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Un débat tant attendu sur l’économie tunisienne (1/2)

Même si l’environnement des affaires en Tunisie a chuté du 40e au 92e rang en 10 ans au classement de la compétitivité mondiale, les observateurs ne sont pas tous pessimistes quant aux perspectives de ce pays.

Par Francis Ghilès *

La mise à l’écart du gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie (BCT), le 18 février 2018, était attendue depuis longtemps. Ce départ représente indéniablement une date importante de l’histoire récente d’un pays qui, faisant face à des défis économiques et politiques grandissants, s’efforce d’enraciner sa transition démocratique.

La compétence de Chedly Ayari, 84 ans, ne convainquait pas. Il a été remplacé par Marouane El Abassi, un économiste respecté dont l’intégrité est irréprochable, qui a occupé des fonctions importantes en Tunisie et au sein de la Banque mondiale.

Le choix du chef du gouvernement, Youssef Chahed a été cautionnée par le président Béji Caïd Essebsi et approuvé par les deux-tiers des représentants du peuple, ainsi que le stipule la nouvelle constitution.
Marouane El Abassi a du pain sur la planche

L’autonomie d’un des piliers fondamentaux de la démocratie tunisienne a été sérieusement ébranlée à la suite du renvoi de Mustapha Kamel Nabli, un homme intègre qui a dirigé la BCT de la chute de Ben Ali, en janvier 2011, jusqu’en juillet 2012. Il fut contraint de démissionner par le président provisoire Moncef Marzouki.

La décision prise par le Parlement européen, le 7 février 2018, de faire figurer la Tunisie sur la liste des pays présentant de hauts risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme constitue une mise en garde sévère. Le pays doit absolument renforcer son système réglementaire bancaire et mieux superviser les transactions financières ou des failles peuvent être exploitées par des individus ou des groupes dont le but est et de financer des organisations terroristes.

Marouane Abassi a du pain sur la planche.

Les difficultés économiques auxquelles la Tunisie est actuellement confrontée ne surprennent personne. Le pays a grandement besoin de compétences politiques qui lui permettront de naviguer les eaux troubles de sa transition démocratique, à un moment où il est profondément secoué par des querelles politiques internes, une hausse de l’inflation endettement qui s’accroît dangereusement, dans une région déstabilisée par la crise en Libye, un des principaux partenaires commerciaux de la Tunisie et incubateur du terrorisme djihadiste.

Au lendemain des attentats contre le Musée national du Bardo et à Sousse [mars et juin 2015, ndlr], les dirigeants tunisiens ont fait preuve d’une grande détermination dans leur combat contre le terrorisme. Ils ont été aidés en cela par les principaux pays européens et les Etats-Unis. Depuis la chute de Ben Ali en 2011, l’Algérie a elle aussi soutenu avec constance son voisin tunisien. Aujourd’hui, le risque d’attaques terroristes a été sensiblement réduit. Les touristes étrangers, notamment anglais, retrouvent les plages de Hammamet et Monastir.

Ces mêmes dirigeants ont fait montre de beaucoup moins de détermination pour s’attaquer aux racines de la crise économique qui est bien plus profonde en 2018 qu’elle ne l’était en 2014. Les gouvernements successifs ont été incapables d’articuler une politique cohérente de réforme. Ils se sont limités, au contraire, à des réformes parcellaires contre-productives. Des réformes courageuses ont été promises maint fois, leur mise en œuvre à plusieurs reprises reportée et ce à l’agacement grandissant de leurs partenaires commerciaux étrangers, la France en premier lieu, mais aussi à la grande déception de plusieurs sympathisants de la Tunisie dont la France mais aussi de la Banque Mondiale (BM) et du Fonds monétaire international (FMI).

Le nouveau gouverneur de la Banque centrale de Tunis, Marouane El Abassi, un économiste respecté dont l’intégrité est irréprochable.

La nomination de M. EL Abassi offre une occasion pour le gouvernement tunisien d’articuler un plan audacieux et cohérent pour sortir le pays de cette crise économique complexe et prolongée.

Ces mêmes partenaires ont besoin d’être convaincus que leur assistance financière ne serve pas de rideau de fumée permettant aux dirigeants tunisiens de reporter, sinon éviter, des réformes douloureuses et de lutter sérieusement contre une corruption qui elle s’est bien démocratisée.

Les partenaires étrangers de la Tunisie ne sont pas sans reproches. Jusqu’au jour de la chute de Ben Ali, la BM, la Banque européenne d’investissement (BEI) et les présidents français successifs ont promu le pays comme étant un modèle de développement inclusif. Il faut tout de même rendre grâce à la BM qui, dans un rapport publié en mars 2014(1), a eu le courage de faire amende honorable et de reconnaître ses erreurs de jugement. La BEI et les supporteurs européens de Ben Ali n’ont jamais présenté leurs excuses au peuple tunisien d’avoir appuyé un système «asphyxié par sa propre corruption» et dont la famille régnante élargie empochait «un remarquable 21,3% du total des profits nets du secteur privé», selon le même rapport.

Quelques chiffres illustrent la gravité de la crise. Les dépenses publiques et l’enveloppe salariale de la fonction publique ont doublé depuis 2011, atteignant respectivement 32 milliards de dinars tunisiens (MdDT) et 14 MdDT. Pareille hausse, si elle se poursuivait, mènerait le pays inévitablement à la catastrophe. Le taux de la croissance économique oscille autour de 2%, du fait des pannes nombreuses dont souffrent les principaux moteurs de l’économie: les secteurs de l’industrie, du tourisme, des phosphates et engrais, et de l’énergie traversent tous une passe difficile.

Alors que les exportations des produits et des services tunisiens ont chuté, le déficit de la balance commerciale du pays a doublé pour atteindre les 12 MdDT (4 milliards d’euros) et les avoirs en devises ont sensiblement diminué. Ces réserves couvrent trois mois d’importations [78 jours à présent, ndlr]. L’an dernier, les exportations ont baissé, aggravant encore plus le déficit de la balance des comptes courants et la perte du dinar de 40% de sa valeur, depuis 2010.

La production et l’exportation du phosphate handicapées par les mouvements sociaux. 

Phosphate, pétrole et tourisme en berne

Trois exemples parmi tant d’autres illustrent la complexité de la crise dans laquelle le pays se trouve embourbé. Dans chacun des cas, l’origine des difficultés auquel la Tunisie est confrontée remontent avant 2011, souvent aux années 1990.

La production dans les secteurs du phosphate et des engrais a chuté des 2/3 alors que la main d’œuvre a été multipliée par 3 durant les six années de la période post-révolution, ce qui a eu pour effet de réduire la productivité de 90%.

La production tunisienne de pétrole brut couvrait 93% des besoins du pays en 2010, contre seulement 50% actuellement.

Dans le même temps, le gouvernement ne parvient à vendre des hôtels en faillite –pour lesquels leurs propriétaires continuent d’exiger des prix qui ne reflètent plus la valeur du marché.

L’histoire récente du pays explique, dans une certaine mesure, la difficulté qu’il y a d’ouvrir un débat sérieux et approfondi sur la refonte de ces secteurs. Des politiques courageuses visant à moderniser le secteur du phosphate et des engrais et à y associer des capitaux étrangers ont été lancées au début des années 1980.(2) Ces mesures ont perdu leur élan, suite à l’échec de Ben Ali de créer des emplois hors phosphates, dans une région pauvre et marginalisée alors que les effectifs du principal employeur, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) diminuaient.

Les gouvernements des années 90 et 2000 ont également refusé d’accorder à la CPG et au Groupe chimique tunisien (GCT) qui produisait des engrais et de l’acide phosphorique la liberté managériale nécessaire à toute grande entreprise fonctionnant à l’international. Cette liberté et la nomination à sa tête d’un Pdg de grande qualité, Mustapha Terrab, a transformé, depuis une décennie l’Office chérifien des phosphates (OCP) au Maroc d’une belle au bois dormant en un acteur international respecté.

Pendant la décennie 90, la CPG s’est trouvé enlisée dans un cycle infernal de mauvaise gestion et de corruption. Les joint-ventures qui associaient du capital étranger au GCT ont vu les investisseurs d’Europe et des pays du Golfe quitter la Tunisie. À la CPG, certains dirigeants locaux de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ont versé dans la corruption. Certains sont même allés jusqu’à établir leurs propres entreprises qui recrutaient une main d’œuvre bon marché, contre toute logique de leurs devoirs de syndicalistes. Les thuriféraires du «bon éleve» Tunisie n’ont rien remarqué ! Cette situation a provoqué, en 2008, la révolte du bassin minier de Gafsa qui était, a qui voulait voir, un signe avant-coureur des événements de 2011. Evoquer cette période semble impossible : une forme d’omerta règne qui arrange nombre de hauts cadres de la compagnie et une partie de l’UGTT.

La situation difficile que traverse le secteur de l’énergie est quand à elle le résultat d’une campagne de désinformation, menée entre autres par l’ancien président provisoire Moncef Marzouki, qui assurait qu’une corruption généralisée régnait dans la gestion des minces ressources pétrolières et gazières du pays. Les conséquences de cette campagne ont été désastreuses: la production de gaz et de pétrole a chuté et de nombreuses compagnies pétrolières étrangères ont quitté la Tunisie.

Cette campagne, qui est à l’instigation de l’ancien chef de l’Etat, a été relayée par certaines Ong étrangères qui prétendaient militer en faveur d’une plus grande transparence dans la gestion des ressources naturelles du pays. Plusieurs des «experts» en affaires tunisiennes de ces Ong étaient en réalité mal informés sur les dossiers qu’ils traitaient et connaissaient très peu l’histoire de ce secteur en Tunisie.

Quand les exactions du clan Ben Ali sont devenues publiques, certains se sont assignées la mission de faire la chasse à la corruption, même là où elle n’existait pas. Les réseaux sociaux ont souvent relayé les histoires les plus rocambolesques à ce sujet. Cela a eu pour effet de fragiliser un secteur pourtant été géré depuis l’indépendence par des hommes de grandes intégrité et compétence.

Les opérateurs du tourisme doivent trouver de nouveaux moyens de vendre la destination Tunisie dans un monde qui a radicalement changé. 

Le tourisme victime de sa frénésie de développement

L’industrie du tourisme, pour sa part, n’a pas été seulement victime du terrorisme. Elle a souffert également de cette période où l’or bleu (le tourisme) a détrôné l’or noir (le pétrole).

L’engouement pour le développement du tourisme, qui est devenu une frénésie, a été encouragé par la croissance du tourisme mondial durant les années 1990. Cela a aussi permis à de nombreux Tunisiens de blanchir leurs profits mal-acquis et de les faire fructifier par le biais de la spéculation.

Des «investisseurs» bien introduits ont pu ainsi acquérir des terres de l’Etat tunisien contre de modiques sommes et emprunter jusqu’à 90% des fonds nécessaires à la construction d’hôtels. En bonus, ces personnes ont profité pour construire des logements privés et parfois même des boutiques pour eux-mêmes et leurs enfants sur une partie de ces terrains légalement destinés à la construction d’hôtels.

Les prêts ont tous été non-productifs et ils auraient pu mener à la faillite des institutions financières comme la Société tunisienne de banque (STB), s’ils avaient été rendus publics. Ceux qui ont construit des hôtels ne portaient en réalité aucun intérêt pour la gestion de leurs établissements et refusaient souvent d’offrir à leur personnel la formation adéquate.

Ben Ali, lui, soutenait le développement du tourisme dans la mesure où cette industrie encourageait les médias étrangers à projeter une image d’ouverture de la Tunisie, image qui était démentie par la réalité d’un régime chaque jour plus répressif.

La Tunisie était devenue, selon le sociologue Waleed Hazbun, «une médina méditerranéenne postmoderne, où divers éléments des identités méditerranéennes de la Tunisie étaient rassemblés dans un espace et exposés ainsi pour attirer le regard du touriste international et les devises fortes que ce dernier apportait en visitant le pays.»(3)

Cette forme paradoxale d’«ouverture» a également marqué des modèles de développement suivis en Egypte, en Jordanie et au Liban.

Le défi auquel fait face le secteur touristique est multiple: il suppose l’attraction de nouveaux investissements de façon à rénover les hôtels; la découverte des nouveaux moyens de vendre la destination Tunisie dans un monde qui a radicalement changé durant les dix dernières années ou presque; et l’assainissement des bilans d’importantes banques tunisiennes.

Peut-être que l’avenir du secteur dépendra de ces nombreuses maisons d’hôtes excellentes qui ont vu le jour ces dernières années à travers le pays.

Il n’est pas étonnant, vu cet environnement, que la Tunisie ait chuté du 40e au 92e rang mondial au classement du Forum économique de Davos sur la compétitivité. En 2009, la Tunisie était le pays africain le plus compétitif. Depuis cette date, sa notation a été rétrogradée par Moody’s.

Etrangement, l’ancien gouverneur de la BCT était resté imperturbable face à la série de mauvaises nouvelles qui se sont abattues sur la Tunisie et il ne semblait aucunement affecté par la perte de la crédibilité dont il a pu bénéficier initialement lorsque, en 2014, il a tenté de se gratifier d’un quadruplement de son salaire.

Le nouveau gouverneur entame son mandat sur de nouvelles bases. Dans le même temps, les partenaires européens de la Tunisie sont en train d’exercer une pression forte sur le gouvernement pour qu’il renforce les règles de contrôle des transactions financières, de façon à éviter le risque de financement du terrorisme.

Les observateurs étrangers ne sont pas tous pessimistes. La Renaissance Capital, une société russe d’investissements et de placements bancaires spécialisée dans les marchés émergents, a soutenu dans un récent rapport (4) que la chute abrupte du dinar tunisien et la main d’œuvre qualifiée dont dispose le pays accordent à la Tunisie un avantage comparatif en matière d’attraction de capitaux étrangers.

Cela soulève la question de savoir si les potentiels investisseurs étrangers peuvent compter sur la stabilité politique et sociale et sur la capacité du gouvernement à mettre en œuvre des réformes courageuses.

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

À suivre : Quelle politique économique suivre (2/2)

Notes:
1) Freund, Caroline; Nucifora, Antonio; Rijkers, Bob. All in the family : state capture in Tunisia (English). Policy Research working paper; no. WPS 6810. Washington, DC: World Bank Group. 2014. 
2) See the chapter on Tunisian phosphates in Verhoeven, Harry (ed.) Environment Politics in the Middle East, Local Struggles Global Connections. London: Hurst Publishers, 2018)
3) Hazbun, Waleed. “Images of Openness, Spaces of Control: The Politics of Tourism Development in Tunisia”. Arab Studies Journal (Vol. XV No. 2/XVI No. 1). Washington, DC, Fall 2007/Spring 2008.
4) Renaissance Capital. Tunisia: Outperforming in the 2020s. 25 January 2018

*Francis Ghilès est chercheur associé principal auprès du Cidob (Centre pour les affaires internationales de Barcelone). Il a servi comme correspondant pour le ‘‘Financial Times’’ pour la région d’Afrique du nord de 1977 à 1995.

**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.

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