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Feuille de route de Carthage : Quel bilan économique 2 ans après ?

Il y a deux ans, la Feuille de Route de Carthage…

La Feuille de route de Carthage (FRC) a piloté l’économie tunisienne de façon irresponsable, erratique comme jamais auparavant dans l’histoire de la Tunisie. Explications…

Par Asef Ben Ammar, Ph.D *

Il y a 22 mois, le président Caïd Essebsi instituait ex nihilo un mécanisme de gouvernance baptisé Feuille de route de Carthage (FRC). Son objectif : créer un consensus politique immunisant la transition démocratique. Sa nouveauté : dépasser les clivages politiques et instituer une gouvernance apolitique. Son instrument : un Gouvernement d’Union Nationale (Gun), constitué par les signataires de la FRC (partis, organisations, syndicats, patronat, etc.).

Si l’arbre se juge à ses fruits, la FRC peut se juger à l’aune de ses résultats! Quel est donc le bilan économique de la FRC, deux ans après? Examinons les faits et interrogeons les indicateurs et proxys liés.

La FRC : concept et modus operandi

L’examen des législations régissant la Tunisie post-2011 nous apprend que la FRC n’est rien d’autre qu’un mécanisme «extraconstitutionnel», créé de façon ad hoc, en marge de la Constitution tunisienne et de son régime politique parlementariste. Et pour cause, l’idée de la FRC s’appuyait sur la négation du clivage politique gauche-droite, favorisant ainsi une gouverne moralisante opposant ce qui est «bon» pour le pays, à ce qui est «mauvais».

En clair, la FRC veut dépasser l’antagonisme droite-gauche (right and left) pour mettre à la place une dichotomie bien-mal (right & wrong). Ce n’est pas anodin comme changement de paradigme politique, pour la toute jeune démocratie tunisienne.

Certes, la FRC est une invention particulière ! Ses membres ont été triés sur le volet, de façon discrétionnaire, mais avertie des rapports de force politiques et des pouvoirs d’influence (ou de nuisance) des partis. La FRC, un club sélect qui ressemble à une «arche de Noé», qui met côte à côte tous les antagonismes politiques de la Tunisie post-2011: un parti islamiste avec des partis modernistes laïques, des communistes avec des ultralibéraux, des syndicalistes avec des patrons, des vieillards avec des jeunots, des élus avec des parvenus, etc.

Dans la foulée, la FRC désigne Youssef Chahed, un jeune technocrate, non élu et sans programme économique élaboré, comme chef de gouvernement. Le jeune Chahed devait composer avec cette mosaïque de «quotas de ministres»; certains ministres n’ayant jamais été élus, sans expertise en gestion publique et sans leadership avéré.

La FRC a balisé le chemin à faire avec 6 objectifs : «i) vaincre le terrorisme, ii) créer la croissance économique et l’emploi avec; iii) contrer la corruption et moderniser les administrations publiques ; iv) redresser les équilibres budgétaires; v) vitaliser les villes et les communautés et vi) renforcer l’efficacité gouvernementale et parachever l’édification des institutions démocratiques».

Le jeune Chahed devait composer avec cette mosaïque de «quotas de ministres».

La FRC : «célérité» et «efficacité» !

Plusieurs chantiers économiques complémentaires sont en ligne de mire de la FRC.

Sécurité. D’emblée, la FRC a prôné l’appui aux forces policières, militaires, douanières, pour restaurer le prestige de l’État et rétablir l’ordre. Des progrès louables ont été rapidement obtenus. Notamment, grâce à des pays occidentaux qui ont procuré leurs aides techniques et militaires. Les Américains et les Allemands ont aidé à la sécurisation des frontières, les Britanniques à la sécurisation du secteur touristique, les Français à celle des aéroports et des ports, etc. Cela n’a pas empêché l’Union européenne (UE) de flageller la Tunisie dans 2 listes noires de pays rongés par l’évasion fiscale et/ou par le blanchiment de l’argent sale.

Économie. Sous le patronage de la FRC, la Tunisie a organisé une conférence internationale (Conférence 2020), mobilisant ainsi plusieurs bailleurs de fonds et promesses de financement. Le Code des investissements a été mis à jour, espérant drainer plus d’investissements directs étrangers (IDE).

La FRC devrait aussi corriger plusieurs déséquilibres macroéconomiques. L’endettement, les déficits (budgétaire et commercial), la dévalorisation du travail et le recul de la productivité figuraient en tête de liste des actions urgentes à mener. Voyant les improvisations du gouvernement et le retard des réformes, le FMI a fini par s’installer dans le décor, avec la création d’une représentation permanente à Tunis. Le tout pour offrir de l’expertise à une gouvernance économique chancelante, déficiente en compétences.

Sur le plan international, la FRC a initié une diplomatie économique en direction de nouveaux marchés porteurs. Plusieurs missions économiques et visites d’État ont été réalisées pour exporter les expertises et les produits made in Tunisia.

Réformes. Cinq réformes économiques majeures étaient attendues relativement à l’administration publique, la fiscalité, la sécurité sociale, les sociétés d’État, le système de compensation des prix. Mais, 2 ans après la FRC, aucune de ces réformes n’a été menée à son terme; le ministère des Grandes Réformes gérait «plan-plan» ! Les rares réformes audacieuses ont été tuées dans l’œuf, faute de compromis au sein de la FRC. En cause, le pouvoir de «veto» octroyé à chacun de ses membres par la FRC. Plusieurs éditorialistes n’hésitent pas à traiter la FRC d’«étouffoir» ou trappe mortelle pour les réformes économiques.

La coalition Nidaa-Ennahdha a sacrifié l’économie pour se maintenir au pouvoir.

Quels indicateurs économiques, 2 ans après ?

C’est connu, les impacts ultimes (positifs et négatifs) des politiques économiques peuvent se manifester avec un certain délai ! Les économistes reconnaissent que malgré tout, une politique économique peut se prêter à l’évaluation à partir de 6 à 9 mois de mise en œuvre.

Indicateurs monétaires. Paralysée par ses tensions propres, et ne pouvant agir efficacement pour réformer l’administration publique, la fiscalité…, la FRC a adopté les politiques monétaires recommandées par le FMI. Pas pour rien, cela arrange les grands partis de la FRC : les politiques monétaires agissent par la magie de la «main invisible», ce qui peut protéger les partis de la FRC contre la grogne de la rue et les foudres des médias.

Chedly Ayari, l’ex-gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) a assumé la «sale besogne»! Il a manipulé à gré le taux d’intérêt directeur, le taux de change (dévaluation du dinar), etc. Il a fait tourner la planche à billets, pour suivre les élucubrations du ministre promoteur de la politique du stop-and-go (éternel ministre conseiller du chef de gouvernement)! Le citoyen lambda et le journaliste bêta ne pouvaient aucunement déceler toutes les ficelles et conséquences de la «main invisible» monétaire.

C’est donc sous la gouverne de la FRC que la «déperdition» du dinar a été actée. En deux ans, le dinar a perdu 21% de sa valeur, avec tous les dégâts induits sur l’inflation, sur le pouvoir d’achat et sur la fragilisation du tissu industriel.

L’inflation est passée de 3,3%, en mai 2016, à 7,1 % en février 2018. Cette inflation a impacté et de plein fouet les classes moyennes et les plus vulnérables. Elle pénalisé aussi l’épargne agrégée, le salaire réel des travailleurs, tirant encore vers le bas la motivation et la productivité du travail, ainsi que la compétitivité des entreprises.

Le taux d’intérêt directeur de la BCT est passé de 4% à 5,75%. Le capital financier est devenu plus dispendieux, siphonnant à son passage les liquidités et les ressorts de la demande agrégée. Le même taux est de seulement 2,25% au Maroc et de 2,95 % au Sénégal. Sous la gouverne de la FRC, la rupture entre l’épargne et l’investissement s’est accentuée de façon dramatique.

Indicateurs budgétaires. Les réformes fiscales promises par la FRC n’ont jamais été initiées avec vigueur. La masse salariale de la fonction publique n’a pas fléchi, avec presque 3000 structures publiques et 800.000 fonctionnaires (publics et parapublics) qui grugent (en salaire) plus de 60% des recettes fiscales annuelles (16 milliards de DT). Le service de la dette devient insupportable (8 milliards de DT par an), et l’État ne pouvait plus entretenir les infrastructures et procurer un service public convenable.

Indicateurs économiques. La FRC n’a pas pu restarter l’économie comme promis ! Le taux de croissance a été de 1,9% en 2017 et 1% en 2016. Or, il fallait au moins 5% par an pour infléchir le taux du chômage. Au Maroc, le taux de croissance frôle 5% par an, en 2018. Le taux de chômage est resté stoïque, avec 15,4% en général et de 40% chez les jeunes diplômés. La FRC et le GUN n’ont pas pu redonner espoir aux 650.000 chômeurs.

Le déficit commercial s’est creusé drastiquement. Les importations ont pris le dessus sur les exportations, et la fièvre de l’importation ne fléchit point! La FRC ne voulait pas réagir risquant de froisser les pays exportateurs (France, Turquie, Chine, etc.), et des importateurs puissants connus pour être des lobbyistes invétérés.

Ici, aussi les solutions implicites sont restées purement monétaires, basées sur la dévaluation du dinar.

La dette publique a atteint un summum de 70 milliards de dinars (70% du PIB), avec une augmentation de presque 10% par an. Malgré sa dérive constatée, le fardeau de la dette ne semble inquiéter personne au sein de la FRC. Aucun des documents de la FRC n’a inscrit dans ses préoccupations la lutte à l’endettement. C’est pourquoi les agences de cotation n’ont pas lésiné pour ruiner la cote de crédit de la Tunisie en 2016 et en 2017 (Fitch, Moody’s, etc.). Le service de la dette publique a explosé (avec des taux de 6 à 7%). La FRC a fermé les yeux sur le dopage par la dette d’une transition démocratique désormais incapable de se sevrer de son addiction à ce fléau dévastateur pour l’économie et pour les générations futures.

Les réserves en devises ont fondu comme neige au soleil! Alors qu’elles couvraient 112 jours d’importation en juin 2016, elles ne couvraient plus que 77 jours, en février 2018. Le seuil de sécurité requis est de 90 jours.

Les mouvements migratoires se sont accélérés durant la gouverne pilotée par la FRC, plus de 15.000 émigrants clandestins sont arrivés sur les côtes italiennes. Ce qui est nouveau a trait à l’exode des cerveaux (médecins, universitaires, etc.).

La FRC : de bouée à boulet !

Au-delà de ses échecs patents dans les divers chantiers économiques, la FRC a démontré deux effets pervers lourds de conséquences. Le premier concerne l’illusion de consensus généré par la FRC. Un véritable leurre qui ne dit pas son nom ! Malgré sa volonté affichée pour la négation des clivages politiques, la FRC a ravivé les clivages, tout en brouillant les repères pouvant flouer les électeurs et l’opinion publique. Rien pour honorer les promesses de la FRC!

Chacun des membres de la FRC jouait sa propre partition, moussait ses intérêts propres; brandissant au grand jour son pouvoir de blocage. Les membres de la FRC ont joué, chacun à sa façon, le free rider. Aucun n’a consenti tous les compromis attendus ! Aucun n’a honoré le consensus promis pour lancer les réformes économiques requises. Immaturité, politique, opportunisme tactique et incompétence technique expliquent les errements des politiques économiques conduites sous la gouverne de la FRC.

Le second pervers a trait à l’opportunisme affiché par les deux grands partis (Ennahdha et Nidaa), qui prétextant leur dévouement pour la FRC, finissent par se dérober de leurs promesses électorales. La coalition de ces deux partis apparaît désormais comme une collusion «immorale», capable de sacrifier l’économie pour se maintenir au pouvoir.

Le GUN, écusson de la FRC, n’a pas fait mieux! Les échecs économiques sont corrélés à l’incapacité de réformer. Ici aussi, deux facteurs expliquent cette défaillance économique. D’un côté, les ministres issus des quotas de la FRC se sentaient «indéboulonnables» par un chef de gouvernement fragilisé et incapable de remanier ses équipes. Certains ministres ont communiqué leurs dossiers économiques sur les plateaux de télévision, sans jamais publier un seul document fondé sur des données et des preuves empiriques soutenant leurs discours. Le ministre en charge des «Grandes Réformes» illustre cette triste réalité! Plusieurs conseillers économiques du chef du gouvernement, certains ministres et hauts fonctionnaires porteurs des dossiers économiques ne disposaient pas du minimum d’expertise économique et des compétences analytiques requises pour concevoir, élaborer et communiquer les coûts et les bénéfices des réformes économiques à initier. Aucune évaluation n’a été faite pour isoler les incompétents des sphères décisionnelles.

Les statistiques sont têtues ! Et qu’on le veuille ou non, la FRC a piloté l’économie tunisienne de façon irresponsable, erratique comme jamais auparavant dans l’histoire de la Tunisie!

La FRC a promis un consensus apolitique, mais a livré une gouvernance très politisée, a-économique, fondée sur le leurre, l’illusion et les promesses insensées. La FRC, une structure ad hoc est devenue progressivement un boulet, après avoir été justifiée comme bouée.

Sans aucun doute, la FRC et son GUN ont empiré le bien-être économique des Tunisiens. Il est temps de tirer les conclusions qui s’imposent pour réformer et agir avant qu’il ne soit trop tard!

* Analyste en économie politique.

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