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Tunisie : L’univers enchanté des politiques ou la ronde des impuissants

«Accord de Carthage», «contrait social», «nouveau modèle de développement», «feuille de route»… À court d’idées et de solutions, les dirigeants politiques tunisiens ronronnent et tournent en rond.

Par Yassine Essid

Deux poissons rouges tournent en rond dans un bocal. Soudain, l’un dit à l’autre:

– Qu’est-ce qu’on fait pour les vacances?

– Si on tournait dans l’autre sens?

Cette courte blague résume à merveille l’essence de la politique de l’absurde pratiquée par ceux qui ont pour mission de diriger ce pays.

En effet, que font les trois principaux organes de l’Etat : présidence de la république, parlement et gouvernement, sinon continuer à vouloir nous duper en nous faisant croire que le monde tourne rond, et qu’on ne pourra jamais le faire tourner mieux?

Commençons par le non-événement le plus récent : l’énième réunion, mardi dernier, 13 mars 2018, des partis signataires de l’«Accord de Carthage». Un rituel que l’on ressuscite de temps en temps, qui ne vise à aucune sortie de crise, ne prétend à nulle solution, ne sert en définitive à rien, et dont la fonction est devenue si futile qu’on devine bien que sa création n’a été dictée que par le besoin de célébrer une imaginaire cohésion sociale.

Un jeu de dupes et aveu d’impuissance

Lors du dernier concile, qui a perdu toute solennité, les têtes pensantes qui prétendent encore servir l’Etat au profit du peuple, étaient présentes. Or, eu égard à leurs tribulations et aux vicissitudes politiques et économiques du pays, ils n’auraient fait en fin de compte que le regarder, impuissants, voire indifférents, s’enfoncer dans une crise politique et socio-économique sans précédent.

Pour sortir le débat de l’enlisement, les signataires de l’accord, toujours figés dans leurs convictions, n’ont rien trouvé de mieux à proposer que de créer une commission chargée d’évaluer le rendement du gouvernement et de dresser «une feuille de route» pour sortir le pays de la crise. Belle trouvaille ! Sauf qu’on a omis de signaler que le cadre de cet «Accord de Carthage» avait déjà été longuement négocié, fixé pour finir par donner mandat à un gouvernement d’union nationale dirigé par Youssef Chahed.

Dans ce cas, à quoi bon une commission si, partis politiques et partenaires sociaux sont incapables de vivre dans la réalité, de se dégager de leur engourdissement intellectuel, n’ont aucun projet et jouent au jeu de dupes ?

«Quand on veut enterrer un problème, il suffit de créer une commission», disait Clémenceau. Le président Caïd Essebsi, qui n’a rien d’autre à proposer, cherche à gagner du temps et à calmer les impatiences de tous ceux qui souhaitent, avec ou sans raison, se débarrasser du Premier ministre.

Quel tissu d’aberrations! Car que signifie cette idée d’«évaluer le rendement» d’un gouvernement en fonction et l’efficacité de l’ensemble de ses ministres? Quelle instance serait assez compétente pour juger une institution qui exerce un pouvoir exécutif et qui est uniquement responsable devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP)? À quoi serviraient désormais les représentants du peuple, leur président, la société civile et toutes les organisations qu’elle recouvre, les analystes économiques, et les rapports des experts du sacro-saint FMI? Enfin, comment rendre un minimum de crédibilité au travail du Premier ministre en le mettant sous surveillance?

Sa dignité encore une fois outragée, le chef de gouvernement, qu’un tel affront semble glisser sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard, aurait dû réagir avec fermeté, rappeler les signataires à la décence, et refuser la constitution d’une si honteuse et humiliante commission quitte à mettre en balance sa démission? À moins que le désir de conserver le pouvoir annihile toute pudeur et toute fierté personnelle.

D’aucuns reprochent au chroniqueur d’être un dilettante qui écrit au gré de sa fantaisie. Il est souvent jugé comme l’auteur de bagatelles frivoles qui ne servent qu’à divertir, qui vit de la critique qui sert ses propres intérêts, entretient des rapports élitistes avec le peuple, ou se contente, comme dirait Marx, d’interpréter le monde, ce qui n’est déjà pas si mal, au lieu de le transformer.

Or, à moins d’être un révolutionnaire qui veut bouleverser par tous les moyens les principes de l’ordre établi – et sur ce registre il trouverait difficilement place parmi les dealers de promesses électorales qui occupent aujourd’hui l’espace public, ou d’être un membre de l’establishment économique censé définir à intervalles réguliers de nouvelles stratégies pour le pays, ou les deux à la fois, le chroniqueur est appelé à se désolidariser de l’événement, quel qu’il soit. Témoin froid, nullement moraliste, il s’efface devant le vrai, consigne tout ce qui dans la vie politique ou économique retient son attention en essayant d’en élargir la perspective avec la conscience de l’historien avant que la mémoire ait le temps d’accomplir son lent travail de transformation.

Ceci étant précisé, passons à un second non-événement qui déroule une expertise tout aussi fantaisiste que celle imaginée à Carthage et élaborée, là-aussi, sans souci de réalisme. Il s’agit cette fois de l’appel fait par le président de l’ARP, Mohamed Ennaceur, pour l’adoption d’un «nouveau contrat social».

Sans jouer sur les mots, «contrat social» semble faire double emploi avec «accord de Carthage» puisque, ici et là, il est question d’un engagement de volonté entre plusieurs entités dans lesquelles se reconnaît la collectivité, qui sont appelées à laisser de côté provisoirement des relations basées antérieurement sur des approches conflictuelles, sur l’accumulation de griefs, sur la méfiance mutuelle et les surmonter dans l’intérêt du pays.

On imagine par conséquent difficilement le petit groupe de Carthage s’en aller réitérer, au palais du Bardo cette fois, l’esprit du rite originaire de magie politico-sociale.

Le rêve de retour de l’homme fort

Voyons d’abord quelles attitudes suscite le projet de «contrat social» une fois examiné le contexte d’énonciation de cette formule magique permettant d’accéder à l’univers enchanté promis par les professionnels de la politique.

Une première réaction renvoie au marasme économique, à l’agitation sociale, à la corruption qui n’arrête pas de gangréner le pays et à la débrouillardise érigée en système marchand qui échappe à toute statistique.

Ajoutons à cela, l’absence d’un leadership visionnaire, la pathétique platitude des gouvernements successifs qui n’ont jamais été capables de repenser le modèle de gestion du pays et procèdent toujours par réaction, l’hallucinante irresponsabilité des partis politiques et de leurs dirigeants gonflés de certitudes, pathologiquement focalisés sur leur image, en proie à l’obsession du pouvoir.

Il y a enfin la difficile restauration de l’autorité de l’Etat, une ARP transformée en foire d’empoigne où des députés de la nation, lorsqu’il leur arrive d’être présents, s’invectivent, se montrent du doigt, se dénoncent, se calomnient.

Face à cela, l’attitude la plus sommaire, mais qui prend de l’ampleur, consiste dans le rejet des principes démocratiques, jugés incompatibles avec les valeurs de la société, et le rêve de retour de l’homme fort. Un discours qu’on devine plus qu’on l’entend et qui vient en arrière-fond dans l’esprit des gens car il mobilise des affects élémentaires : la lassitude, l’incertitude du lendemain, la décomposition des espoirs et l’impression de la dissolution même de l’idée d’harmonie sociale.

Cependant, il arrive que le rejet de l’Etat au nom du peuple fasse appel à la raison. Par cette seconde attitude, on se garde de faire reposer sur les hommes et les institutions le poids du manque de performance économique, du délitement de l’Etat et la crainte de l’avenir, en recourant au langage du redressement national par une intensification du lien social à travers une action collective démocratiquement menée.

C’est, je crois, ce qu’on devrait entendre par «contrat social» : l’engagement politique de tous les acteurs à respecter un moratoire social renforcé par la primauté qu’acquiert le concept de «devoir national». Des vœux pieux si l’on accepte l’idée que la contestation sociale est plus que jamais le seul moyen servant de vecteur entre l’Etat et la société.

C’est ainsi que tout projet de réforme structurelle, destiné à engager une croissance à long terme, sera interprété comme un recul démocratique, la violation d’un tabou, ou une sanction économique émanant d’un gouvernement qui tolère par ailleurs le clientélisme, le népotisme, l’incompétence, la corruption, l’inégalité sociale, l’injustice fiscale, etc. Autant de motifs de colère, d’insoumission et de blocage.

Le bon élève transformé en cancre insolvable

Le président de l’ARP a par ailleurs annoncé la nécessité d’un «changement du modèle de développement» afin de «faire valoir l’intérêt national sur tous les autres intérêts individuels ou partisans». Sauf que, pour changer de modèle, il faut déjà en avoir un qui renvoi à une réalité concrète dont on est capable d’en reproduire le fonctionnement. Or, jusqu’à preuve du contraire, la politique de développement de la Tunisie, autrement dit l’accélération de la croissance du pays, repose sur une stratégie empruntée à la prescription standard des institutions financières internationales : transparence de l’action publique, lutte contre la corruption, réduction des dépenses de l’Etat, libre fonctionnement des marchés, privatisation, démocratie, et un État de droit.

Or, le bon élève salué en 2007 par le FMI s’est transformé depuis 2011 en un cancre insolvable, récalcitrant, manquant de motivation, qui se retrouve rappelé, à chaque décaissement de prêt mis à disposition, à ses obligations d’emprunteur et sommé de remplir les conditions prescrites.

Encore une fois, la seule solution envisageable mais qu’on s’empresse d’occulter, se retrouve dans le champ des institutions. C’est là où se cachent les clés de la stabilité sociale, du bien-être et de la croissance de long terme; celle qui distingue les pays connaissant ou ayant connu une croissance élevée et durable de leur activité économique, des autres pays dits en développement.

Mais c’est là aussi où le bât blesse. Car par institution il faut entendre le règles du jeu social qui relient l’ensemble des acteurs sociaux, modèlent les comportements et les anticipations et favorisent la création des richesses. Sur ce point nodal, on n’a pas cessé de faire appel, en vain, à la probité et à l’exemplarité des leaders politiques, au patriotisme des partenaires sociaux, au civisme des citoyens et à l’identité laïque et solidaire : autant de vertus sans lesquelles on n’arrivera pas à reconstituer un tissu social disloqué qui passe par une prise de conscience civique chez les individus, grâce à une éducation éthique et juridique appropriée. Or de ce côté, le chemin est encore long.

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