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Sophie Ferchiou à la Cinémathèque tunisienne : «Films et sciences sociales»

Une expérience de coopération est née entre la Cinémathèque tunisienne et l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) : un séminaire sur le thème «Films et sciences sociales» visant à rapprocher la réflexion des sciences sociales de la production filmique.

Par Kmar Bendana *

Le séminaire vise aussi à ouvrir les démarches des chercheurs aux possibilités de lecture des films documentaires et/ou de fiction.

Le cycle est destiné à décloisonner les processus de connaissance et de création pour les inscrire dans leurs contextes, en cherchant les résonances ou discordances des uns avec les autres.

Jeter des ponts entre culture, technologie et méthode

Le cinéma est rentré à l’université tunisienne : l’université publique compte des établissements et départements d’enseignement et de recherche comme l’Institut supérieur des arts multimédia de La Manouba (ISAMM, université de La Manouba) ou l’Ecole supérieure de l’audiovisuel et du cinéma (ESAC, Université d’El Manar).

Depuis une vingtaine d’années, des enseignantEs passionnéEs de cinéma (Tahar Chikhaoui, Insaf Machta, Sihem Sidaoui, Najet Tnani, Issam Marzouki…) ont fondé des ciné-clubs sur les campus et introduit dans les programmes des départements littéraires, de français principalement, des modules d’analyse de films, d’histoire du cinéma et de ses théories. Un master d’études cinématographiques et plusieurs filières forment une quantité de techniciens et de professionnels recrutés par le secteur de l’audio-visuel où radios, télévisions, films et production sur le web se multiplient.

L’éco-système culturel tunisien en pleine effervescence depuis des années enregistre une augmentation de la production cinématographique qui anime le public et peut cristalliser une connaissance critique diversifiée et approfondie.

Or, un lien manque encore, notamment du côté des sciences humaines et sociales qui font un usage illustratif et souvent superficiel de la production cinématographique. Dans l’enseignement comme dans la recherche, le croisement entre films et sciences sociales reste un maillon faible. Pourtant, dans les raisonnements et les démarches des chercheurs et des cinéastes, on trouve, des proximités ou des affinités qui, de toute évidence, enrichissent les cours, ouvrent des pistes de recherche ou peuvent susciter des travaux. Les cinématographies, tunisienne et mondiale, offrent un matériau abondant qui devrait contribuer à vivifier l’intérêt des étudiants, à renouveler les contenus pédagogiques et à engager d’autres approches.

Ce nouvel espace de travail espère pousser les barrières habituelles en croisant la connaissance autour du cinéma avec la réflexion méthodologique dans les sciences sociales. La lecture du présent ne pouvant se passer des moyens de l’image et du son, il s’agit d’élargir l’expression scientifique à de nouvelles formes alliant un décodage attentif et informé du langage cinématographique avec le décryptage des mots et des concepts.

Une pionnière du «film de chercheur»

Mêlant soucis pédagogique et méthodologique, la séance du jeudi 31 janvier 2019 démarre autour de l’anthropologie, une discipline qui a investi l’expression cinématographique pour élargir le spectre de compréhension des phénomènes sociaux. Deux films (‘‘Chéchia’’; ‘‘Guellala’’) de l’anthropologue et cinéaste Sophie Ferchiou – pionnière dans un genre qui va s’appeler «le film de chercheur» – sont projetés.

Après des études secondaires en Tunisie, Sophie Ferchiou entre à la Sorbonne pour des études de philosophie et de sociologie. Elle suivra, entre autres, l’enseignement de Jean Rouch (1917-2004) africaniste, chercheur au CNRS et cinéaste. Elle se concentre sur le terrain tunisien pour y étudier les techniques traditionnelles (de la chéchia, de la poterie, de la cueillette d’olives…), le monde du travail (agricole, industriel) et ses divisions, les rituels religieux, les rapports de sexe dans la parenté et la vie économique.

Sophie Ferchiou est l’auteur de plusieurs ouvrages individuels et collectifs portant sur divers aspects de la société traités aussi dans une douzaine de films. L’‘‘Encyclopedia of Arab Women Filmmaker’’ de Rebecca Hillauer la classe comme l’une des premières cinéastes tunisiennes. En 1966, Sophie Ferchiou soutient sa thèse ‘‘Techniques et sociétés. Exemple de la fabrication des chéchias en Tunisie’’ (Paris, Institut d’ethnologie, 1971) préparée sous la direction d’André Leroi-Gourhan (1911-1986) en projetant ‘‘La chéchia’’ (1966, 30mn). Elle se souvient du remue-ménage occasionné par la projection d’un film en 16 mm dans un amphithéâtre de Sorbonne d’avant 68.

Fidèle à son enseignement, Sophie Ferchiou présente l’anthropologie visuelle comme une discipline à part entière qui permet «de connaître le réel humain au plus près, dans ses aspects complexes et mouvants… de saisir l’intraduisible et de rendre sensible la connaissance qui ne passe pas par des mots».

À partir du tournage de ‘‘Guellala’’ (1975, 35 mn), à une époque où la Tunisie s’ouvre au tourisme balnéaire, Sophie Ferchiou déclare avoir renoncé aux renforts de techniciens afin d’assurer l’immersion nécessaire à l’enquête et à la compréhension du milieu étudié. Le film opère «la jonction entre le technique, le social et le symbolique» dans le village jerbien tel qu’il apparaît dans le regard de l’anthropologue.

Ces deux plongées du cinéma du réel tunisien appellent la suite du corpus. Sophie Ferchiou avait confié les originaux de ses films au ministère de la Culture. Introuvables, la perte a été rattrapée grâce aux technologies de numérisation. La Cinémathèque tunisienne entame aujourd’hui autour de cette filmographie, un programme de sauvegarde et de restauration (consolidation de l’image et étalonnage des couleurs) des copies récupérées dans les archives de l’auteure et qui, grâce à l’ajout de bonus, d’interviews et un travail de re-datation seront régénérées pour les chercheurs et le public.

Cette archive d’un type nouveau fait espérer des possibilités d’un retour sur un monde perdu certes, mais essentiel indicateur de la «structure totale d’une époque» et ouvrant sur une connaissance sensible de l’histoire sociale, économique, politique et culturelle de la Tunisie contemporaine.

* Historienne.

Cinéma et sciences sociales : ‘‘Autour des films de Sophie Ferchiou’’

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