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Tunisair ou la mort inéluctable d’une «gazelle» mal aimée

Quelles options pour Tunisair, une entreprise déjà en faillite sinon la liquidation de ses actifs, le remboursement de ce qui peut l’être de sa dette, et vivre sans compagnie aérienne nationale comme la Belgique ou la Suisse, qui ne s’en portent pas plus mal ? Open Sky devient la norme de toute façon.

Par Omar Bouhadiba

C’est le 21 octobre 1948 qu’elle fut mise au monde. Son lieu de naissance était au 1er rue d’Athènes, Tunis. Son capital initial de 60 million de francs fut utilisé pour acquérir 4 Dakota DC3, rachetés au surplus de l’armée américaine pour 56 millions de francs, de l’époque. Pas grand chose. Tunisair commença avec trois employés, dont M. Pomey, le directeur général, et le Premier tunisien, Massoud Chebbi, titulaire du matricule 03. La première «gazelle» prit fièrement son envol le 1er avril 1949, bien qu’il fallût attendre 5 ans pour voir les premiers bénéfices.

Une fierté nationale devenue la honte d’un peuple

En 1956, notre compagnie nationale transportait déjà 100.000 passagers l’an, et symbolisait la fierté de toute la Tunisie. Cette même année, l’exercice était bénéficiaire de 114 millions de francs, une somme considérable pour l’époque.

Puis les choses s’accélérèrent. La tunisification fut entamée avec la formation de pilotes et de mécaniciens en France et au Maroc, et dès 1958, d’élégantes hôtesses de l’air tunisiennes faisaient leur apparition à bord, devenant instantanément des modèles pour les petites filles séduites par leurs uniformes bleu nuit.

Aux bimoteurs DC3, rebus de guerre, succédèrent les DC4, plus spacieux, qui furent suivis en 1961 par la première Caravelle, à l’époque une merveille technique. De nouvelles lignes étaient ouvertes chaque année vers l’Europe, et les Boeings 727 s’ajoutèrent rapidement aux Caravelles. Nos pilotes, grands maîtres du «Kiss landing», s’avéraient être les champions de l’atterrissage en douceur, et le service cabine était aisément comparable aux meilleures compagnies européennes.

Le Tunisien était amoureux de sa compagnie aérienne, et criait sa fierté, haut et fort, la préférant de loin à ses concurrentes européennes. Pour les jeunes, une carrière à Tunisair représentait une extraordinaire ambition, parfois même un rêve.

Une cinquantaine d’années plus tard, nous sommes maintenant en 2018. L’exaspération est à son comble. Retards inacceptables, touristes dormant a même le sol, service pitoyable, vols de bagages, valse des PDGs, et pire que tout, un Etat, pourtant actionnaire majoritaire, qui fait la sourde oreille. Notre «gazelle» est tombée si bas que le Tunisien en arrive à soupçonner un sabotage, élaborant toutes sortes de théories conspirationnistes. Alors que les réseaux sociaux regorgent des témoignages de ses malheureux passagers, la vraie histoire est ailleurs. Elle est écrite à l’encre rouge, dans les comptes de la société. La réalité des chiffres nous dit sans le moindre doute que la «gazelle» n’est pas moribonde comme on le pense. Elle est déjà morte, en tout cas sur le plan comptable. Assassinée par ses propres enfants.

800 MDT perdus entre janvier 2011 et décembre 2016

L’équation est très simple, Tunisair, qui sans être exceptionnellement profitable, tirait son épingle du jeu plutôt bien, a enregistré des pertes massives chaque année depuis 2011. Un peu comme un taxi, dont les recettes ne paieraient même pas l’essence et le chauffeur, ses rentrées n’ont jamais couvert les charges d’exploitation, et cela avant même déduction des charges financières, un autre gouffre sans fonds.

Près de 800 millions de dinars tunisiens (MDT) ont été perdus au total entre la révolution de la dignité et décembre 2016. Partant avec des capitaux propres de 600 MDT en 2010, la société se retrouve aujourd’hui avec un capital négatif. En termes simples, tous les biens de la société ne couvrent même pas ses dettes et obligations, ce qui est la définition comptable de la faillite. Tunisair n’est donc pas viable financièrement et devrait être logiquement mise en liquidation… ou recapitalisée. Mais par qui, et pourquoi?

Comment en est-on arrive la? Difficile à dire. Sans doute la combinaison de plusieurs facteurs. Incontestablement, une gestion incompétente, mais aussi un personnel revendicateur, qui le premier après la révolution exigeait une augmentation, et qui en 2016, année ou la société perdait 165 MDT, se servait une augmentation moyenne de 12%.

À cela, il faut aussi ajouter des facteurs exogènes, tel le glissement du dinar qui augmentait exponentiellement les frais financiers sur les emprunts en dollars. Et ce n’est que le début. La dévaluation vertigineuse du dinar depuis ne présage rien de bon pour les exercices 2017 et 2018. On ne peut également ignorer un conseil d’administration totalement irresponsable, qui a vécu en direct la destruction progressive d’un fleuron national sans bouger le petit doigt.
Les circonstances inédites que vit aujourd’hui notre compagnie aérienne, place les actionnaires, majoritairement l’Etat, dans une situation exceptionnellement critique et les met le dos au mur.

Une société victime de ses 8000 employés

En effet, selon l’article 388 du code tunisien des sociétés commerciales, les actionnaires d’une société ayant perdu plus de la moitié de son capital doivent décider de sa dissolution, ou procéder à une augmentation de capital pour combler le trou. Dans notre cas, des centaines de millions. Une réunion d’actionnaires, le mois d’avril dernier, ne décidait ni l’un ni l’autre, se bornant tout bonnement à demander au conseil d’administration de formuler des propositions. On ne décide donc rien. Et après?

À ce jour, quelles sont les options pour arrêter l’hémorragie ? Celle qui est sur toutes les langues est la privatisation. Totalement irréaliste, car bien fou serait celui qui achèterait une telle montagne de dettes, et une société en situation de faillite technique. On peut rêver, mais il nous faudrait trouver rien de moins qu’un dément pour la reprendre en l’état.

La deuxième option consisterait a recapitaliser la société en y injectant 400 ou 500 MDT de fonds publics, faire un plan de redressement qui la rendrait en théorie profitable, et essayer encore une fois. À cette solution, tout citoyen devrait formellement s’opposer. Il n’y a aucune raison pour le contribuable de détourner des fonds de développement pour sauver une société, deux à trois fois en sureffectif, et qui perd 450 MDT par jour. Et puis ne dit-on pas qu’une des définitions de la bêtise, c’est d’essayer la même chose en espérant un résultat différent.

Sauver les 8000 emplois nous coûterait de quoi en créer quatre fois plus. On peut aussi envisager de lancer une augmentation de capital à travers la Bourse de Tunis. Mais vu l’historique, il serait criminel de recommander l’investissement aux petits porteurs.

Dans le contexte actuel, la solution malheureusement la plus logique reste la dissolution comme le prescrit la loi. Liquider les actifs, rembourser ce que l’on peut de la dette, et vivre sans compagnie aérienne nationale comme la Belgique ou la Suisse qui ne s’en portent pas plus mal. Open Sky devient la norme de toute façon.

Quand aux milliers d’employés, directeurs, administrateurs, tous ces gens qui ont traité la «gazelle» comme une vache à lait exsangue, jusqu’à l’achever, tous portent la lourde responsabilité de ce désastre national, et ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Peut-être cela servira-t-il de leçon aux employés d’autres sociétés nationales, tentés de traiter leur employeur de la même façon.

* Banquier.

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