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Police de proximité en Tunisie : une généralisation précipitée ?

La grande idée de Hichem Fourati.

La Tunisie, dans la phase actuelle de développement de sa transition politique et sociale, a-t-elle vraiment besoin d’une police de proximité ? Et cette police-là saura-t-elle éviter la promiscuité propice aux complicités et aux compromissions de toutes sortes ?

Par Yassine Essid

Sur le plan politique et économique, nous n’arrêtons pas de vivre une période de grand déficit idéologique. Il n’y a d’ailleurs ni gauche, ni centre, ni droite. Il y a les forts en gueule qui vivent un désarroi intellectuel considérable et se répandent en invectives contre toutes et tous; il y a ceux qui mêlent avec succès le comique et le pathétique et enthousiasment le public; il y a enfin ceux qui ne conçoivent leur foi que politiquement mais se gardent de trop l’exhiber publiquement en attendant le bon moment pour réapparaître et agir.

En attendant, la population tantôt distraite, tantôt réjouie, tantôt médusée, regarde le bocal dans lequel s’agitent les crocodiles qui n’ont en vue que les échéances prochaines… ou le chaos.

Un pays malade du rejet de l’Etat

Dans ce climat délétère, l’administration continue son bonhomme de chemin, loin du brouhaha des grenouilles. Il arrive cependant que certains lancent une bonne idée marquée avec la pointe d’un crayon bien taillé. Il en est ainsi de celle exprimée par le ministre de l’Intérieur, un haut fonctionnaire devenu par un caprice du hasard l’incarnation de l’autorité de l’Etat et reconnu principal responsable de la sécurité publique.

Fraîchement nommé, il s’est arrangé pour ne pas rester longtemps les poches vides. Il vient justement de sortir un gadget qui, comme tout bricolage intellectuel, ne sert à rien et dont la fonction est si futile qu’on devine bien que sa création n’a pas été dictée par un besoin impérieux de réprimer toute sorte d’atteinte à la vie et aux biens des habitants, de réprimer toute atteinte à la quiétude de l’environnement citadin, mais de compenser désespérément l’absence de toute envergure politique et le manque d’initiatives pour résoudre les vraies problèmes d’un pays gravement malade de la fracture sociale, de l’accroissement des inégalités, du manque d’emplois, du déclassement social et de l’exclusion, ainsi que du rejet de l’Etat et de tous les mythes qui nous gouvernent.

Faute de véritable ambition nationale, faute même de programmes fondés sur des raisons, on instrumentalise sans vergogne des concepts selon le besoin du moment et surtout en dépit de la réalité sociale. Une nouvelle image à mettre à l’actif de l’inconsistance des politiciens voire dans certains cas de leur irresponsabilité.

Police de proximité, un bidule à l’efficacité discutable

Hichem Fourati a décidé l’extension à tout le territoire d’une «police de proximité», un bidule resté jusque-là à l’état virtuel. Cette réforme phare, qui avait été introduite dans certains pays européens pour rapprocher la police du citoyen afin de trouver des remèdes pacifiques au déficit sécuritaire, notamment dans les quartiers «chauds» de certaines cités, fait toujours débat. Elle est d’ailleurs tantôt démantelée, tantôt rétablie, car son efficacité s’est avérée discutable et n’a jamais donné de résultats définitivement satisfaisants.

De tout temps, les hommes ont toujours chargé certains d’entre eux de veiller plus spécialement sur la vie et les biens des membres de leur communauté. Ce qui était le rôle du chef de famille ou de clan fut ainsi délégué progressivement à d’autres membres du groupe sans se transformer pour autant en une fonction exclusive.

L’histoire de la police, en tant que structure organisée, prit naissance lors de l’extension des villes qu’il fallait surtout protéger de nuit. On vit ainsi apparaître les vigiles et les gardes constitués par des groupes de citoyens qui se portaient volontaires pour exercer cette tâche de surveillance.

Plus tard, cette activité est devenue du ressort de l’autorité politique, souverain ou seigneur, et ne se distinguait guère du pouvoir de justice. Ce n’est qu’avec la naissance de l’Etat moderne que la police s’est transformée en une entité institutionnalisée chargée d’assurer la sécurité des personnes, des biens, maintenir l’ordre public en faisant appliquer la loi. Elle est désormais un organe nécessaire au maintien d’un équilibre harmonieux au sein d’un ensemble humain déterminé.

Il arrive cependant que le pouvoir politique instrumentalise la police à des fins de contrôle et de répression, en particulier pour ce qui est de l’activité des opposants au régime. Le volume excessif des effectifs par rapport au nombre de habitants, l’élargissement des tâches des policiers et leur subordination aux autorités politiques et au parti, distinguaient un pays démocratique d’un Etat policier où tout le monde est surveillé pour ses actes autant que pour ses idées. Outrageusement visible, elle agissait comme le bras séculier du pouvoir et comme outil de répression de toute contestation, intégrant dans ses mœurs des pratiques répréhensibles.

Proximité, dites-vous ?

Face à la montée de la petite et moyenne délinquance

Au lendemain du 14 janvier 2011, la police nationale s’est retrouvée confrontée à de sérieux défis parmi lesquels celui de devoir consentir une refonte de son pouvoir afin qu’il soit mis en conformité avec les exigences d’un Etat de droit. Cette réforme s’avérait d’autant plus nécessaires que la police était alors appelée à faire face à une demande sociale de protection en constante augmentation.

De nouveaux phénomène sont en effet apparus avec la chute du régime: manque de respect aux lois et aux représentants de l’autorité publique, dispersion des centres de décision politique, augmentation sans précédent du nombre des cambriolages, agressions et vols dans la rue qui nourrissent le sentiment de peur et d’insécurité, amplifications des incivilité et, par-dessus tout, un affaiblissement de la réponse pénale par une quasi-pérennisation d’une routine de l’impunité.

L’insécurité est alors devenue la préoccupation essentielle des citoyens, ce sur quoi ils montrent le plus d’exigence vis-à-vis des policiers sommés d’agir pour arrêter les criminels et en finir avec l’impunité et la corruption. Les uniformes, tels les manteaux sacrés des légendes, ne suffisaient plus aux policiers pour leur donner la solution des règlements nombreux qu’ils étaient chargés d’appliquer.

L’expression «police de proximité» comporte deux mots devenus avec le temps antithétiques : police et proximité. La police est synonyme de maintien du «bon ordre» social. En revanche, la notion de «proximité» renvoie à l’idée de contiguïté, de disponibilité, de prévention des incivilités, de suivi des plaintes et d’information des victimes.

Jusque-là distant, le policier sera appelé à rester dans la mouvance des commerces et des habitants d’un quartier, qu’il connaisse son territoire tout en étant bien connu de sa population; qu’il soit accessible et bienveillant. Bref qu’il remplisse le rôle de médiateur, d’ombudsman, tout en assurant la sécurité, la tranquillité et la salubrité d’un quartier. Le chantier est considérable et exige une psychologie relationnelle que la formation du policier peine à fournir.

Dans ses principes, la police de proximité est l’exact opposé de la logique d’action mise en œuvre par les régimes précédents. Car beaucoup de choses ont changé, notamment la montée quasi continue de la petite et moyenne délinquance, les incivilités, les violences urbaines, et surtout la contestation de l’autorité de l’Etat. C’est pourtant dans un tel contexte, et par référence à une société où les gens ne se sentent plus moralement contraints de respecter la loi, où les forces de l’ordre sont de plus en plus décriées ou détestées, que le ministère a décidé de déployer sa nouvelle doctrine.

Ecart entre les attentes et la réalité du terrain

Avant d’aller sur le terrain, un agent de police est censé avoir appris les bases du métier, maîtrisé les lois, codes et règlements ainsi que les valeurs nécessaires pour devenir un membre compétent de sa profession.

On doit ajouter à cela une discipline stricte, une conscience collective et un fort sentiment de solidarité.
Cependant, tout ce bagage représente l’aspect le moins déterminant du processus d’apprentissage pour des recrues dont la vocation première n’est jamais de servir et de protéger, mais tout simplement d’exercer un emploi, quel qu’il soit, contre un salaire. Ce sont pourtant les valeurs morales et les normes comportementales qui constituent le fondement même du métier. C’est pour cette raison qu’une fois dans la rue, où se joue l’apprentissage sur le tas, que le policier réalise tout l’écart entre ses représentations et attentes et la réalité du terrain.

Appelé, selon le langage hermétique des bureaucrates, à développer un «partenariat actif et une implication réelle dans la vie de la cité», à être l’instrument d’un réel déploiement et d’une insertion dans le tissu urbain de façon à fournir des réponses adaptées aux attentes de la population, notre «gardien de la paix» découvrira une réalité toute autre.

La permanence d’une affectation a pourtant ses revers, car comment imaginer notre agent battant le pavé en faisant sa ronde quotidienne de proximité pour intervenir dans des lieux où pullule une populace hétéroclite. À commencer par les «hitistes», ces groupes de jeunes désœuvrés, agglutinés tout au long de l’année, «adossés au mur» et qui ne sont en fait que des chapardeurs qui profitent de l’inattention des passants pour commettre leurs petits larcins.

Il sera ensuite confronté aux vendeurs à la sauvette qui occupent le domaine public et ont appris à mener en toute quiétude leurs juteuses affaires en s’opposant, par la force s’il le faut, à toute intervention policière.

Il assistera, impuissant, aux délits de proximité, aux querelles de voisinage au sein des cités où se côtoient différentes populations issues généralement de divers horizons géographiques, sociaux et culturels du pays.
En comparaison de tout cela, les monceaux d’ordures qui jonchent le sol en permanence, l’infinie transgression des automobilistes qui font fi des codes de conduite, la pratique, devenue monnaie courante, du père qui charge toute sa famille sur sa motocyclette, sont autant de comportements qui ont cessé d’être considérés comme des infractions pour devenir des actes usuels de la vie ordinaire.

Le policier tunisien : politiquement compromis et socialement dévalorisé

Au milieu de ce mouvement incessant, qui laisse augurer le pire, nos policiers de proximité, ces bataillons sans grade qui vivent les mêmes conditions de vie exécrables que le reste de la population, se retrouvent débordés et finiront par s’accommoder de tout, plus particulièrement de ces réalités qui ne suscitent plus ni haut-le-cœur ni indignation.

Si la surveillance est nécessaire pour le métier de policier, le rôle d’assistance aux citoyens est de moins en moins assuré et la fonction, qui se délite de jour en jour, finira par déboucher sur une indifférence absolue.
Se jugeant mal payé, insuffisamment préparé, parfois mal encadré, le policier tunisien, naguère politiquement compromis, se retrouve aujourd’hui socialement dévalorisé, méprisé et, par-dessus tout, économiquement défavorisé. Cela encourage évidemment toutes sortes de pratiques illicites, de gratifications indues, d’exactions ainsi que l’établissement et le maintien de relations informelles entre les policiers, les contrevenants et les gens de la rue et, par suite, le délabrement progressif de la fonction.

Aussi, sans pour autant éliminer la conviction dans l’absolue nécessité de la police de proximité pour assurer la paix sociale, personne ne se passionne pour ce nouveau statut. Le manque de confiance envers l’institution policière et le peu de considération du public pour ce fonctionnaire feront qu’on finira par avoir une police sous-développée, inefficace et corruptible à merci.

Le modèle tunisien, hérité du français, se caractérise par une police centralisée, armée, distante de la population, chargée du maintien de l’ordre public et pilotée par le pouvoir central à travers le ministère de l’Intérieur et ses services régionaux et locaux. Les choses ont changé, mais en pire. La police qui représentait l’institution du respect des lois avec un esprit de corps qui la rendait inattaquable et autorisée à agir en toute impunité, est devenue une police craintive, qui se dérobe à sa responsabilité.

Pour que proximité ne soit pas synonyme de promiscuité

La crédibilité auprès des intéressés de la généralisation d’une réforme discutable, initiée et promue par la haute administration, réside dans son manque de cohérence, sous le double critère de l’adéquation du discours à la réalité, et des moyens aux fins. C’est à cette aune qu’une profession, qui était érigée sous l’ancien régime en contre-société, estime que ce qu’on lui propose aujourd’hui a peu de chance de se mettre en œuvre réellement, et ne correspondrait qu’au désir du ministre du moment de laisser son nom dans la place.

Les troupes ne manqueront pas de constater l’incohérence de la réforme dès lors que cette nouvelle approche de leur mission est à l’opposé d’une police d’Etat centralisée, uniformisée et déterritorialisée. Ils se demanderont à jute titre comment l’ensemble des traits caractéristiques de l’organisation et de la gestion d’une police centralisée d’ordre public étatique vont-ils s’adapter de façon cohérente à la nouvelle police de proximité ?

On voit bien ainsi que l’élément décisif d’une police de proximité est la faculté de l’agent à s’élever au-dessus de sa condition initiale, d’intégrer l’éducation civique, les facultés de jugement et de discernement au cours du processus de socialisation qui traduit le sens noble de sa mission et sa conception de l’Etat.

Par ailleurs, toute réforme de la profession de policier doit passer obligatoirement par l’édification d’une culture citoyenne dont devrait s’imprégner également la population qui, à force d’exciter la haine des policiers, sape leur autorité et les met en danger.

Quant à la police, elle doit revoir radicalement ses méthodes pour assurer la paix publique afin que proximité ne soit pas synonyme de promiscuité familière et avilissante.

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