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Nasreddine Shili : Un cinéaste insoumis et novateur

‘‘Subutex’’ est un des films qui fera date dans l’histoire du cinéma tunisien et il y aura, certainement, un avant et un après ‘‘Subutex’’. C’est à notre avis l’un des films les plus beaux, les plus humanistes et les plus libres qu’il nous ait été donné de voir…

Par Abdelfatteh Fakhfakh *

Il aura fallu du courage et de la patience à Nasreddine Shili pour accompagner les deux principaux protagonistes du film, pendant quatre années, pour restituer leur vécu au quotidien et, ce faisant, s’attaquer au problème de la toxicomanie et de la dépendance, du «commerce» de la drogue, de ses retombées sur la santé, des tentatives de désintoxication et du chemin de croix qu’il faut accomplir pour s’en sortir…

Dans ‘‘Subutex’’, le réalisateur a choisi de filmer une histoire qui se déroule dans les «bas-fonds» de la ville, dans le quartier de Bab Jedid, à Tunis, près du centre-ville, et de parler d’une frange de la société qu’on veille généralement à occulter. Ce film qu’un regard superficiel risque de réduire à un documentaire «voyeuriste» est une histoire d’amitié, voire d’amour, de lutte contre la déchéance, et où la tendresse est dans une alternance constante avec la violence, sur fond de drogue, de toxicomanie, de bastonnade, d’alcool, de misère, de souffrance et de douleur.

Une tranche de vie de deux paumés…

Le film relate une tranche de vie de deux jeunes hommes Rzouga et Lotfi (alias Fanta) – auxquels se joint dans la seconde moitié du film un troisième personnage (Nega) – qui squattent un vieux hammam et vivent d’expédients (vente de bouteilles en plastique, argent récolté en faisant la manche, etc.). Le premier a réussi à décrocher de la drogue, alors que le second continue à en être dépendant, vivant un enfer au quotidien, et n’envisage pas, pour autant, dans une première période, de suivre une cure de désintoxication. Rzouga décide de s’en aller et de quitter son ami, voyant que celui-ci ne veut pas rompre avec la drogue…

Fanta s’adonne au ‘‘Subutex’’, lequel est un médicament qui contient une substance proche de la morphine. Ce médicament est normalement utilisé dans le cadre d’une thérapie, il permet de supprimer les symptômes du manque qui surviennent lors de la privation de drogue, et qui sont en grande partie à l’origine de la dépendance. Sa prescription par le médecin complète une prise en charge médicale, sociale et psychologique, indispensable pour limiter le risque de rechute.

Or, Fanta, tout comme beaucoup d’autres toxicomanes, utilise le ‘‘Subutex’’, comme produit de substitution à la drogue, comme stupéfiant.

Ce produit dont les effets sont semblables à ceux de l’héroïne fait l’objet d’un intense trafic illégal et de détournement de son usage médical, et étant moins cher que d’autres produits, il est devenu, la première drogue injectable consommée dans le pays… S’il est vrai que les utilisateurs du Subutex sont moins nombreux que les consommateurs de cannabis ou «zatla», ils ne sont pourtant pas épargnés par la «Loi 52 sur les stupéfiants», une loi qui condamne à un an de prison minimum les consommateurs de drogue.

Marginalité, violence et tendresse

Rzouga et Fanta représentent la population de toxicomanes sans abris, une population vivant le plus souvent à «ras-de-sol» si ce n’est dans «dans les sous-sols», dans des lieux humides, lugubres, sombres, dans le «chaos» et dans le «désordre», dans la nudité, dans le froid, dans la précarité et sans l’espoir de lendemains meilleurs.

Le film évoque sans complaisance l’enfer quotidien que ceux-ci vivent, leurs souffrances, leurs rêves, et leur quête désespérée du bonheur. On les voit le plus souvent se rabattre alors sur des moments qu’ils savent volatiles, illusoires, furtifs et éphémères, le temps de «planer», d’oublier la grisaille de leur quotidien, sa laideur, sa misère et la leur.

Ouvrons une brève parenthèse pour parler de la violence au cinéma qui n’est pas sans poser problème. Quand on se réfère à son appréhension dans l’histoire du cinéma, on s’aperçoit que dans le «cinéma classique», le spectateur est généralement guidé par le metteur en scène et le discours que les images y véhiculent, ce discours lui indiquant le sens des images violentes, alors que dans «le cinéma moderne», le sens n’est pas souvent donné directement, et de ce fait l’image recèle une certaine ambiguïté. Vis à vis du «discours» tenu par l’image violente de cinéma, le spectateur reste libre de la ressentir et de l’interpréter comme il l’entend, «d’en faire un usage cathartique ou autre, de suivre l’idée du metteur en scène ou non».

Dans ‘‘Subutex’’, la violence est fortement présente. Elle revêt diverses formes (physique, verbale, psychologique, etc.). Cette violence est ici une composante essentielle du film. Elle lui est indissociable. Elle est par moments insoutenable, néanmoins tout indique qu’elle est filmée dans un souci d’être à l’écoute, de rapporter la réalité, sans maquillage, et surtout, sans ellipse. Ceci dit, pour ce qui est de la protection des jeunes spectateurs face à cette violence, des dispositions existent telle que l’interdiction du film aux moins de seize ans, et il en sera fait probablement usage, si ce n’est déjà fait.

Je t’aime, moi non plus…

Pour en revenir à la relation entre les deux principaux protagonistes, nous reprendrons partiellement, à notre compte l’analyse proposée Kamel Charni de Radio Culturelle Tunisie sur ce site où il soutient que «la relation entre les deux protagonistes essentiels dans le film – Rzouga et Lotfi (Fanta), puis le troisième Lotfi Nega – échappe à toute norme sociale dans ce sens où elle mêle des sentiments de filiation, de paternité, d’amitié et même de maternité…Ils veillent l’un à l’autre parce que personne ne s’intéresse à eux…Ce sont des profils que les psychologues qui se penchent sur le monde des sans domicile fixe (SDF) connaissent…».
Nous ajouterons pour ce qui nous concerne que tout ce qui précède est vrai, mais il y a aussi de l’amour : Fanta est passionnellement amoureux de Rzouga. Il ne peut supporter son absence. A son addiction par rapport à la drogue vient s’ajouter celle qu’il nourrit par rapport à son ami Rzouga, «il suffit qu’un être [lui] manque pour que tout soit dépeuplé» (comme l’écrit Lamartine, poète français du XIXème siècle).

La dépendance amoureuse parait dans le film positive, par moments, et semble suscitée par un amour partagé, un amour réciproque entre les deux partenaires, alors qu’à d’autres moments elle paraît négative et traduire plutôt un amour non partagé, un amour chargé de possessivité maladive, de jalousie, de radotage, de culpabilisation, sur fond d’un sentiment d’abandon et s’en suivent alors des scènes de ménage et des gémissements constants, en reprenant les mêmes reproches au partenaire au point de le sortir l’autre de ses «gonds»

Certains analystes soutiennent, tel que Patrick Pharo (auteur de ‘‘La dépendance amoureuse. Attachement, passion, addiction’’) que l’addiction à l’amour peut effectivement être comparée à l’addiction aux drogues, «puisque les zones du cerveau stimulées par les images de l’être aimé sont les mêmes que celles qui sont activées, lors de l’ingestion de drogues, impliquant un état d’euphorie». Pour le même analyste, «lorsqu’elle n’est pas réciproque, la motivation amoureuse, c’est-à-dire la volonté de se faire aimer de celui que l’on aime, devient alors une addiction toxicomaniaque».

Un film libre et libérateur

Malgré ses grands mérites, ‘‘Subutex’’ n’a obtenu, quasiment, aucune récompense dans le Palmarès des JCC 2018, hormis un prix parallèle pour le montage (Prix UGTT, accordé à Anis Saadi). Ne nous y arrêtons pas ! L’enthousiasme démontré envers le film par le public des JCC témoigne de l’intérêt que celui-ci lui porte. Il est souhaitable que cet intérêt se renouvelle à sa sortie et que ce film soit vu aujourd’hui par un large public.

Nous sommes certains que Nasreddine Shili a fait franchir avec ‘‘Subutex’’, un nouveau seuil au cinéma tunisien, tout comme certains de ses aînés, l’avaient fait dans le temps (tels que Ridha Béhi, Nouri Bouzid, Mahmoud Ben Mahmoud, Naceur Khemir et bien d’autres). Sept ans après la révolution, une nouvelle génération de cinéastes, dont Nasreddine Shili, est en train de sonder des voies nouvelles, de secouer les carcans et de briser les tabous, en s’affirmant chacun dans une voie qui lui est propre.

* Membre de l’ATPCC (Association tunisienne pour la promotion de la critique cinématographique).

Cinéma : ‘‘Subutex’’ de Nasreddine Shili sort dans les salles tunisiennes

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