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Tunisie : «Nous ne sommes pas encore une démocratie», a dit M. Jhinaoui

Un sur-président aux prérogatives limitées, un chef de gouvernement à la capacité décisionnelle entravée, une assemblée superficielle et une diplomatie qui brasse du vent. Sommes-nous une démocratie ?

Par Yassine Essid

«Nous ne sommes pas encore une démocratie». Exprimés ainsi, sans nuance, ces propos du ministre des Affaires étrangères, Khémaies Jhinaoui, figurant dans une interview accordée à la chaîne allemande d’information, DW-News, trouveraient immédiatement un large écho aussi bien dans les rangs de la bourgeoisie prospère et entreprenante qu’auprès des populations moins nanties, de plus en plus convaincues que cette démocratie tant revendiquée, qualifiée d’unique et exemplaire, aspirant vainement à une consécration internationale, a été incapable de mettre en place un cercle vertueux de la croissance économique et une ligne de conduite politique qui obéit à des préoccupations d’intérêt général.

Une classe politique mal préparée à la liberté

Excédés par la régression de mœurs de la classe politique, trompés continuellement par ses discours, les uns et les autres sont réduits au constat douloureux que la réalité est toute autre, que leur perception intellectuelle des réformes politiques, réalisée ou engagées, prend l’illusion du mirage.

On a pensé au départ qu’un petit pays, ouvert sur la Méditerranée, héritier d’une civilisation prestigieuse et conquérante, où la colonisation a laissé des empreintes linguistiques et culturelles marquées, qui dispose de ressources humaines et naturelles satisfaisantes, qui est très vite passé de l’état de dictature en contradiction flagrante avec les principes d’une économie libérale à un régime parlementaire; ce pays avait toutes les raisons de bien fonctionner et d’administrer au monde, surtout arabe, une belle leçon de démocratie.

Or, on s’est rapidement rendu compte que la démocratie ne peut s’exercer valablement lorsque le sens de la citoyenneté y est largement déficitaire, les courants d’opinions versatiles et manipulables, et les rivalités politiques archaïques, représentées par des clans et des quartiers. Déterminants dans le choix des candidats aux prochaines municipales, ils ne sauraient traduire, en effet, une réelle évolution démocratique.

La classe politique est manifestement mal préparée à la liberté. Elle affiche souvent une indifférence irresponsable, se nourrit de démagogie, reflète l’image d’une pluralité d’opinions des plus confuses, se trompe encore sur la nature exacte de la vocation de la démocratie qui implique un affrontement politique décent entre une majorité qui a le droit de gouverner et une minorité dont le rôle est de s’opposer.

Cette même élite politique serait vraiment frappée d’une incurable cécité pour ne pas admettre que le mépris de la chose publique relève aujourd’hui de pratiques politiquement légitimées et socialement encouragées. Elle n’a réussi jusque-là qu’à faire sombrer le pays dans une agitation permanente, en faire la victime de la dépravation des mœurs d’un milieu politique devenu synonyme parfois du «milieu» tout court.

Régression politique et déclin économique

Ainsi l’Etat démocratique tant espéré s’est-il engouffré au bout de 7 années dans les scénarios d’une possible régression politique et d’un déclin économique assuré, préparant à coup sûr d’amers réveils. Car le pouvoir d’achat, la création d’emplois, la capacité d’offrir des services publics efficaces, en bref, tout ce qui conditionne le bien-être matériel et spirituel des citoyens, est inséparable de l’aptitude à gouverner.

Les hommes politiques n’avaient cessé de surprendre par leur trivialité, leur penchant de la dissidence, parfois leur brutalité, leur incapacité à reconnaître l’objectif, désormais à leurs yeux désuet, de la cohésion nationale. Ils sont, quoi qu’ils prétendent, nullement concernés par le consensus politique et transforment tout débat contradictoire, normalement éclairé et respectueux des arguments des différentes parties, en autant de combats de parade propices pour imposer leur propre système de valeurs et leurs intérêts personnels. Chacun veut être le chef tout-puissant et refuse d’être sous-chef pour d’autres chefs tout autant préoccupés de leur soif de pouvoir et si peu de l’intérêt général.

En raison de cette inquiétante dérive, il conviendrait d’explorer l’une de ces voies qui conduisent au consensus qui ne saurait, cependant, s’identifier à une simple concertation autour d’un hypothétique gouvernement d’union nationale devenu informe à force de caducité.

Sur-président et sous-chef de gouvernement

Le consensus devrait plutôt se traduire par une réelle volonté politique d’accepter une personnalité capable de se placer au-dessus de la mêlée. Or, à cet égard, le présent détenteur de la fonction présidentielle, bien que théoriquement amoindrie par la limitation de ses prérogatives, est encore animée par la volonté de puissance et la dimension d’hégémonisme qui va avec. Non seulement il ne lâche rien, mais il est loin de représenter un sage consensuel.

Pire, de par les interférences familiales autant que celles de son entourage, il entrave l’exécution de n’importe quel pertinent programme présenté par un chef de gouvernement appelé à déterminer et à conduire la politique de la nation et devrait disposer, de par la constitution, de l’autorité nécessaire pour exécuter son programme en toute liberté et en toute autorité.

Or celui-ci, déjà lourdement handicapé par plusieurs ministres choisis ou imposés qui n’ont pas la brillance d’inventer des idées, se retrouve encore plus affaibli et ne survie que par une volonté de résistance pour contenir des mouvements menaçants incarnés par différents pôles en compétition, à leur tête la Centrale syndicale.

L’UGTT, rétive à toute subordination, n’a pas arrêté de contester toute option politique ou économique. Le droit à la liberté d’expression ainsi qu’à la liberté syndicale s’est progressivement transformé en droit d’ingérence dans les affaires du gouvernement et la conduite de l’Etat. Son secrétaire général a carrément fini par se substituer au pouvoir exécutif dès lors qu’il s’est arrogé le droit, sans consultation préalable d’aucune instance, d’effectuer une visite officielle en Allemagne au terme de laquelle il a signé un accord avec le groupe Dräxlmaier de câblage automobile, pour le recrutement de 4.000 nouveaux employés. A ce rythme, Noureddine Taboubi va finir par négocier, signer et ratifier des traités !

La Tunisie s’apprête également à redevenir un Etat policier. Le coup de force d’agents de sécurité armés contre le tribunal de première instance de Ben Arous augure mal de leur respect pour l’Etat de droit dans l’avenir.

Le ministère de l’Intérieur reprend ainsi du poil de la bête et s’impose de plus en plus comme le représentant d’un Etat dans l’Etat. La visite de son titulaire en Arabie Saoudite, accomplie dans la discrétion la plus totale et «sans mandat», prouve qu’il ne reconnaît plus le rôle régalien du chef de gouvernement en matière de sécurité intérieure et de maintien de l’ordre public.

Autant de forces qui entravent la capacité décisionnelle d’un Premier ministre pris en étau entre ceux qui veulent sa peau et ceux qui interrogent sa capacité à diriger et qui risque fort, faute d’un appui où s’adosser, de lâcher pied.

Quant à la pitoyable représentation nationale, dont les membres évaluent mal toute la dignité de l’acte de faire la loi, qui est censée occuper une place centrale dans un dispositif de réception, de formation et de mise en circulation de l’opinion publique, ses membres ne sont en vérité que les acteurs d’une mise en scène démocratique et l’hémicycle une tribune pour les députés sous-exprimés et frustrés et un exutoire qui leur permet d’évacuer une partie de l’humeur qui engorge leurs poitrines.

Voilà jusqu’où nous a menée une phrase somme toute anodine, prononcée par étourderie, par une erreur d’inadvertance, ou simplement par une négligence de langue.

Une diplomatie superficielle qui brasse du vent

Rappelons au détenteur du portefeuille des Affaires étrangères, qui n’a ni histoire, ni idéologie, encore moins une vision d’un monde qui se métamorphose en profondeur et invente des formes nouvelles qu’il faut savoir modeler et façonner, que la pratique diplomatique, plus que tout autre domaine, possède ses règles propres, et la politique extérieure d’un pays conditionne, sur la scène intérieure, la réussite ou l’échec de toute politique économique et sociale.

Partisan d’une diplomatie dictée par une superficielle géostratégie confortée par de vaines considérations économiques, il est réduit à n’être que le missi dominici du président de la république chargé de banales missions. Alors il s’égaye dans la nature comme un chaland fasciné par le vide, saute d’un avion à l’autre, accumulant accord sur accord. Exercice : calculez le coût unitaire d’un accord qui ne débouche sur rien.

À moins d’être le représentant d’une grande puissance, un diplomate ne peut s’octroyer le luxe de la liberté de dire, se permettre d’exprimer franchement des réflexions critiques sur la société, les institutions, les dirigeants politiques, les doctrines, les concepts tels que le pouvoir, la démocratie, le syndicalisme, le rôle des intellectuels, ainsi que ses propres perceptions des conflits internationaux.

Pour exemple, en langage diplomatique on «déplore» une décision politique pour ne pas sciemment la condamner, et on parle de discussions «franches et cordiales» pour ne pas avouer qu’on s’est quitté sur un total désaccord.

Dans le cas d’espèce, et au lieu de condamner la démocratie à un incertain dénouement, M. Jhinaoui aurait mieux fait de se contenter de parler de la Tunisie comme d’une démocratie fragile que l’on devrait soutenir autrement qu’en paroles. Car la diplomatie n’est jamais que la projection, sur la scène internationale, des aspirations qu’un peuple cultive pour lui-même en rêvant d’y associer quiconque désire les partager tout en sachant qu’elles ne seront que partiellement accessibles.

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