans la Libye de demain ?

Par Laurence-Aïda Ammour *

Libéré en juin 2017 après six ans de détention dans une prison de Zintan (djebel Nefoussa) dans le cadre de la loi d’amnistie générale adoptée par le Parlement libyen, Saif Al-Islam Kadhafi a immédiatement fait savoir qu’il entendait bien jouer un rôle dans la future Libye. Il a annoncé qu’il participerait aux prochaines élections présidentielles prévues en 2018 et qu’il mobiliserait des troupes pour mener une campagne militaire contre les groupes terroristes sévissant autour de Tripoli.

Sa libération survient quelques mois seulement avant avec la déclaration de Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’Onu en Libye depuis juillet 2017, pour qui le processus politique de reconstruction doit inclure toutes les parties et les élections parlementaires et présidentielle ouvertes à tout le monde, car «l’accord politique (n’est) la propriété privée de tel ou tel. Cela peut inclure Saïf Al-Islam, cela peut inclure les partisans de l’ancien régime que je reçois ouvertement dans mon bureau».

Saif Al-Islam a promis de restaurer la stabilité et la sécurité dans son pays, en accord avec les différentes factions politiques. Pour ce faire, il entend lancer un programme de réconciliation nationale sur la base d’une plateforme élaborée par ses soins durant sa captivité qu’il compte soumettre aux Nations unies afin d’organiser la période de transition politique.

Quels atouts?

Son premier atout est d’être soutenu par les tribus libyennes les plus influentes. En 2015, bien avant sa libération, Saïf Al-Islam avait été nommé chef du Conseil suprême des tribus libyennes c’est-à-dire représentant légal des tribus largement kadhafistes. Un choix qui illustre sa proximité avec des acteurs incontournables de la vie politique, dans un pays où les institutions tribales jouissent d’un poids social formel et informel non négligeable et restent un facteur de stabilité. En dépit du mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) qui vise à le traduire devant la justice internationale pour crimes contre l’humanité, cette aura tribale pourrait jouer en sa faveur pour arbitrer le duel entre Khalifa Haftar et Fayez Al-Sarraj.

Les alliances avec les tribus ont toujours permis au pouvoir libyen de consolider son hégémonie et sa puissance, même si l’allégeance des tribus n’est jamais définitive: le colonel Kadhafi lui-même fut porté au pouvoir par une junte militaire multi-tribale dans laquelle dominaient les deux principales tribus de Libye, celle des Warfallah de Cyrénaïque et celle des Meghara de Tripolitaine. La plupart des tribus de Cyrénaïque demeurant attachées à la monarchie, le colonel Kadhafi réussit un coup politique en épousant une fille du clan des Firkèche, membre de la tribu royale des Barasa, ce qui lui assura le ralliement de la Cyrénaïque rebelle.

Arrestation de Saif Al-Islam en novembre 2011.

De plus, financièrement parlant, Saïf Al-Islam aurait à disposition 20 milliards de dollars ayant échappé au gel des avoirs de Kadhafi décrété par l’Onu, pour une fortune familiale estimée à quelque 300 milliards de dollars.

Son second atout est qu’il a plaidé pour de réelles réformes économiques auxquelles beaucoup de Libyens étaient favorables. Il a été l’instigateur du processus de modernisation de la Libye qui a conduit à une certaine détente avec l’Occident, et ce en dépit de l’hostilité de sa famille. Il a permis une certaine libéralisation du marché visant à ouvrir l’économie libyenne aux investisseurs étrangers.

Comme le notait en 2011 un diplomate américain: «Saïf Al-Islam Al-Kadhafi était réellement intéressé par d’authentiques réformes en Libye, mais son père l’en a empêché. Mouammar a signifié à Saif que s’il continuait à parler de réformes il le mettrait sur la touche et nommerait son frère Khamis à sa place. C’est pourquoi Saif a soudainement changé son fusil d’épaule et a menacé les rebelles que la Libye n’est ni la Tunisie ni l’Egypte et que des rivières de sang couleraient s’ils continuaient à s’opposer à son père. Les relations entre Saïf et son père ont pourtant continué de se détériorer. Khamis qui dirige les troupes d’élites est le seul fils sur lequel Mouammar peut compter. Saïf s’est apparemment retiré de la scène même s’il lui arrive de faire des apparitions dans les médias. Il est d’humeur maussade et pense que son père a laissé passer une opportunité historique de réformer le système pour donner un nouveau souffle à son pouvoir afin qu’il bénéficie d’une légitimité populaire.»

Ayant défendu à maintes reprises l’idée d’une Constitution, il avait été question qu’il puisse occuper un poste politique au sein du gouvernement afin d’acquérir la légitimité indispensable à la rédaction de ce texte.
Il a mené à bien le projet de réconciliation entre le gouvernement et l’opposition islamiste par le biais de la Fondation Kadhafi qu’il dirigeait: il s’agissait d’amorcer un dialogue avec le Groupe islamique combattant libyen (GICL) afin d’encourager la déradicalisation de ses membres. Au terme de deux années de discussions, l’organisation djihadiste a corrigé sa vision de la religion dans un «Code» de 417 pages intitulé «Etudes correctives dans la compréhension du Djihad» (GICL, Corrective Studies on the Understanding of Jihad, 2009) où les dirigeants du GICL reconnaissaient que le recours à la lutte armée contre leurs coreligionnaires (et donc contre le régime de Kadhafi à l’époque) était contraire à la loi islamique, à l’exception notable des cas d’occupation étrangère. Par souci de réconciliation, d’anciens membres du GICL ont été insérés dans le jeu politique libyen. Ce type de reniement est inédit dans les milieux djihadistes. En contrepartie, entre 2009 et 2011, le régime libyen a libéré près d’un millier de militants du GICL (dont Abdelhakim Belhaj devenu en 2011 gouverneur militaire de Tripoli), détenus dans les prisons du régime, et Saïf Al-Islam a entrepris de dédommager les familles des islamistes tués lors du massacre de la prison d’Abou Salim (1996).

Convaincu de la nécessité d’entreprendre également des réformes politiques, souvent contre l’avis de son père, Saïf Al-Islam avait exposé ses intentions dans un discours prononcé lors de la fête annuelle de la jeunesse en 2009: «(Il) a implicitement critiqué les décisions prises par le régime de son père, en a appelé à des changements profonds du système de gouvernance, a plaidé pour son programme de réformes sociales, politiques et économiques et a déclaré qu’il entendait se retirer de la politique afin de concentrer son action sur la société civile et le développement. Constatant que la Libye avait souffert de ‘‘stagnation’’ durant la période des sanctions, il a insisté sur l’ambitieux programme gouvernemental de développement (…) Il a plaidé pour une société civile plus forte, une réforme judiciaire, un plus grand respect des droits humains et plus de liberté pour la presse.»

Cependant, face à l’opposition de nombreux membres de sa famille soucieux de maintenir le statu-quo politique, il avait préféré se retirer de la politique. Un télégramme diplomatique de l’époque mentionne ces désaccords familiaux comme l’obstacle principal à son adoubement paternel: «Plusieurs événements récents laissent penser que les tensions entre les fils de Mouammar Kadhafi vont croissant, et que Mouatassim, Aisha, Hannibal, Saadi et peut-être même sa propre mère, sont ligués contre le potentiel héritier, Saif Al-Islam. Ces tensions semblent liées au ressentiment qu’ils éprouvent face à la popularité de Saif Al-Islam en tant que personnage public du régime. (…) Des désaccords plus profonds tiennent d’une part aux réformes politiques et économiques proposées par Saïf Al-Islam qui pourraient aller à l’encontre des intérêts familiaux, et d’autre part à la manière dont il a tenté de monopoliser les secteurs les plus lucratifs de l’économie.»

Saif Al-Islam condamné à mort en 2015.

Son troisième atout réside dans la réactivation des réseaux pro-Kadhafi en Libye et à l’étranger. Car pour les Kadhafistes, il représente l’unique figure politique capable d’unifier la future Libye. Bien que certains d’entre eux aient rejoint le maréchal Khalifa Haftar après avoir bénéficié de l’amnistie promulgué par le Parlement de Tobrouk, les rangs des fidèles de Saïf Al-Islam sont apparemment mieux structurés et ne se privent pas de mettre en avant l’image moderniste et la bonne éducation de leur leader lors de leurs campagnes de promotion. Pour l’instant, tant que la date des élections reste incertaine, Saïf Al-Islam cherche plutôt à agir discrètement sur les configurations politiques, quelles soient tribales ou non.

Il a aussi des partisans dans la région du Fezzan en la personne du général Ali Kanna Souleyman, un Touareg fidèle à Kadhafi et ancien chef des forces armées du Sud basé à Oubari. En 2011, Ali Kanna avait fui au Niger puis était rentré en Libye deux ans plus tard. Son coéquipier, Ali Charif Al-Rifi, ancien chef de l’armée de l’air, était rentré en 2017 après six ans passés au Niger.

Kanna, qui a constitué une armée sudiste ne soutenant ni Tripoli ni Tobrouk, est prêt, le moment venu, à s’allier avec tous ceux qui reconnaîtront la légitimité d’un gouvernement inspiré de la «Jamahiriya». Il a été nommé à la direction des «Forces armées de la Libye du Sud» par des officiers Kadhafistes en 2016.

La montée en puissance du général Kanna coïncide vraisemblablement avec le renouveau du Kadhafisme en Libye qui gagne toujours plus de terrain. Ainsi, pour son plan d’encerclement de Tripoli, Khalifa Haftar va avoir besoin du soutien des Kadhafistes du Fezzan, une région stratégique qui abrite les champs gaziers et pétroliers de Mourzouq, Charara et Al-Fil contrôlés par les troupes d’Ali Kanna depuis mai 2017.

Aujourd’hui en position de force, Ali Kanna, qui aurait des liens étroits avec les services de renseignement algériens, est en mesure d’offrir à Saïf Al-Islam non seulement une solide protection personnelle, mais aussi un vivier de vétérans armés capables de faire de lui une force politique dans le Sud.

Hors des frontières libyennes, Saïf Al-Islam bénéficie du soutien d’anciens militaires ou de certaines ethnies qui le voient comme le digne successeur de son père et l’unique recours à un retour à la grandeur d’antan.

Tahar Dahech, ancien responsable des comités révolutionnaires internationaux sous Kadhafi, aujourd’hui exilé en Tunisie, indiquait en 2016 que dans les cercles militaires comme dans les camps de Haftar ou d’Al-Sarraj, Saïf Al-Islam a des soutiens qui se préparent à son retour: «Il ne faut pas oublier que Kadhafi est très populaire à l’extérieur. Nous avons des partisans prêts à venir nous aider de l’extérieur, notamment des pays africains. Sans compter tous les Libyens exilés en Egypte, en Tunisie et ailleurs, c’est au moins 3 millions de personnes dont beaucoup sont de notre côté, car ils ont vécu une expérience amère depuis six ans».

Un autre groupe de fidèles basé en Tunisie depuis 2012 et dirigé par un Français, Franck Pucciarelli, prétend compter 20.000 membres en Libye, et entre 15.000 et 20.000 anciens militaires libyens exilés et prêts à rentrer au pays.

Dans les zones touarègues du Mali et du Niger, la mort de l’ex-guide libyen a été vécue comme une catastrophe car Kadhafi y avait réalisé de colossaux investissements en faveur des populations. Malgré la politique ambiguë de Tripoli à leur égard, oscillant entre discrimination culturelle et soutien à leurs rébellions, les Touaregs avaient été nombreux à s’être réfugiés en Libye, notamment à partir de la fin des années 1970. La disparition du leader libyen a par conséquent eu un impact direct sur ceux qui vivaient et travaillaient en Libye depuis une trentaine d’années. Beaucoup d’anciens soldats touaregs de l’armée libyenne se disent prêts à se battre pour le Kadhafisme, à tel point qu’aujourd’hui encore, à Agadez, on peut voir des portraits du leader défunt.

Au Niger, en juillet 2017, des réfugiés libyens ont mis en place un comité de soutien à Saïf Al-Islam et sont épaulés par des Nigériens de la société civile, notamment des étudiants. Ils mènent des actions de sensibilisation en faveur du second fils de Mouammar Kadhafi, de son père et de ses réalisations en Afrique.

Au Burkina Faso, le leader libyen reste considéré comme le bienfaiteur qui avait fait construire des routes, des centres sociaux, des orphelinats, des universités et des centres d’éducation féminine, et qui avait financé le quartier Ouaga-2000 dans la capitale.

Quelles perspectives?

Le plan d’action présenté en septembre 2017 par Ghassan Salamé devant le Conseil de sécurité de l’Onu pour préparer les élections présidentielles, prévoit plusieurs étapes institutionnelles, dont notamment la tenue d’une grande conférence de réconciliation nationale qui offrirait «à tous les Libyens l’occasion de se retrouver, de rénover un récit national commun, et de s’accorder sur les étapes requises pour achever la transition».

Sont aussi prévus un référendum sur la Constitution et la préparation d’une loi électorale. La France, qui tente d’imposer un scrutin au printemps 2018, risque de voir son action déjà ternie auprès des Libyens, décrédibilisée par l’arrestation à Londres de l’homme d’affaires Alexandre Djouhri, dans l’enquête sur un possible financement par le régime libyen de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy de 2007.

Ce rebondissement pourrait coïncider avec les objectifs des Kadhafistes «qui tentent d’harmoniser leur agenda politique libyen avec ce dossier en laissant entendre, comme ils le font depuis sept ans, qu’ils disposent des preuves du financement.»

Poignée de Fayez El-Sarraj et Khalifa Haftar en mai 2017 à Abou Dhabi. 

S’il revenait sur la scène politique à l’issue d’un vote qui n’aurait pas été truqué, Saïf Al-Islam, l’un des dignitaires de l’ancien régime encore vivant, pourrait avoir alors l’opportunité de revenir à la charge dans cette affaire. En mars 2011, le clan Kadhafi avait déjà brandi la menace de révélations sur le sujet après la reconnaissance par Paris du Conseil national de transition comme représentant légitime du peuple libyen. Saïf Al-Islam avait alors exigé dans une interview à Euronews que Nicolas Sarkozy «rende l’argent» qu’il lui avait été prêté pour financer sa campagne de 2007.

Car Saïf Al-Islam ne cache pas son intention de prendre sa revanche sur l’Histoire si l’occasion lui en est donnée. Mais à trois conditions:

– qu’il ne fasse pas les frais d’intérêts divergents internes et/ou externes capables de bloquer sa candidature à la présidence;

– qu’il ne soit pas mis hors d’état de nuire comme son père par des Etats ou des groupes armés ou politiques libyens ou étrangers qui préféreraient un gouvernement libyen faible mais docile;

– qu’il ne soit pas disqualifié par ses ennemis sous le motif du mandat d’arrêt international de la CPI.

Au plan interne, la libération de Saïf Al-Islam constitue bien plus qu’une péripétie juridique. Certains en Libye imputent sa libération aux manœuvres du maréchal Haftar qui viserait à consolider son alliance avec les réseaux Kadhafistes dans le but d’affaiblir le gouvernement d’«union nationale» de Tripoli. En effet, sa candidature pourrait peser sur les équilibres politico-militaires précaires d’un pays toujours fragilisé par les rivalités entre les gouvernements de Khalifa Haftar (soutenu par l’Egypte, la Russie et les Emirats arabes unis), et d’Al-Sarraj (soutenu par l’Onu et les capitales occidentales). Le retour de Saïf Al-Islam pourrait par conséquent redistribuer les cartes de la conquête du pouvoir.

Mais la vraie question reste celle de la pertinence d’élections présidentielles dans un pays en plein chaos, où la violence irrigue l’ensemble de la société. Autrement dit, les élections sont-elles un but en soi ou doivent-elles être l’étape ultime d’un processus préalable de réconciliation au niveau local et national?

Les tentatives de négociation entre les deux camps rivaux que ce soit à Tunis, à Alger, au Caire, à Paris, etc., n’ont en rien amélioré la situation sur place. Les Libyens sont épuisés par la violence, l’absence de sécurité et les conditions socio-économiques désastreuses. L’apathie générale laisse présager un désintérêt des citoyens pour des élections qui ne changeront fondamentalement rien de leur point de vue.
L’autre défi majeur sera de sécuriser les bureaux de vote alors que les enlèvements et les assassinats sont devenus monnaie courante, à l’exemple de celui du maire de Misrata, Mohamed Eshtewi, le 17 décembre dernier.

Enfin, en décembre 2017, Khalifa Haftar a unilatéralement décrété que l’accord inter-libyen de Skhirat (Maroc) du 17 décembre 2015 est désormais caduc et avec lui le gouvernement de M. Al-Sarraj.

Dans un tel contexte, le processus électoral que les capitales occidentales et les Nations unies appellent de leurs vœux, ne sera-t-il encore une fois qu’un mirage démocratique? Un processus technique formel dont l’Occident a le secret, ne sachant pas comment se décharger de la réalité d’un conflit africain autrement que par les urnes sans en traiter les causes profondes? Car les élections peuvent au contraire susciter la violence et apparaître comme un vecteur de polarisation de la société et d’instabilité, ainsi que l’illustrent de nombreux exemples en Afrique.

* Analyste en sécurité et défense pour l’Afrique du Nord-Ouest, associée au Centre d’analyse JFC Conseil.

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