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Youssef Chahed en France en mode commis-voyageur

À quoi servent les voyages officiels à l’étranger des hauts responsables politiques ? Chercher «aide et assistance internationale», mais quoi encore ? Vanter la transition démocratique et le partenariat «gagnant-gagnant», au risque de s’entendre dire que pour s’en sortir il suffirait de travailler plus et de dépenser moins.

Par Yassine Essid

Tel un pèlerin sur le grand chemin, et après le dernier déplacement en Arabie Saoudite, embaumé et ensoleillé, Youssef Chahed a repris cette semaine sa gibecière et son bâton pour aller à la rencontre d’un genre plus humain.

Les visites officielles sont des vrais périples des causes perdues et des démarches désespérées. Pourtant, malgré leur fréquence, ils n’ont jamais suscité de perspectives exaltantes, provoqué une réflexion d’avenir, engendré des horizons audacieux. Pourtant, on repart à la première occasion, armé d’espoir et d’enthousiasme faire du porte-à-porte, retrouver cette bonne vieille méthode qui, si elle ne donne pas de résultats immédiats, permet au moins de faire des repérages et, qui sait, servir l’avenir.

La démocratie dans sa forme caricaturale

Dans les pays sous-développés, dont la vocation première et «aide et assistance internationale», deux vocables qui s’abritent de plus en plus sous l’euphémisme ingénieux de coopération, l’activité d’un chef d’Etat ou celle d’un chef de gouvernement semble tenir souvent du commis-voyageur : itinérants, visitant les donateurs, étalant toute la gamme de leurs doléances. La crise, avouent-ils à leurs hôtes, continue de les affecter sans le moindre signe d’amélioration en vue, et le pays ne peut plus tenir le coup plus longtemps. Ils vont même jusqu’à invoquer, pour séduire leurs homologues étrangers, leur rôle stratégique pour la sécurité de la région. Quant à la démocratie, qui constituait pour eux une sorte de «fin de l’histoire» qu’il convient de ne plus remettre en cause, elle n’a fait, disent-ils, qu’aggraver les choses.

Le pouvoir étant désormais offert à tous, et plus précisément à la partie la moins éclairée de la cité, il s’est avéré incapable d’assurer le respect de la loi, clé de voûte de son fonctionnement. Nous vivons depuis huit ans la forme caricaturale de la démocratie, qui guette sa dégénérescence et l’accompagne comme jadis le fou du roi singeait la puissance du monarque.

Aujourd’hui, des hommes, des femmes, de tout âge, de quelque âge, de quelque rang que ce soit, venant des partis politiques et de la société civile, lorgnent de près ou de loin, avec rage, sans complexe ni appréhension, une charge politique ou un maroquin. On a même vu un Premier ministre, Habib Essid, s’activer pour sélectionner les candidatures des postulants sur la base de leurs CV!

Une fois le poste obtenu, les heureux élus ne savent pas quoi en faire, excepté le conserver le plus longtemps possible, nullement gênés par leur incompétence encore moins alarmés par leurs déboires et leurs échecs.
Cependant, certains sont présentés comme des bêtes de savoir. Mais, tant de connaissances entassées dans leurs têtes avaient étouffé leurs dispositions naturelles, et leurs réflexions ne sont plus alors qu’un ordinaire répertoire de ce qu’ils ont appris sur les bancs des Grandes Ecoles.

Au nom du gouvernement d’union nationale, le Premier ministre, auquel manque l’autorité qui doit être exemplaire si elle veut être reconnue et respectée, se retrouve le plus souvent accablé de collaborateurs peu talentueux, voire irrespectueux des normes d’honnêteté et d’impartialité, et la façon dont ils mènent leurs affaires personnelles ne résiste pas à un examen minutieux. Ils sont parfois les derniers informés de ce qui se passe dans le pays encore moins dans les institutions relevant de leur tutelle.

Le déficit de responsabilité et de vigilance

L’affaire de l’«école» de Regueb constitue l’exemple même de ce déficit de responsabilité et de vigilance du gouvernement et de ses départements. Or pour son salut personnel, Youssef Chahed est forcé de défendre son bilan ainsi que le leur avec vigueur et contre vents en marées, d’endosser les travers d’esprit de ses ministres qu’il réduit à des défaillances passagères. Jamais la notion de responsabilité, aux consonances redoutables pour la légitimité du régime, qu’il s’agissait de mettre en place puis de consolider, n’a jamais été assumée et son absence n’a jamais embarrassé personne.

Au centre de ces errements, au milieu d’un régime de passions exacerbées par l’approche des campagnes électorales, et qui démontre sa propension à dégénérer en anarchie, il n’y a rien de plus salutaire pour flatter l’ego d’un dirigeant que de prendre du recul géographique ; un déplacement officiel à l’étranger pour développer son trouble narcissique, le rendre crédible sans l’être. Plus question de résoudre les problèmes insolubles de la société, mais mettre en œuvre une communication où l’important n’est ni le vrai ni le faux, mais le vraisemblable. Le plus important est de passer d’un être agissant inutilement en un être pensant et réfléchis.

Une sorte de Premier ministre étranger en gilet jaune

Cette fois, c’est donc au tour de la France d’accueillir Youssef Chahed. Une visite qu’il entreprend non sans une certaine appréhension mais qui s’avère, hélas, quelque peu inopportune. Président et gouvernement en France ont l’esprit ailleurs, empêtrés qu’ils sont dans ces interminables exigences du mouvement des gilets jaunes.

D’ailleurs Youssef Chahed serait un peu une sorte de Premier ministre étranger en gilet jaune. Certes, l’échelle est différente, il est reçu avec tous les égards, mais il représente néanmoins un pays pauvre qui cherche à réduire les effets de la politique d’austérité, le lourd endettement, les concessions désastreuses que l’Occident et ses institutions financières cherchent à imposer sous l’effet d’une mondialisation financière sans scrupule ni contrôle suffisant, et les enjeux incertains d’un autre mode de production. Il alla même jusqu’à envisager, à moitié souriant, l’idée de dirigeants des pays pauvres qui iraient faire inlassablement les cent pas dans les halls de l’Onu, du parlement européen et des institutions financières internationales.

Mais, se dit-il, nonobstant le degré de mobilisation et de colère des Français, la France reste la France. Une puissance économique et une nation de travailleurs et d’entrepreneurs innovants. Ça change de ces peuples fainéants, fraudeurs, grossiers, avides de consommation, prétentieux et agressifs, sans parler des représentants de leur classe politique qui ne se respectent pas, ne s’écoutent pas, s’invectivent, s’insultent et dont les pires compromis avec la morale passent pour de l’intelligence.

L’organisation d’une telle visite est la plupart du temps précédée d’une interview donnée à un grand quotidien français que peu de gens liront. Cela permet d’exposer, malgré tout, l’état des relations entre les deux pays, les perspectives de coopération et le développement des échanges futurs. Mais le tort de nos dirigeants est de toujours de reproduire les mêmes maladresses, de rabâcher une fois de plus les mêmes refrains sur le soutien de l’Occident à la transition démocratique, le partenariat «gagnant-gagnant» qui n’est en fait que de l’assistance déguisée, l’intérêt que représente encore le pays pour leurs investisseurs et l’éternel plaidoirie pour encourager les Français à venir en masse en Tunisie pour retrouver l’ambiance des cités périphériques de leurs métropoles, se faire arnaquer et côtoyer des femmes en hijab.

Je me rase, donc je suis

Sommes-nous encore en mesure de les rassurer sur nos capacités à relancer l’économie alors qu’on est au bord du gouffre? De tranquilliser leurs investisseurs en leur promettant le rétablissement définitif de la sécurité, la fin de la corruption, l’arrêt du trafic de contrebande, la réduction du commerce informel, l’amélioration des infrastructures, la disparition des tracasseries administratives et l’élimination définitive des villes-dépotoirs?

Même si les lois de l’hospitalité commandent aujourd’hui d’admettre pareilles tautologies, Français ou autres ne manqueront sûrement pas de nous rappeler, le moment venu, que pour s’en sortir il suffirait simplement de travailler plus et mieux et de dépenser moins.

Bien plus avares en confidences lorsqu’ils s’adressent aux médias de leurs propres pays, les dirigeants tunisiens, au-delà de la mention des séries d’entrevues et de rencontres programmées, n’hésitent pas à se confier aux médias étrangers en toute liberté dès qu’il s’agit de répondre de leurs propres ambitions.

Ce fut le cas de Youssef Chahed qui, pour affirmer qu’il n’entendait pas se présenter à la présidentielle prévue cette année, avait répondu : «Je n’y pense pas tous les jours en me rasant le matin». Une formule désuète qui hérisse les poils à force d’être rasante. Cette réponse est devenue un symbole de narcissisme politique où domine le souci de paraître, au sens que les politiques n’ont d’autre horizon que leur propre carrière et le culte du moi.

Cependant, ce désintérêt affirmé de Youssef Chahed, s’il reproduit avec sincérité son état d’esprit matinal, n’est pas permanent, puisqu’il n’y pense pas tous les jours. Autrement dit, il n’a pas exclu définitivement l’idée qu’il lui arrive aussi de s’y intéresser certains jours. On peut y trouver, ou bien une attitude ambivalente qui, tout en étant une dans son inspiration, est double dans son expression, oscillant entre des périodes de confiance et de promesses futures, et des périodes où l’irritabilité tourne à la peur de l’avenir, à la frilosité; ou bien l’attitude de celui qui n’ose pas avouer son incompétence à traiter les problèmes d’une société devenue de plus en plus ingouvernable.

En faisant de la politique, Youssef Chahed exprime en vérité le désarroi d’une société en désagrégation. Or, cette formule de se faire la barbe au quotidien, qui est devenue la forme d’une psychologie rationnelle, traduit le caractère de celui qui n’a pas besoin de l’estime ou des sentiments des autres. Il pense avoir accumulé suffisamment de pouvoir pour être indifférent à l’opinion d’autrui. En fait, il n’a besoin de miroir que pour se raser et non pas pour penser. «Je me rase» est ici identifié à la «conscience de soi», ou à la façon dont il se pense lui-même en tant que condition de possibilité de toute expérience. Il module alors sa régulation narcissique selon les jours.

Youssef Chahed se contemple dans le miroir nullement à la recherche d’une vérité à partager, mais d’une autosatisfaction du moi, poussée par le besoin extrême de se sentir admiré, important et… présidentiable.

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