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Un paradoxe tunisien : Plus on combat la corruption, plus elle prospère

Chawki Tabib et Youssef Chahed.

Au regard de leur gravité, les révélations, en cette fin de 2018, des rapports de la Cour des comptes et de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc), deux institutions républicaines indépendantes, vont fragiliser le gouvernement Youssef Chahed et paver la voie à une révolte populaire.

Par Khémaies Krimi

Ces rapports, qui se recoupent en plusieurs points, ont eu le grand mérite de mettre à nu, pratiquement à tous niveaux, des dysfonctionnements, failles et autres manquements.

Globalement, les abus et dépassements signalés touchent à la mauvaise utilisation des ressources publiques, à la détérioration des prestations et à la mauvaise gouvernance. Si on se réfère aux bonnes pratiques de gestion et à ce que dit la loi à ce sujet, certains dépassements sont du ressort de la cour de discipline financière tandis que d’autres sont carrément des infractions pénales.

Des révélations accablantes

Dans le détail et pour ne retenir que ce qui touche le plus le Tunisien, ces rapports révèlent des présomptions de corruption dans le transport (insécurité dans les avions, abus dans la logistique portuaire…), dans la santé à travers le trafic de médicaments (non traçabilité de la distribution des médicaments dans les hôpitaux publics…), dans l’enseignement supérieur (aucun contrôle sur les établissements privés qui délivrent des diplômes fictifs…), dans la sécurité sociale (octroi de pensions à des retraités décédés…), dans le secteur financier où des banques refusent d’alerter sur des opérations de blanchiment d’argent et de terrorisme…

De graves manquements sont également signalés, lors de la passation des marchés publics pratiquement dans tous les secteurs, lors des recrutements de personnels (priorité accordée à la filiation tribale et parentale, népotisme, favoritisme…).

Ces révélations, qui font, ces derniers jours, le bonheur des animateurs des plateaux de télévision et de radio, viennent confirmer, plus que jamais, que le pays est gangrené par la corruption et que nos gouvernants, par l’effet de leur incompétence et/ou immobilisme, n’ont rien fait pour remédier à la situation. Ils sont, à la limite, complices et coresponsables de ces dérapages.

Des révélations récurrentes

Néanmoins, il faut reconnaître que les conclusions de ces deux rapports et mêmes d’autres rapports étrangers tels que ceux de Davos et de Doing Business ne constituent nullement une nouveauté. Elles sont récurrentes et étaient évoquées même du temps de Ben Ali. Ce qui en a fait un événement c’est le timing de leur publication.

Effectivement, elles interviennent à une période où l’actuel chef du gouvernement, Youssef Chahed, a fait de la lutte contre la corruption son dada. «Entre la corruption et la Tunisie, j’ai choisi la Tunisie», a-t-il lancé.

Malheureusement, les révélations accablantes de ces nombreux rapports viennent démentir ses propos. Il s’est avéré que sa stratégie en la matière n’a pas dépassé le seuil de la communication politique destinée à améliorer son image auprès de l’opinion publique. Selon l’opposition, cette stratégie de lutte contre la corruption, loin d’être le fruit d’une réelle volonté politique, ne serait qu’une diversion pour mieux protéger corrompus et corrupteurs, dans les sphères du pouvoir et le milieu des affaires.

Des révélations constamment sans suivi

L’opposition argumente sa thèse en relevant qu’il n’existe au sein de ce gouvernement aucun département qui ait pris, jusqu’ici, l’initiative de regarder de près ces révélations sur les abus les concernant et de mettre en œuvre les précieuses recommandations formulées par les auteurs de ces rapports.

À titre indicatif, ces ministres et Pdg qui aiment plus parler des déficits de leurs départements que des réformes à y mettre en œuvre auraient été mieux inspiré de lire attentivement les rapports de leurs auditeurs internes, de leurs contrôleurs de gestion et de leurs inspecteurs.

Pour se défendre, ces derniers, au lieu de démissionner, se cramponnent à leur poste et se contentent d’indiquer que les abus révélés sont transférés à la justice, et ce, pour une simple raison. Ils savent que cette justice est lente et inefficace. Elle l’a prouvé à moult reprises.

La justice est-elle concernée par la lutte contre la corruption ?

Pis, lors de la présentation du rapport de l’Inlucc pour 2017, son président, Chawki Tabib, a fait une révélation très grave : le ministère de la Justice est le seul département à ne pas avoir adhéré à la lutte contre la corruption et à conclure, entre autres, un accord de partenariat avec l’Instance. Révélation courageuse qui dit long sur la qualité de la gouvernance de ce département et sur la crédibilité de cette justice.

Le chef du gouvernement, de son côté, n’a pas cru bon de rappeler à l’ordre son ministre de la Justice et de lui demander, de manière formelle, de s’aligner sur la «stratégie de lutte contre la corruption». C’est à croire qu’il existe des ministres régaliens, nommés Ennahdha ou par Nidaa et sur lesquels il n’a aucun pouvoir.

D’ailleurs, pris de court par la gravité des révélations des rapports précités, le bureau exécutif du parti Ennahdha a publié, jeudi 27 décembre 2018, un communiqué dans lequel il exprime «sa profonde préoccupation» des dépassements révélés par le rapport de la Cour des comptes, sachant que ce rapport a évoqué les dépassements dans le ministère de la santé, qui était dirigé par le Nahdhaoui Imed Hammami, ainsi que la pénurie des médicaments et la mauvaise gouvernance des hôpitaux publics, dont ce dernier était en grande partie responsable.

Ennahdha feint-il d’oublier que ses 7 ministres et secrétaires d’Etat sont coresponsables des dysfonctionnements signalés?

Cela pour dire au final que la situation est très grave et que la lutte contre la corruption demeure encore un idéal en Tunisie. Et l’initiative lancée jeudi par la présidence de la république pour une réunion d’urgence des principaux acteurs politiques et sociaux en vue de contenir la crise est certes utile et nécessaire pour essayer de limiter les dégâts, mais suffira-t-elle pour contenir la colère des contribuables ? Tous ces acteurs sont tout aussi responsables, les uns que les autres, de la situation difficile dans pays. Car, comme dit un proverbe chinois bien connu, «le poisson pourrit toujours par la tête».

Urgence d’institutionnaliser la lutte contre les malversations

Pour lutter avec efficience contre la corruption en Tunisie, il faut mettre fin aux déclarations d’intention et aux effets d’annonce sans lendemain, car la parole ne saurait tenir lieu d’action. La démarche la mieux indiquée, comme le soulignent les observateurs, est d’«institutionnaliser le dossier de la lutte contre la corruption, de l’encadrer par des instances de contrôle indépendantes et d’unifier les textes les régissant».

Même les bailleurs de fonds soutiennent cette démarche. Dans une communication destinée à convaincre l’opinion publique tunisienne du bien-fondé de son partenariat avec la Tunisie, le Fonds monétaire international (FMI) dit «avoir engagé les autorités tunisiennes à rendre opérationnelle le plus rapidement possible la Haute autorité de lutte contre la corruption».

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