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Des «frères» islamistes : Ennahdha ou la démocratie confisquée

En Tunisie où, face à la régularité d’Ennahdha, caracolent 216 partis aussi divisés, insignifiants, dispersés qu’inutiles, ne doit-on pas réviser la loi sur les partis et interdire ceux à référence religieuse et dont le but suprême est d’instaurer le royaume du ciel sur terre et non la démocratie?

Par Mohamed Fadhel Mokrani *

Le jeu démocratique suppose une alternance du pouvoir que dictent les résultats des urnes. Ces résultats évoluent d’une élection à une autre en fonction du degré de satisfaction de l’électorat par rapport aux partis politiques, à leurs programmes et leur réalisation. Ainsi des partis perdent-ils le pouvoir suite à un vote sanction et d’autres le récoltent en conséquence. Ceci a pour corollaire une fluctuation, d’une élection à une autre, du nombre d’électeurs en faveur de tel ou tel parti. Tous les partis politiques subissent cette règle et sont acculés à en tenir compte dans leur bilan à la suite de chaque suffrage.

Un parti au-dessus des règles démocratiques

Tous les partis ? Non ! Un seul échappe à cette sacro-sainte règle démocratique (sans jeu de mots) et se place en marge de celle-ci. C’est Ennahdha, le parti islamiste tunisien.

À l’instar de tous les groupes religieux et sous quelque dénomination que ce soit (Frères musulmans, Hamas, AKP, Ennahdha ou Ittijah Islami), les partis islamistes ne puisent pas leur vigueur et leur importance du degré de satisfaction des électeurs par rapport à leurs programmes ou aux solutions proposées pour améliorer les conditions de vie du citoyen, mais de la baraka divine, parfaite, indéfectible et immuable qu’ils monopolisent et dont ils distribuent les indulgences pour atténuer les peines de leurs brebis le jour du jugement dernier.

Les adhérents à ce parti ne sont pas des membres mais des adeptes et les chefs ne sont pas des leaders mais des imams-prélats. On adhère à Ennahdha comme on rentre dans un ordre religieux.

On ne rejoint pas Ennahdha, on est marié à Ennahdha comme les prêtres le sont à l’Église. On y entre par un processus initiatique et on n’en sort que défroqué et voué aux feux de l’enfer éternel, sinon sous la cape d’un nouvel Éon pour se faufiler derrière les lignes ennemies et engager le travail de sape.

Face à la miraculeuse régularité d’Ennahdha, caracolent 216 partis aussi divisés, insignifiants, dispersés et inutiles les uns que les autres. Alors que ces formations gonflent et rétrécissent et parfois même se désagrègent au gré des suffrages et des événements politiques, alors qu’une partie de leurs députés, sans foi ni voix (sans jeux de mots) voyagent d’un parti à l’autre, à la recherche du plus généreux acquéreur, les électeurs d’Ennahdha étaient, sont et seront toujours les 18% de brebis qui ont rejoint l’ordre. Qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il vente, chaque élection drainera son lot des 18%.

La discipline spartiate d’un «parti-confrérie»

Peu importe les performances ou les défaillances du parti, les 900.000 électeurs répondront toujours présents, prouvant à chaque fois, leur discipline spartiate et leur dévouement à la mission céleste qui leur est confiée. Ses députés garderont leurs rangs aussi serrés que les mailles d’un tapis de soie, sans opinions individuelles, sans ambitions personnelles et sans ego.

Ce statut de «parti-confrérie» altère tout le processus de l’alternance du pouvoir et fausse insidieusement les règles du jeu démocratique qui sont censées mettre tous les partis politiques sur la même ligne de départ et avec les mêmes critères de compétition loyale.

Tout se passe comme si Ennahdha partait à chaque échéance électorale avec plusieurs têtes d’avance sur ses concurrents et bénéficiait d’un paquet de bulletins placés dans les urnes avant même l’ouverture des bureaux de vote. Un paquet de 900.000 bulletins garantis inoxydables auxquels viendraient s’ajouter quelques autres milliers, que certains nouveaux électeurs convaincus par le discours nouvellement démocratique et civil mais néanmoins divinement religieux, glisseront à leur tour dans les boîtes.

Il est, dès lors, légitime de se poser la question à 5 sous : ces 900.000 voix sont-elles celles de citoyens-électeurs qui agissent et réagissent selon leur libre arbitre, sans contraintes aucune et selon leurs intérêts réels? Ennahdha participe-t-elle réellement à la vie démocratique du pays? Favorise-t-elle la dissémination de la culture de la liberté citoyenne et des libertés individuelles et de conscience? Peut-on imaginer un parti se réclamer de l’ordre du divin et déclarer, en cas de défaite électorale possible, la déchéance du parti de Dieu?

Une masse compacte de représentants de Dieu sur terre… 

Démocratie et islam politique sont strictement incompatibles

La réponse est assurément non, car aucun parti islamiste ne peut jouer le jeu démocratique et civil. Assurément, démocratie et islam politique sont strictement incompatibles. Il ne s’agit nullement ici d’islamiser la démocratie ou de démocratiser l’islam comme le clament les uns et les autres, mais de rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu.

Entre les adeptes des vérités transcendantales, de l’unicité de la voie du salut et les tenants de la liberté de conscience et de la laïcité. Entre le sacré qui ne peut souffrir de critiques et encore moins d’opinions contradictoires et le profane partisan du libre arbitre et de la faculté d’opérer un choix individuel en toute liberté. Entre le souci du bien-être de l’individu libéré et celui de la communauté des croyants indivise, s’étend le vaste no man’s land qui sépare religion et démocratie, le royaume des cieux de la république de Platon.

Seuls les Émirs des croyants et les Souverains Pontifes qui font office de messagers de Dieu sur terre, cumulent les pouvoirs temporel et spirituel, et assurent à la fois leur règne sur la cité et guident les prières, évidemment sous le contrôle des anges.

La séparation de la politique de la prédication religieuse prônée par le mouvement Ennahdha est une démarche insuffisante voire manipulatrice, car dans cette optique, le religieux reste en réserve, embusqué, prêt à sauter. Il resurgira à tout moment, si besoin est, pour réintégrer sa place première, celle de ramener toutes les brebis égarées au droit chemin, d’instaurer la charia, le califat et une culture islamique rigoriste.

Faire de la politique, c’est se placer dans le spectre des idéologies politiques qui s’étend de l’ultra-gauche à l’infra-droite et qui offre un champ infini de débats d’idées, de visions et de rêves humains pour construire le monde et gérer la cité. Introduire le bon dieu dans ce débat, c’est réduire le spectre idéologique à un dogme unique, intangible et incontestable. C’est interdire le débat car le rêve unique sera la recherche du salut dans l’au-delà.

Aucun acteur «politique» possédant des référents religieux n’est capable de se défaire des buts ultimes que lui impose son adhésion à l’islam politique. Le discours peut être modulé, le costume occidentalisé et la barbe taillée, il restera intraitable sur l’essentiel de son dogme et continuera à rentrer en confrontation avec le reste de la société. Ceci explique d’ailleurs, le fait que l’islam politique est en perpétuelle discorde avec la laïcité et périodiquement, le débat identitaire est remis sur la table.

La redondance du problème identitaire fait reculer la société et lui impose de revenir sur des avancées en termes de liberté et d’égalité qu’elle pensait définitivement acquises. Le domaine de

Dieu est infini et son exploration tient de l’ésotérisme et non de la politique. On n’y accède pas dans le costume du politicien mais dans la laine du soufi et du marabout.

Ne faut-il pas alors réviser la loi sur les partis et interdire les partis à références religieuses et dont le but suprême est malgré tout, d’instaurer le Royaume du ciel sur terre et non la démocratie ?

* Cadre retraité.

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