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Gouverner la Tunisie : Chronique d’une incurie ordinaire

Le chef du gouvernement en visite au port de Radès, goulot d’étranglement de l’économie tunisienne.

Le gouvernement tunisien ne prend aucune décision pour l’avenir et affiche une indifférence envers l’état du pays et l’avenir de ses habitants. Il est représentatif d’une action publique entièrement tournée vers les effets d’annonce.

Par Yassine Essid

Gouverner, ce mot qui a traversé plusieurs millénaires sans jamais vieillir, qui est plus ou moins synonyme d’Etat, de pouvoir, s’applique à tous ceux qui détiennent une part d’autorité, à la vie privée comme à la vie publique.
Avons-nous vraiment un gouvernement, et comment en concevoir un qui soit autre chose qu’un défilé de limousines?

Il est admis, en effet qu’en démocratie, un gouvernement c’est d’abord l’ensemble des plus hauts commis de l’Etat, ministres et secrétaires d’Etat, placés sous l’autorité du Premier ministre qui a la charge d’un pouvoir exécutif qu’il doit exercer inlassablement, sans vacillation ni faiblesse.

Plus précisément, un gouvernement c’est surtout les processus par lesquels une autorité représentative déclare qu’elle va résoudre des problèmes en s’assignant des objectifs, c’est-à-dire prélevant des impôts, allouant des ressources, imposant des normes, employant la contrainte et la coercition par le recours à la loi, gérant ou contrôlant les organisations accomplissant l’ensemble de ces activités.

Un gouvernement implacable dans son impuissance

Pourtant, nous ne voyons rien dans le fonctionnement du présent gouvernement, ni des précédents d’ailleurs, qui puisse correspondre à ces définitions. Non seulement, il ne prend aucune décision pour l’avenir, mais la totale indifférence qu’il affiche envers l’état du pays et l’avenir de ses habitants sont devenus son label, sauf qu’il ne fait ni vendre ni ne rapporte de l’argent. Il est représentatif d’une action publique totalement passée de mode.

Chaque jour, et par-delà le brouhaha médiatique, les cris et les clameurs des députés fugitifs ou négligents, d’opposants vétilleurs et mécontents, qui envahissent insidieusement nos vies, nous vaquons à nos affaires sans rien attendre des prestations du gouvernement établi. Il y a des choses à faire et nous les faisons rituellement sans avoir besoin d’instructions de qui ce soit ; des tâches réalisées couramment dans la vie de tous les jours, comme aller au travail malgré l’état déplorable des transports publics, faire son marché nonobstant la baisse effarante de la qualité des produits et la dégradation continue du pouvoir d’achat, prendre ses enfants à l’école sans aucune garantie d’un enseignement de qualité, ou se faire soigner par un système de santé coûteux ou défaillant.

Chahed au marché de gros de Bir El-Kassaa.

En somme, on se débrouille comme on peut en dépit de conditions de survie rendues de plus en plus difficiles par l’incurie administrative d’un gouvernement implacable dans son impuissance, qui a l’air de méconnaître les conséquences de tout ce qu’il fait et de n’apercevoir aucun des changements apportés par les événements bien qu’ayant en main le sort du pays et de ses habitants.

Le pouvoir démocratique est incompatible avec l’anarchie

Qu’attendent les gens du gouvernement qu’ouvertement ils reconnaissent pour légitime? De manière générale, un ensemble de critères qu’on considère comme étant les indicateurs du progrès économique et social d’un pays : croissance, création d’emplois, stabilité financière, investissement, espérance de vie en bonne santé, hausse de revenus, éducation et investissement en recherche et développement, gestion des ressources naturelles, protection de l’environnement, et bien d’autres références qui sont pour le moment hors de notre portée. Bref, l’idéal d’une action politique et sociale séduisante devenue le rêve irréalisable de ceux qui ont perdu tout contact avec une réalité nullement pertinente mais qui, au contraire, nous étouffe et nous limite.

Porté à la direction des affaires pour restaurer un pays délabré, un Premier ministre doit savoir réagir aux événements, riposter à ses adversaires avec fermeté et mesure, ne jamais transiger sur l’application de la loi ni s’incliner devant la violence et l’affronter avec une volonté inébranlable, faire face à la conspiration des services administratifs, des syndicats et des populistes en tout genre qui conspirent à miner tout travail de reconstruction qui va à l’encontre de leurs intérêts, déceler à temps l’inéluctable afin de pouvoir, le moment venu, le transformer en option d’avenir, braver les grands défis de notre temps, trouver le moyen d’associer une masse apathique et morcelée au gouvernement d’une collectivité ordonnée. Bref, admettre que le pouvoir démocratique, qui est le meilleur garant de l’efficacité au service du bien commun, est incompatible avec l’anarchie.

Or de quoi dispose-t-on ? D’un gouvernement de la misère, de l’insécurité sociale, de l’avenir compromis, de l’échec patent, de la dégradation de l’environnement, de la méconnaissance et de l’incompréhension des problèmes qui peuvent se poser tout au long du processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques dans des domaines divers de l’intervention gouvernementale : sécurité, santé, alimentation, éducation, protection sociale, etc.

En général, l’entrée en politique de certains individus dépend de leur capacité à maîtriser un certain nombre de compétences requises pour occuper des positions de pouvoir, faire la preuve de telle ou telle autorité dans un domaine particulier. Or, jamais dans l’histoire de ce pays, ministres, secrétaires d’Etat, hauts fonctionnaires et Pdg d’entreprises publiques n’ont été nommés avec si peu d’exigences et si peu de savoir-faire. Faisant leur premier pas dans la gestion des affaires publiques, ils multiplient les aveux d’impuissance et d’incompétence, accumulent les impairs, débitent des énormités. Etonnez-vous ensuite que des Premiers ministres prennent eux-mêmes en charge des dossiers qui relevaient autrefois de la seule compétence d’un directeur d’administration! D’où cette frénésie des chefs de gouvernement pour les visites dites «inopinées», en lieu et place du ministre de tutelle et se font une idée charmante de surprendre la hiérarchie de tel service public ou de telle entreprise.

Chahed à l’hôpital de l’Ariana.

Le rituel lassant et inutile des visites «inopinées»

A-t-on constaté une persistance des vols des bagages des passagers à l’aéroport ? C’est alors le chef du gouvernement en personne, à l’époque Habib Essid, qui s’en va inspecter le déroulement du travail ainsi que les opérations des différents services. Il en profite même pour donner de vagues assurances à quelques touristes en proie au doute.

Le port de Radès a bénéficié à son tour, par deux fois, des visites, toujours «inopinées», de son successeur, Youssef Chahed, obsédé comme jamais par le phénomène de corruption touchant douaniers et manutentionnaires.
Apparemment le mal est incurable. Car en 2013 déjà, le Premier ministre, Mehdi Jomaâ, avait effectué une visite similaire, quittant alors le port fortement excédé par sa mauvaise gestion, ses pertes colossales, proclamant solennellement qu’il fallait absolument «passer à l’action».

Le public se plaint-il du manque d’approvisionnement des pharmacies en médicaments? Youssef Chahed se rend en janvier à l’improviste à la Pharmacie centrale de Tunis pour une visite d’inspection en indiquant, là-aussi, qu’une enquête est ouverte sur des agents soupçonnés de corruption. La pénurie de médicaments se prolongeant, il effectuera quelques mois plus tard une visite surprise, cette fois à l’hôpital de l’Ariana.

La fraude sévit-elle dans les lycées et collèges? Qu’à cela ne tienne! Le Premier ministre surprendra le personnel enseignant du lycée secondaire de Bechir Nébhani, à Hammam-Lif, débarque sans crier gare pour inspecter le déroulement de la session principale du baccalauréat 2018. Il en profite pour faire part de ses précieuses recommandations en matière de lutte contre la fraude aux examens.

Enfin, et la liste est interminable, la même initiative est prise pour réguler le marché et faire baisser les prix des fruits et légumes par sa seule présence. Au diable les règles de la microéconomie, le principe de l’offre et de la demande, la présence du Premier ministre au marché de gros et à celui de l’Ariana palliera aux forces du marché. Il devrait d’ailleurs songer à se rendre un jour à la Banque centrale de Tunisie s’enquérir de l’état du dinar sinon pour lui donner plus de vigueur du moins pour en freiner l’inexorable chute.

À chaque fois c’est le même rituel, hérité du régime de Ben Ali, la même scène qui se répète avec les mêmes acteurs. Un chef de gouvernement noyé dans une foule de responsables et de collaborateurs en train de faire la leçon.

Certains font semblant de s’intéresser à ce qu’il dit, d’autres ne disent rien mais n’en pensent pas moins, tous cependant sont pleins de déférence, attentifs, avalent ses paroles, épiant ses faits et gestes.

Une fois la visite terminée, les engagements pris, les promesses faites, la leçon bien assimilée, les médias enchantés et l’opinion publique rassurée, les «affaires» reprennent leur cours normal. C’est que les gouvernances déléguées de l’Etat ne sont plus un atout mais un frein à la croissance et au développement.

On peut suggérer à Youssef Chahed d’autres lieux à visiter et d’autres sites qui méritent sa présence, mais à ce jeu il risque de devenir un Premier ministre itinérant. Néanmoins, c’est la visite de la Kasbah même que ses efforts devraient le porter en priorité.

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