Accueil » Après l’attentat de Tunis : De la difficulté d’être jeune en Tunisie

Après l’attentat de Tunis : De la difficulté d’être jeune en Tunisie

À chaque attentat qui endeuille le pays, passé le moment de sidération et de révolte, passé le moment de dégoût et de condamnation, la tendance est à ressasser les mêmes constats et à se poser les mêmes questions.

Par Slaheddine Dchicha *

Ce qui est en train de se produire à l’occasion de l’attentat qui a frappé l’avenue Bourguiba, au centre-ville de Tunis, hier, lundi 29 octobre 2018 : pourquoi une jeune fille à la fleur de l’âge se suicide-t-elle? Comment cette personne, certes chômeuse depuis 4 ans, mais néanmoins éduquée, diplômée et ouverte sur le monde grâce à l’anglais dont elle a fait sa spécialité, peut-elle être poussée à une telle abomination ? À quoi est due sa haine d’où procède son désespoir ?

La répétition donne la désagréable impression que tout a été dit et redit, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les mêmes événements produisent les mêmes analyses. Ce qui nous pousse à reproduire des réflexions déjà formulées mais qui nous semblent n’avoir rien perdu sinon de leur pertinence du moins de leur actualité.

Chômage endémique et désert culturel

La Tunisie est un petit pays dont les moyens très modestes ne suffisent pas aux besoins de ses 11 millions d’habitants mais qui, par ailleurs, s’obstine depuis des décennies à appliquer un modèle économique désastreux qui a conduit à la révolution de 2010-2011. Depuis tous les dirigeants qui se sont succédé ne semblent pas avoir compris le message et mesuré la gravité de la menace et continuent la même politique imposant de plus en plus d’austérité et engendrant de plus en plus de chômage et de précarité.

Dans ce pays dont les habitants sont en majorité âgés de moins de 30 ans, voici quelques éléments chiffrés afin d’apprécier la situation des jeunes tunisiens et d’avoir une idée de leurs conditions de vie.

D’après l’Institut national de la statistique (INS), le taux de chômage s’établit à 15,6% de la population active et il atteint 31,9% chez les diplômés du supérieur. Constat qui est loin d’être surprenant quand on sait, d’une part, que dans le dernier classement Pisa, la Tunisie tient la 65e place sur 70 et d’autre part, quand on prend connaissance du sondage d’Emrhod Consulting publié en avril 2018 qui vient confirmer ce que d’autres études et sondages ont révélé à savoir que 74% des Tunisiens ne possèdent pas de livres, hormis le Coran et les manuels scolaires, et que lors des douze derniers mois, 91% n’ont acheté aucun livre et 85% n’en ont lu aucun.

Ce sont là les effets conjugués de la dégradation du l’enseignement public et de l’accélération de sa privatisation effrénée. Ainsi l’ascenseur social se trouve-t-il en panne faute de promotion par l’éducation et les diplômes.

Les conduites à risque

Ce manque de perspective et d’avenir professionnel pourrait expliquer le désir de tenter sa chance ailleurs. En effet, depuis 2011, entre 22.000 à 25.000 jeunes ont quitté leur pays clandestinement et selon le Forum Tunisien pour les droits économiques et sociaux 45,2% des jeunes tunisiens pensent émigrer et 81% d’entre eux sont disposés à financer leur émigration clandestine.

Visiblement le grand nombre de morts parmi les candidats au départ clandestin estimé à 22.000 entre 1999 et 2014, ne semble pas décourager les «harragas», littéralement «les brûleurs», ceux qui brûlent leurs papiers en les détruisant afin de traverser les frontières anonymement.
Cette prise de risque n’est pas sans évoquer l’autre conduite encore plus radicale consistant à se suicider en s’immolant, en se détruisant par le feu, «hrag rouhou».

Les rapports de l’Observatoire social tunisien qui relève du Forum tunisien des droits économique et sociaux (FTDES) indique d’une année à l’autre une augmentation continue du nombre de suicides et tentatives de suicide et bien que ce phénomène n’épargne aucune classe sociale et aucune tranche d’âge, il touche particulièrement les jeunes de moins de 35 ans : soit 16,94% de la tranche d’âge (16-25 ans) et 40,80% de la tranche d’âge (26-35 ans).

À noter que depuis 2011, depuis l’immolation de Mohamed Bouazizi, les suicides par le feu se sont banalisés et ont été multipliés par 20.

La tentation est grande de rapprocher, du moins sémantiquement, ce geste désespéré d’un autre de nature beaucoup plus grave consistant à s’enrôler dans les rangs des organisations terroristes et de commettre des actes abominables. Céder à ces actes nihilistes et pratiquer la terre brûlée peut se dire «hrag el-bled wel ‘bad», détruire la cité et les habitants.

Cette interprétation est d’autant plus tentante que certains psychiatres n’hésitent pas à utiliser l’expression «suicide altruiste» pour désigner un suicide mais qui prend curieusement la forme du meurtre de quelqu’un d’autre!

En tout cas, le nombre de jeunes Tunisiens qui s’engagent dans cette voie est tout aussi inquiétant que celui des suicidés et des sans emploi. En effet, selon des estimations fiables, le nombre de djihadistes Tunisiens en Syrie et en Irak oscillait entre 6000 et 7000 et les autorités tunisiennes ont annoncé avoir empêché le départ de 12.000 personnes.

Inégalité sociale et impasse sociétale

La jeunesse tunisienne se trouve dans une impasse, dans un pays bloqué où le travail est rare, les inégalités abyssales et les interdits innombrables : des milliers de jeunes sont confrontés au chômage, à la pauvreté et à la précarité tout en étant soumis au spectacle quotidien de l’ostentation vulgaire voire obscène des élites et des classes possédantes. Pour une grande partie de la jeunesse, tout semble être hors de portée : les bonnes études car elles sont payantes et fort chères, le mariage est différé faute de travail et de logement, la consommation faute de moyens, le travail faute de relations, l’émigration légale faute de visa, la dignité faute d’estime de soi et cette dernière à cause de la frustration et du mépris social.

Des conditions qui pourraient peut-être expliquer certaines conduites : l’incivisme, le désintérêt de la chose politique et publique, la violence des rapports sociaux, la nostalgie de l’ordre ancien, la protestation et l’insoumission, la marginalité et la déviance…

Or, au lieu de comprendre pour soigner et prévenir, tout est criminalisé. Les manifestations et les actes de révolte, les conduites à risques comme l’alcool ou les drogues douces mais aussi l’orientation sexuelle et l’amour libre… Et c’est ainsi que certains jeunes, en vertu de la loi 52 ou de l’article 230, après avoir été arrêtés et humiliés vont connaître l’enfermement et se trouver en étroite promiscuité avec toutes sortes de pervers, de criminels et de terroristes.

C’est à croire qu’on cherche à exciter les jeunes, c’est à croire que le but visé c’est de les pousser à la révolte et au suicide. Et ce n’est pas la déclaration fataliste et défaitiste du Chef de l’Etat depuis Berlin qui inciterait à l’optimisme et à la lucidité.

* Universitaire. 

Articles du même auteur dans Kapitalis : 

Mohammed Ben Salman et l’affaire Khashoggi : Le prince est nu !

Tunisie : Les municipales 2018 ou le syndrome Ayari

Macron vs Caïd Essebsi : Le choc des communications

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!