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La transition démocratique tunisienne confisquée par Ennahdha

La construction d’un Etat de droit en Tunisie serait vouée à l’échec aussi longtemps qu’un seul parti, Ennahdha en l’occurrence, aura le dernier mot sur ce qui est ou n’est pas bon pour les Tunisiens. Mais n’est-ce pas déjà le cas ?

Par Yassine Essid

Lundi dernier, 12 novembre 2018, le chef du gouvernement Youssef Chahed, s’en alla solliciter avec autant de détermination dans l’esprit que d’arrogance dans les manières, l’aval des représentants du peuple pour son remaniement ministériel. Il était d’autant plus à l’aise que tout laissait croire qu’il allait bénéficier d’une majorité confortable.

Cependant, tout confiant qu’il fût, M. Chahed savait pertinemment, au même titre que les postulants qui auraient aimé éviter cette épreuve et être nommés d’office, qu’il allait s’exposer publiquement à la hargne et à la vindicte, stigmatisé, insulté, accusé, vilipendé sur la place publique.

Les débats n’étant pas interactifs, il lui faudra subir sans broncher, en faisant preuve du plus grand détachement, les propos des détracteurs sans pudeur, ni retenue à qui la démocratie a confié le titre de défenseurs des lois et des décrets du peuple.

Comme dans toutes religions d’annonciation, l’important n’est pas tant de montrer et de fournir des preuves tangibles que de proclamer et de ressasser que l’événement miraculeux a eu lieu sans une nouvelle idée, sans les arguments que la raison puisse employer pour infirmer l’a priori de ces jugements.

Bienvenue en Tunisie – le pays des merveilles!

Si étrange que cela puisse paraître, dans l’esprit du chef de l’exécutif les deux années passées à diriger le pays prouvent que le miracle a eu lieu. Elles le confortent dans la certitude que le charme pour attirer à soi la bienveillance du peuple avait opéré, et que sa politique ainsi que la forte mobilisation de ses collaborateurs, anciens et nouveaux, avaient fortement contribué à sortir le pays de la nasse où étaient tombés ses prédécesseurs. Bienvenue en Tunisie – le pays des merveilles!

Devant un parterre de fidèles d’Ennahdha, et autres opportunistes sans perspectives qui trouvaient une salutaire satisfaction à s’opposer à Nidaa Tounes, M. Chahed s’était montré à la fois moralisateur, altruiste, pontifiant, exalté, dénonciateur et rempli de gratitude envers ses soutiens du moment, modérant ses ressentiments pour le chef de l’Etat en usant à son endroit des paroles idoines.

Le chef de gouvernement a commencé un discours, pétri d’hypocrisie, en faisant usage d’une forme singulière de communication, à la fois familière, discriminatoire et politiquement inadmissible au regard de tous les démocrates qui revendiquent une Tunisie moderne, républicaine, voire laïque.

Affectant dès le départ une foi sincère et une dévotion religieuse profonde destinée à lui attirer d’emblée la vive sympathie des islamistes et autres tartufes, M. Chahed avait commencé son intervention par la formule, désormais obligatoire et quasi généralisée de la «basmala», par laquelle on invoque avant toute prise de parole la vaste miséricorde de Dieu.
Poussant plus loin son attachement fervent à la religion autant que son allégeance présumée à Ennahdha, que lui reprochent ses adversaires, le médiateur des pardons, il adopta une démarche qui comporte peu de traits communs avec les vives inquiétudes socioéconomiques de la population et les sombres perspectives de son avenir, M. Chahed fit alors un usage opportun d’un second simulacre de communication dont le motif repose dans ses intentions sur un souci de véracité, d’authenticité, de retour aux sources, de légitimité divine et de négation du libre arbitre. Il avait ainsi rappelé aux députés, comme l’aurait fait tout maître d’école coranique, le verset 2 de la Sourate V (La table servie, ‘‘Al-Mâ’ida’’) décidément hors propos : «Entraidez-vous dans la charité et la piété, et ne vous entraidez pas dans le pêché et la transgression». Une injonction claire, invitant chaque individu à s’éloigner de l’imperfection, s’approcher de la vertu et nourrir sans partage toutes les convictions politiques et religieuses particulières. Bref, ce faisant, il avait réussi à transformer l’hémicycle de l’ARP d’un espace de débats politiques contradictoires en un lieu de rassemblement œcuménique.

L’homme qui voit le progrès partout, illimité, irrésistible

Cependant, dans sa quête, sinon à plus d’empathie, du moins à davantage de respect, M. Chahed aurait été mieux inspiré s’il avait eu recours à une référence coranique prônant plutôt la vérité et la justice, des vertus morales assez peu pratiquées par les institutions et le gouvernement de l’Etat. Des lieux où l’imposture est à l’honneur et la vérité bannie.

Quant à l’opinion publique, constamment gavée de débats, victimes des nombreuses techniques de manipulation, réduite au rôle d’un spectateur tantôt révolté, tantôt complaisant et qui a du mal à faire la différence entre l’information et la propagande, elle se retrouve l’objet de cette forme singulière de communication qui relève tout simplement de l’imposture, tour à tour familière et insolite au vu de la dégradation vécue et subie des conditions économiques et sociales depuis deux ans et l’inexorable montée du chômage.

De la prière, qui relève de la religion et des choses sacrées, M. Chahed est passé aussitôt à l’incantation qui relève cette fois de la magie. Le discours proprement politique devient alors un étalage d’informations superflues et inutiles, l’acharnement vain d’un chef de gouvernement qui veut convaincre qu’il avait réussi à remettre le pays sur la bonne voie, qu’il demeure irréprochable malgré les desseins non avoués de ceux qui avaient cherché à le forcer à partir. Quant aux débats que ses propos pourraient susciter plus tard, ils se réduiront à des bagarres de cour d’école.

Tout acte de parole n’est pas gratuit pour celui qui l’émet. Parler, c’est exercer un pouvoir sur autrui, accaparer son attention, agir sur sa conscience et le transformer.

Pour M. Chahed, le plus important n’est pas tant de montrer et de fournir des preuves, que de proclamer et de rabâcher. Sa particularité est plus fondamentalement de se présenter comme quelqu’un qui voit le progrès partout, illimité, irrésistible. Et si on venait à lui rappeler que l’événement n’a pas eu lieu, il répondra qu’il aura lieu quand même. C’est un peu comme le retour de l’imam caché. Ainsi, M. Chahed est-il devenu, au fil du temps, quelqu’un qui ment par omission avec une détermination rare. La plus grande faille dans ses discours tient à ce qu’il tait : en particulier cette promesse contre-nature faite et tenue par les islamistes d’un vote massif en sa faveur.

Dans le verbiage futile de Chahed à l’ARP, on a eu affaire à la confusion entre deux critères de la vérité : la vérité comme cohérence interne d’un discours, et la vérité comme adéquation du discours à la réalité. Ce qui fait que la gravité du mensonge n’est pas dans l’altération du réel, mais dans la volonté de tromper sur ce que l’on pense être vrai les personnes à qui l’on doit cette vérité.

L’intervention décisive d’Ennahdha désormais maître du jeu

À moins d’être aveuglé par les préjugés, on ne peut pas adhérer à un discours qui comporte cette disposition perfide de vouloir faire passer un vice pour une vertu. Car, pour M. Chahed autant que pour la classe politique dans son ensemble, le maître mot est sacrifice. Non pas celui du renoncement et de la grandeur, mais celui de l’acharnement et de la petitesse d’âme: sacrifier la loyauté pour l’ambition, sacrifier l’avenir au présent, sacrifier l’engagement à défendre une cause à l’intérêt personnel, sacrifier une pensée qui est à la fois vraie et au service d’un idéal humain collectif à une carrière à la fois flatteuse et lucrative, bref tout ce qui dévalorise l’idée même du politique.

On a beau chercher chez M. Chahed l’exemple d’un désintéressement véritable, alimenté par des convictions authentiques, on ne trouve rien d’autres que l’air conformiste du temps : le renoncement aux idées, le poids grandissant de l’intérêt individuel dans l’engagement politique, l’obsession de se maintenir au pouvoir quel qu’en soit le prix.

Laissons de côté les propos d’un discours transformé en promesses de ventes d’un marchand de bric et de broc encombré de défroques.

Oublions cette tactique éculée d’un chef d’armée en déroute qui croit gagner la guerre rien qu’en renforçant ses troupes par de nouvelles unités de combat censées donner de l’aisance et de l’ampleur à des manœuvres tardives et étoffer des commandements jugés trop grêles. Concentrons-nous plutôt sur le sauvetage de son gouvernement par l’intervention décisive d’Ennahdha désormais maître du jeu.

Les mots ont le sens que leur donne celui qui est au pouvoir. Les politiques existent plus à travers ce qu’ils disent, qu’à travers la capacité de ce qu’ils font. Retenant peu l’attention, certaines paroles sont jugées en leur temps sans signification. Louées ou condamnées il arrive un moment où elles prennent une tonalité particulière, retrouvent tout leur sens au point de devenir prémonitoires.

Depuis l’arrivée de Béji Caïd Essebsi à la tête de l’Etat, et en association avec les islamistes reconnus partenaires de plein droit, Ghannouchi ne s’est jamais retenu d’insuffler de temps à autre au gouvernement et à l’opinion quelles devraient être les priorités politiques. Tout en se réclamant hors du pouvoir, il se conduisait en acteur influent de la vie politique du pays par sa façon d’agir, de jouer les médiateurs, de servir de recours et d’imposer à l’occasion ses solutions.

L’anéantissement de tout espoir d’alternative hors Ennahdha

À l’époque de la «Troïka», la coalition dominée par Ennahdha ayant gouverné la Tunisie de janvier 2012 à janvier 2015, on a eu le grand tort de ne pas prêter suffisamment attention aux quelques éléments de langage adroitement instillés par le Cheikh.

Prenons, par exemple, cette déclaration, curieusement fort peu commentée à l’époque, lancée tel un défi à la face d’une opposition alors à la recherche de la potion magique qui cimentera son unité. Il affirma avec la raideur la plus et l’arrogance la plus affectée, qu’«aucun parti ne sera une alternative à la Troïka». Et d’ajouter que Nidaa Tounes, le nouveau parti d’opposition à Ennahdha, ne serait qu’une «diaspora».

Il ne croyait pas si bien dire au vu des vicissitudes actuelle des ses adversaires. Une annonce péremptoire et un signe prémonitoire qui, à posteriori, sonne comme une promesse d’éternité et révèle tout autant qu’elle dissimule, la vraie nature du régime que les islamistes entendent mettre en place ainsi que la vérité profonde de leur conception de la démocratie, en dépit des déclarations de leurs dirigeants qui se veulent toujours rassurantes, lancées par-ci par-là pour calmer les inquiétudes du public et gagner du temps.

Avec le recul, cette déclaration renvoie à l’indéterminé de toute modification du paysage politique, de l’anéantissement de tout espoir d’alternative hors Ennahdha, préfigure son retour grâce à ses habiles et sournoises manœuvres qui lui ont permis de compromettre une transition démocratique en profitant des basses querelles des membres de Nidaa Tounes, du manque de clairvoyance et de lucidité de Béji Caïd Essebsi qui se faisait passer pour un homme politique avisé, le renard de la fable, passé d’allié à otage. Quant à son chef de gouvernement il ne doit sa survie qu’à un parti qui détient plus que jamais tous les leviers du pouvoir et cadenasse la vie politique.

En vérité, personne ne peut accepter l’idée d’une survie de la démocratie sans rendre d’abord irrévocable toute résurgence d’un parti aussi totalitaire qu’Ennahdha, serait-il issu des urnes en 2019. La construction d’un Etat de droit serait vouée à l’échec aussi longtemps qu’un seul parti aura le dernier mot sur ce qui est ou n’est pas bon pour les Tunisiens. Mais n’est-ce pas déjà le cas ?

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