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Les années perdues ou la Tunisie dans l’impasse

L’Etat tunisien présente en ce moment l’image, non pas d’un mode d’organisation garantissant l’ordre social et marchant d’un pas ferme vers un but déterminé par de vrais représentants de la nation, mais celle d’un vieux corps rongé par les maladies qui en précipitent la ruine.

Par Yassine Essid

Sept ans déjà, ou plutôt trois, sinon on ne manquera pas de nous reprocher de mêler les années de rapines de la «Troïka», la coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha (janvier 2012-janvier 2014), avec l’avènement d’un régime représentatif, pluraliste, compétitif et irréprochable; une démocratie qui accepte d’organiser et de renforcer en son sein ses contre-pouvoirs et qu’on exhibe depuis dans le monde, et de manière fort ostensible, comme la preuve qu’il est désormais permis d’envisager ensemble démocratie et accès au développement économique, social et culturel.

Occasions perdues et d’opportunités manquées

Pour transformer tout cela en une réalité ferme et tangible, il faut d’abord un président de la république qui soit l’incarnation de la nation, le garant de sa stabilité, attentif aux grands équilibres des institutions, et qui veille au respect de la constitution et assure la continuité de l’État. Nourri de littérature, imprégné des classiques de la philosophie, conscient de la fragilité du politique, il entend s’assurer à ce que son mandat contribue à la construction d’une action propre et durable.

Bel équilibre! Celui d’une république à la fois rassembleuse, pacifique et rassurante. Mais la réalité tunisienne est autrement moins réjouissante et Béji Caïd Essebsi a amplement contribué à en ternir les nobles principes. La majorité des Tunisiens ne gardera demain de son passage à la tête de l’Etat qu’amertume, ressentiment et le souvenir d’occasions perdues et d’opportunités manquées.

Comme fondateur d’un parti politique, Nidaa Tounes, naguère majoritaire à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et auquel il doit sa victoire aux présidentielles, il a mené, par une manipulation cynique et raffinée, à la désagrégation inexorable de son mouvement.

Comme chef d’Etat, ses errements ne se comptent plus car il réunissait tous les attributs d’un homme frustré de ne pouvoir s’arroger une autorité absolue sur les hommes et les choses. Alors il se débrouilla comme il pouvait, jouant d’habiles stratagèmes destinés à lui procurer une position de pouvoir et un plus haut niveau d’intervention dans toutes les affaires du gouvernement qui l’amenaient à se sentir plus authentique dans l’exercice de l’idée qu’il se fait de l’action politique et qui n’est que l’art de régler des actes humains et non la passion de dominer les hommes.

Un «omni-président» rusé et retors

Il a cherché ainsi, inlassablement, et au moins aussi fortement que ses prédécesseurs, mais sans y parvenir, à jouir d’une personnification du pouvoir, cette dangereuse enchanteresse qui fascine et possède tous les attraits d’une abondante et vive jouissance.

Nullement libéral, partisan d’un régime fort, rusé et retors, agissant constamment sur des hommes sans expérience, employant tout son génie pour profiter de leur sottise, Béji Caïd Essebsi a tout de même compris qu’il lui fallait s’adapter à l’air du temps en se proclamant à son tour un gentil et très aimé démocrate. Il n’a pas dérogé cependant à certaines règles dont le phénomène de l’entourage qu’on ne peut s’empêcher de gâter par trop de complaisances.

Ne parlons pas de cabinets pléthoriques dans lesquels de nombreux conseillers croissent au centre d’interactions et de jeux de pouvoir et l’accompagnent dans ses choix stratégiques, faisant de lui un «omni-président» au centre de tous les dossiers gouvernementaux en violation de toutes les règles constitutionnelles, mais surtout, et bien plus inquiétant, l’omniprésence de sa famille : la douairière, les fils, les filles et la belle-fille, tous pratiquant d’une manière abusive et indécente un mélange des genres assumé entre politique et affaires, intérêts publics et privés.

À leur tête le fils, Hafedh Caïd Essebsi. Exceptionnellement doué et précoce, il est vite devenu le collaborateur de l’ombre du président. Rapidement promu légataire testamentaire de Nidaa Tounes, avec prise d’option tacite sur Carthage, il s’est vite placé en protagoniste de premier plan dans la conduite de la politique du pays. Au fait de tout ce qui se passe, il prend la main sur l’ensemble des dossiers du gouvernement. Son implication dans la prise de décision, dans l’arbitrage des réformes, dans les relations avec les islamistes et l’Union générale tunisienne du travail, la centrale syndicale, est devenue à bien des égards éthiquement problématique. Mais toute allusion à son limogeage du parti, toute rumeur autour de son écartement de la vie politique étaient dédaigneusement jugée par son papa, qui prenait ombrage de toute accusation de népotisme, qualifiés de qu’en-dira-ton grotesques qu’excite l’inapaisable jalousie éprouvée contre l’intelligence et le génie de son rejeton.

Le départ de Béji Caïd Essebsi, de quelque nature qu’il soit, sonnera le glas pour la carrière de son fils qui ira exercer ailleurs son ignoble talent.

Une machine législative irrémédiablement détraquée

Le deuxième critère d’un régime de liberté consiste à le doter d’un organe représentatif de la volonté populaire, un parlement, ou plutôt une Assemblée des représentants du peuple (ARP) élus démocratiquement. Elle est l’instrument d’une démocratie représentative, responsable et efficace chargée du processus législatif.

L’assemblée ratifie la nomination du chef de gouvernement après sa déclaration de politique générale, contrôle l’action du gouvernement, vote les lois, en premier lieu la loi des finances, autorise l’approbation des accords et traités, auditionne les ministres et exerce ses prérogatives dans bien d’autres domaines d’intervention.

Dans et à l’extérieur de l’hémicycle, les députés doivent avoir une conduite exemplaire à tout point de vue et en permanence. Ils doivent faire preuve d’assiduité, bien connaître leurs dossiers, avoir l’esprit critique et d’analyse, faire montre d’une maîtrise de soi et posséder la faculté de contrôler leurs émotions. Ils doivent également savoir qu’ils accomplissent des missions qui viennent de la loi, qu’ils sont au service de la nation et de l’Etat.

Il faut enfin qu’ils apprennent à se tolérer mutuellement, se respecter, avoir de la considération pour le président de l’Assemblée qui dispose d’importantes attributions et joue un rôle notable dans la vie politique du pays.

Or, là aussi, le constat n’est nullement rassurant. D’une assemblée délibérante, l’ARP s’est transformée en une vraie cours de récré. D’un aréopage d’une représentation nationale censée être avant tout soucieuse de l’intérêt général, elle est devenue une assemblée guidée par l’instinct de la vindicte, une soupape de décompression où l’on ne sait plus contrôler sa colère, un espace de sans droit nullement encadré, sans règles explicites ni dignes et sans aucun risque de sanction puisqu’on peut s’exprimer sans ménagement au président et n’encourir que des réprimandes dérisoires.

D’un lieu où se construit, notamment par l’intermédiaire du débat, le vivre ensemble, la manière de s’intégrer dans un groupe, la façon de se situer par rapport aux autres, de gérer les conflits, les acteurs de l’ARP sont devenus réfractaire aux règles de la convenance, du respect de la citoyenneté qui s’appliquent aussi aux institutions. Il faudrait être bien ingénu pour ne pas reconnaître que la machine législative est irrémédiablement détraquée.

Un délitement de l’Etat qui passionne mais n’émeut plus

Il y a enfin la personne du Premier ministre, qui devrait trouver dans cette configuration sa pleine responsabilité de chef d’un gouvernement responsable uniquement devant le parlement. Or cette machine, toujours en mouvement, met en jeu des passions mais aussi des intérêts divers. La commotion violente qu’éprouve en ce moment cette fonction est l’aboutissement d’un délitement de l’Etat qui passionne mais n’émeut plus.

Youssef Chahed, qui a succédé à un novice qui voulait devenir champion en politique, mais qui a fait piètre figure sur l’échelle des compétences gouvernementales, congédié sans ménagement et vite effacé des mémoires, n’est donc que le deuxième Premier ministre nommé par le chef de l’Etat et dont le choix fut ratifié par l’ARP en 2016.

Il faut reconnaître que rien ne le destinait à une telle fonction hormis, paraît-il, les liens qu’il entretenait avec la famille Caïd Essebsi. Depuis, Youssef Chahed, qui a la foi, a cherché laborieusement à faire ses preuves en essayant de braver plusieurs tabous. La campagne de lutte contre la corruption n’étant pas le moindre. Au vu de l’ampleur de ce fléau, cette épopée aurait dû bouleverser son mandat, mais n’a fait que grever d’un handicap décisif sa courte carrière. Car le voilà, aujourd’hui, contesté au sein de son propre parti, ce qui donne encore une fois à Ennahdha de jouer l’arbitre, en vérité de se retrouver comme la seule instance à laquelle les différentes parties prenantes puissent avoir recours dans le doute.

Dans une démocratie parlementaire, le gouvernement peut seul imprimer aux affaires un mouvement décisif et naturel, parce qu’il exprime les volontés particulières et l’Etat. Or Youssef Chahed, n’ayant point son origine ni ses racines dans l’expression populaire à travers la majorité parlementaire, qui ne dépend que de la volonté d’un chef d’Etat lui-même otage des islamistes et de l’UGTT ne saurait, quel que soit d’ailleurs le mérite personnel dont il pourrait se prévaloir, prendre un quelconque ascendant.

On ne comprend toujours pas comment on peut se promettre, dans un régime parlementaire brinquebalant et dans un pays à deux doigts de la ruine, de constituer un gouvernement solide et durable avec un Premier ministre constamment mis sur la sellette.

De stagnation en débâcle, sans crainte de pis, ni espoir de mieux

La ficelle est devenue un peu grosse : on choisit une personnalité bien soumise qu’on nomme à la tête du gouvernement en la béatifiant pour ses vertus. Pour peu que ce chef de gouvernement ose s’affranchir du joug du chef de l’Etat et des entraves de ses familiers, pour peu qu’il ait l’outrecuidance de formuler une légitime ambition pour se présenter aux présidentielles, tente de prendre un ascendant vainqueur de toutes les résistances par la force même que lui prête la constitution, il se retrouve dans le collimateur de ses partenaires d’hier devenus subitement des opposants acharnés.

Alors forcément, il ne reste plus de place pour des mesures d’envergure, ou pour une vision d’avenir. On n’entend plus que l’écho du déclin, des promesses manquées, des engagements non tenus, des rétropédalages et des virages à 180 degrés. Or la situation économique et sociale de la Tunisie est extrêmement tendue et exige une politique de grande ampleur. Et les mesures proposées demeurent floues, et surtout fragilisées par l’absence de projet collectif porté par la nation tout entière.

L’Etat présente en ce moment l’image, non pas d’un mode d’organisation sociale et un ensemble d’institutions, garantissant l’ordre social, marchant d’un pas ferme et mesuré vers un but déterminé, établi sur des lois librement consenties par de vrais représentants de la nation, mais celle d’un vieux corps rongé par les maladies qui en précipitent la ruine. Il ne se passe quasiment rien et de quelque côté que l’on se tourne, tout est en débâcle ou en stagnation et nous n’avons ni crainte de pis, ni espoir de mieux.

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