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Entretien avec Protoje avant son concert à Hammamet

A quelques heures de son passage sur la scène de Hammamet, ce soir, mardi 17 juillet 2018, nous avons rencontré Protoje, figure importante de la nouvelle scène reggae pour en savoir plus sur sa musique et sa vision du monde.

Propos recueillis par Seif Eddine Yahia

Il se produira ce soir au festival de Hammamet avec son groupe The Indiggnation. En 4 albums, il est devenu une des figures majeures du revival de la scène reggae en Jamaïque.

Après avoir sorti son dernier opus intitulé « A Matter of Time«  en juin, Protoje se lance actuellement dans une tournée mondiale qui passera donc par la scène du festival de Hammamet.

Au cours de l’interview qu’il nous a accordée, on a parlé de son dernier album, de son évolution musicale, de la situation en Jamaïque, et on a même parlé appropriation culturelle à travers les tentatives d’imitations d’Aubrey Graham.

La cover du dernier album de Protoje: « A matter of Time ».

Kapitalis : En écoutant l’album « A Matter of Time », on se rend compte que les sujets abordés dans un bon nombre de chansons évoquent la situation sociale en Jamaïque. Je pense notamment à « Blood Money » qui traite des questions du trafic et de la corruption en Jamaïque. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre perception de la situation en Jamaïque ?

Protoje : En Jamaïque, comme partout dans le monde, les gens les plus pauvres ne peuvent pas s’en sortir et se retrouvent dos au mur. La corruption gangrène la gouvernance non seulement en Jamaïque mais sur le plan mondial aussi. Le crime n’est pas seulement l’apanage des plus pauvres et je pense que si on veut réfléchir à la criminalité dans le pays, il ne faut pas seulement se concentrer sur les plus pauvres mais aussi se focaliser sur ceux qui, bien qu’ayant réussi, favorisent la montée de la criminalité. Ceux qui vendent de la drogue dans les ghettos, pour qui travaillent-ils ? Ils travaillent probablement pour un baron de la drogue qui ressemblera en tous points à un honnête businessman.

Un peu comme dans « The Wire » (série américaine de David Simon, que Protoje connaissait bien), où on se rend vite compte que tous les barons de la drogue de Baltimore ne travaillent que pour une seule personne au-dessus de tout soupçon : Le Grec.

C’est exactement ça.

Concernant le show de demain, allez-vous uniquement interpréter des morceaux issus de votre dernier album ?

Il y aura un peu de tout. Des morceaux de mon dernier album, de mes précédents albums et tout ce qui peut apporter de bonnes «vibes».

Pour votre nouvel album, comparé à ce que vous aviez fait précédemment, on note une évolution tant sur le plan musical que sur le plan visuel. Une ambiance plus acoustique au niveau musical avec des influences soul, tandis que visuellement, vous vous détachez de plus en plus des codes habituels du genre. Comment pourriez-vous décrire cette évolution ? 

Le changement est constant, les gens évoluent. C’est ce que j’écrivais justement sur la route tout à l’heure : «Je ne peux pas être la même personne qu’en 2011, on est en 2018, si je n’évoluais pas, ça serait une déception pour moi.»

Sur le plan visuel, je n’ai plus envie de mettre du rouge, du jaune et du vert et le sortir comme ça, comme un CD de reggae classique. J’ai envie d’exprimer ce que je ressens musicalement et visuellement. J’ai envie que ce soit frais, nouveau et que ça surprenne ceux qui écoutent pour qu’ils se disent : «Hé, c’est vraiment différent et unique !». Et je crois que c’est ce que j’ai réussi à faire sur cet album.

Une question plus générale, j’aimerais savoir comment un pays aussi petit que la Jamaïque a réussi à avoir un impact aussi important sur la musique de ces 40 dernières années. Pas seulement dans le reggae, mais aussi dans le ragga, dans le dancehall et même dans le hip-hop, la Jamaïque est en pointe et produit énormément d’artistes reconnus sur la scène mondiale. Comment l’expliquez-vous ?

C’est mystique, on ne peut pas expliquer ce qui se passe en Jamaïque. Ça va au-delà des limites de la raison. C’est lié au haut degré de spiritualité que nous avons en Jamaïque. Nous sommes la conscience du continent africain. Ce continent a inspiré notre musique. Individuellement nous n’avons peut-être pas des superstars mondiales, mais notre musique est tellement incroyable que des gens du monde entier viennent pour s’en inspirer et pour la diffuser partout dans le monde. Ceux qui connaissent la Jamaïque et la musique jamaïcaine savent quand un artiste mondial a été inspiré par ce que nous faisons.

Un des derniers exemples en date d’influence jamaïcaine sur la pop mondiale, c’est Drake qui est parti s’inspirer de ce qui se faisait en Jamaïque et qui a collaboré avec Beenie Man sur Controlla. On l’avait d’ailleurs accusé d’en faire un peu trop en adoptant de manière caricaturale l’accent jamaïcain dans ses musiques.

Je ne pense pas que ce soit négatif. Il ne fait pas ça parce qu’il trouve ça marrant, il le fait parce qu’il pense que ça tue. Il est influencé par la musique jamaïcaine, et tu sens qu’il a envie de faire partie de cette famille.

De toute façon, une fois que tu as sorti ton morceau, il ne t’appartient plus, il appartient au public. Tu partages ta musique et quelqu’un va l’écouter quelque part dans le monde et il va décider de l’intégrer à sa musique. Tu ne peux pas lutter contre ça. La musique est libre, il faut laisser les gens faire ce qu’ils ont à faire. Tu ne peux pas faire une musique en espérant avoir un impact mondial tout en la gardant pour toi.

Demain, quand je serai sur scène, il y aura peut-être un petit de 15 ans qui va écouter ma musique et peut-être que dans 7 ans, il fera de la musique, et il y aura une Vibe Jamaïcaine dans ce qu’il fera. C’est comme moi quand j’étais plus jeune, j’écoutais Jay-Z, et je me disais : «Mais ça tue, j’aime ce flow, je veux faire quelque chose qui sonne comme ça avec le même flow.» Tu ne peux pas me dire que je ne peux pas le faire. Peut-être que je ne vais pas utiliser l’accent de New York pour rester vrai par rapport à ce que je suis et à l’endroit d’où je viens.

Personnellement je trouve ça cool que des personnes trouvent notre accent et notre musique sympas au point de les réutiliser. Les gens aiment parler et jurer comme nous.

La culture n’appartient à personne en particulier. Le problème c’est que nous sommes trop axés sur les divisions et les possessions alors que nous devrions partager tout cela, dans une sorte de culture unifiée.

Dans l’évolution de la musique jamaïcaine, on a assisté, lors de ces 20 dernières années à une montée du dancehall, avec un message totalement différent de celui qui est véhiculé par le reggae avec des figure plutôt polémiques comme Vybz Kartel. J’avais entendu dire que certains membres de la nouvelle scène reggae étaient attristés par cet état de fait. Quelle est votre opinion là-dessus ?

 Pour commencer, nous faisons tous de la musique jamaïcaine, c’est important. Je fais ce que j’aime et ils font ce qu’ils aiment faire. Il y a de la place pour tout le monde et il y a des gens qui aiment écouter les deux styles. Certains sont fans de Protoje et de Kartel en même temps, d’autres sont fans de Khronixxx et de Popcaan en même temps. Ça ne pose pas de problème. L’important, c’est d’offrir du choix au public.

La Jamaïque est une île des Caraïbes entourée par énormément d’îles avec des scènes musicales actives. Je voulais savoir si vous aviez quelques artistes issus de ces scènes que vous trouviez intéressants à écouter ?

Il y a Jimmy October de Trinidad que j’aime beaucoup. Il y a aussi Bunji Garlin de Trinidad que je trouve excellent.

Et sur la scène jamaïcaine, Lila Ike et Sevana sont deux artistes que j’aime beaucoup. Elles ont de nouvelles musiques qui arriveront ce mois-ci d’ailleurs.

 

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