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Attentat de Tunis : Le drame de la jeunesse pauvre en Tunisie

L’auteure de l’attentat-suicide de Tunis est le symbole d’une jeunesse issue d’un milieu pauvre qui a été la proie de la seule idéologie mortifère disponible actuellement et qui fait des ravages à l’échelle mondiale : celle de Daech.

Par Jamila Ben Mustapha *

Peut-être que, sans rien justifier et tout en compatissant de tout cœur avec nos agents de l’ordre et les passants blessés, il vaut mieux essayer d’expliquer le comportement de cette jeune kamikaze, Mena Guebla, qui a réalisé un attentat heureusement à moitié avorté lundi 29 octobre 2019, sur l’avenue Bourguiba, au centre-ville de Tunis, et comprendre les motivations qui l’ont amenée à exécuter cet acte fou et barbare.

La génération de Tunisiens, même de condition modeste, qui est venue juste avant, ou avec l’indépendance et à laquelle j’appartiens, avait beaucoup de chance par rapport à la jeunesse pauvre d’aujourd’hui. L’espoir que le pays avance sur le plan économique était permis, et tout était possible. Habib Bourguiba multipliait la création d’écoles et le pays manquait de cadres dans tous les domaines.

Il fut un temps où le problème du chômage ne se posait pas

La société de consommation était loin d’être aussi développée que maintenant et de présenter ses mirages. Nous avions peu de besoins. Quand, enfants, nos parents nous donnaient une somme modique comme argent de poche (20 millimes, par exemple), nous en étions très heureux.

Nous avions principalement trois sources de divertissement pendant les vacances : la radio, les livres et la plage, si nous habitions tout près. Il suffisait de bien travailler ou même d’avoir un niveau moyen, pour savoir qu’un travail nous attendait, et le problème du chômage ne se posait pas.

Après l’attentat de Tunis : De la difficulté d’être jeune en Tunisie

Actuellement, les aspirations à la possession des objets, les désirs de confort sont devenus incommensurables avec le matraquage de la publicité, et la jeunesse issue d’un milieu pauvre n’est pas du tout à envier.

Même si elle s’obstine à tenir bon à l’école et arrive à avoir une maîtrise comme cette kamikaze, ou comme la femme diplômée en mathématiques et qui a eu le mérite d’être bergère pendant des années pour gagner sa vie, cela ne l’avance souvent à rien. Au contraire, dans la plupart des cas, elle devient inadaptée à son milieu d’origine sans pouvoir s’en sortir, faute de travail, ses parents n’ayant pas les relations qu’il faut pour lui en débrouiller un.

Et que de chômeurs se sont esquinté la santé et ont entamé des grèves de la faim après 15 et 20 ans de chômage pour sensibiliser leurs compatriotes sur leur incapacité à trouver un emploi !

Autrement dit, auparavant, les besoins étaient minimes et le travail assuré, et maintenant, les désirs sont infinis sans avoir souvent la chance d’être satisfaits, vu le nombre important de chômeurs.

L’école sert à déclasser une jeunesse issue d’un milieu pauvre

Donc la jeunesse actuelle est guettée par plusieurs écueils : l’absence de travail après les études sur le plan matériel, et, sur le plan idéologique, le jihadisme, l’obscurantisme violent qui trouve en elle une victime appropriée pour l’instrumentaliser et réaliser ses plans diaboliques.

Elle a le choix entre se résigner à être berger, maçon, contrebandier avec un diplôme supérieur pour les plus sages, quitter illégalement le pays sur des embarcations de fortune en risquant la mort pour une seconde catégorie, ou, dans les cas extrêmes, réaliser un attentat kamikaze.

Il faut reconnaître aussi que la mentalité qui règne actuellement chez les jeunes, est de vouloir le résultat, sans l’acharnement qu’il faut pour y arriver. Et beaucoup préfèrent s’ennuyer dans les cafés plutôt que de s’adonner, même provisoirement, à des travaux modestes mais qui ont le mérite de cultiver le sens de l’effort et de leur assurer un minimum d’autonomie, comme le font les jeunes dans les pays européens qui, très tôt, sont poussés par leurs parents à ne compter que sur eux-mêmes.

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On a l’impression que cette jeune femme – si tant est qu’elle n’a pas été utilisée à son insu par quelque loup jihadiste – a voulu simplement donner un sens, même aberrant, à son suicide, elle qui, à 30 ans n’avait pas de travail, n’était pas mariée et voyait ses horizons bouchés. Pouvait-elle, elle, la spécialiste en anglais des affaires, épouser un journalier ou un travailleur agricole ?

L’école ne sert malheureusement qu’à déclasser cette jeunesse issue d’un milieu pauvre, lui donner des aspirations bientôt condamnées à la frustration et à l’échec. Les seules personnes qui se sont occupées de cette jeune fille, se sont intéressées à elle, ce sont les obscurantistes extrémistes et takfiristes.

Au moins notre génération, quand elle était révoltée, adoptait une idéologie qui a montré ses limites quand elle a été mise en application dans divers pays – le marxisme –, mais qui ne prônait ni la violence individuelle, ni les attentats.

Heureusement que cette kamikaze n’a provoqué aucune mort. C’est peut-être pourquoi la vue du cadavre de cette jeune fille m’a plutôt accablée. Elle est le symbole d’une jeunesse issue d’un milieu pauvre qui a eu beaucoup moins de chance que nous et qui a été la proie de la seule idéologie mortifère disponible actuellement et qui fait des ravages à l’échelle mondiale : celle de Daech.

* Universitaire et écrivain.

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