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Tunisie : Le gouvernement, les lobbys d’affaires et les citoyens lambda

Le gouvernement serait mieux inspiré de prendre des décisions concrètes qui maximisent l’intérêt collectif plutôt que l’intérêt du lobby des hommes d’affaires, et montrer ainsi qu’il n’est pas, comme le disent beaucoup d’observateurs, au service du grand capital et insensible à la misère des pauvres et à l’appauvrissement de la classe moyenne.

Par Dr. Sadok Zerelli *

La bonne gouvernance d’un pays ne se limite pas à la lutte contre la corruption et à la mise sous les verrous de quelques barons de la contrebande. Elle porte sur l’exercice du pouvoir pour gérer les rares ressources humaines et naturelles en vue de maximiser le développement économique et social et améliorer le niveau et la qualité de vie de toute la population, sans exclusion d’aucune classe sociale ou région. Elle implique entre autres l’exercice de la démocratie, un Etat de droit, la responsabilisation et la transparence dans la gestion de la chose publique et l’accès à l’information.

De ce point de vue, force est de reconnaître que la Tunisie est reléguée de plus en plus loin dans le concert des nations: selon un étude récente de la Banque Mondiale portant sur la bonne gouvernance dans 38 pays africains, la Tunisie est largement surclassée par des pays comme le Rwanda (classé 1er) ou la Côte d’Ivoire (15e), deux pays qui ont pourtant connu l’un un génocide qui a causé plus d’un million de morts et l’autre une guerre civile qui a causé des milliers de morts, mais qui ont su vite rétablir la paix sociale et retrouver une croissance économique plus qu’honorable (+8,2% pour le premier et +7,2% pour le second).

L’incompétence des gouvernements

L’expérience de ces pays démontre, si besoin est, que la grave crise économique que traverse la Tunisie et les échecs enregistrés par les gouvernements successifs depuis 2011, ne sont pas dus à la révolution ni à l’héritage de Ben Ali, comme on veut bien nous le faire croire, mais à l’incapacité pour ne pas dire l’incompétence de ces gouvernements à gouverner le pays. Je n’en donnerai qu’un exemple, basé sur une décision populaire mais qui n’en est pas moins catastrophique à tout point de vue.

Il s’agit de l’article dans la loi des finances de 2019 qui a prévu une baisse de 16% de la TVA et des taxes à la consommation, sur les prix HT des voitures dont la puissance fiscale ne dépasse pas quatre chevaux-vapeurs, connues sous le nom de «voitures populaires», ainsi qu’un relèvement du revenu plafond pour avoir le droit d’acquérir ces voitures, qui passe de 6 fois le Smig à 10 fois le Smig, soit 3.750 dinars tunisiens (DT)/mois par personne ou 5.670 DT/mois pour un couple. Autant dire que, selon cet article, au moins 90% des ménages, sinon plus, peuvent désormais acquérir une voiture populaire, dont les prix de vente ont effectivement baissé de 3.000 à 5.000 DT les modèles, à la dépréciation du dinar près.

Le bilan coûts-avantages de cette décision, est établi dans le seul cadre théorique qui s’y prête, à savoir la Théorie d’allocation optimale des ressources, qui place l’analyse au niveau de l’ensemble de la collectivité nationale (consommateurs + producteurs + Etat) et qui vise la réalisation de l’optimum économique, défini par l’un des pères fondateurs de cette théorie(1), comme «la situation où l’accroissement de la satisfaction d’un individu ne peut plus se faire qu’au prix de la baisse de la satisfaction d’un autre».

Sans ennuyer le lecteur par des considérations théoriques, rappelons que cette théorie constitue une véritable alternative au système du marché qui régit notre économie depuis des décennies et qu’elle repose sur les principales idées-maîtresses suivantes:

a. L’optimum collectif n’est pas égal à la somme des optimums individuels. L’exemple le plus clair est le suivant: si, pour se rendre d’un point A à un point B, chaque individu a intérêt à prendre sa voiture, lorsque chacun en fait autant, il en résulterait un tel embouteillage que personne n’arrivera à destination!

b. Dans tous les pays du monde, y compris dans les plus riches, les ressources disponibles pour le développement économique, sont par définition limitées, qu’il s’agisse des ressources humaines ou naturelles, de sorte que l’affectation d’une partie de ces ressources dans un projet de développement quelconque en prive automatiquement un autre qu’il ne serait plus possible de réaliser. C’est le concept même de coût d’opportunité, à la base de cette théorie.

c. Le fonctionnement des marchés est un mauvais mécanisme d’affectation des ressources disponibles, car les prix qui y sont déterminés sont faussés par le degré de concurrence qui règne sur ces marchés et par le jeu de la fiscalité indirecte (TVA, taxe à la consommation, etc.), des subventions qui ne sont en fait qu’une redistribution interne des revenus entre l’Etat et les agents économiques.

L’allocation des ressources dans une économie doit donc se faire sur la base des «shadow prices» ou «prix de l’ombre», appelés également «prix de références», qui sont d’autant plus élevés que la ressource en question est rare ou non renouvelable.

Sur la base de ces principes économiques d’affectation optimale des ressources et des méthodologies de calcul économique communément appliquées dans les études de rentabilité économique des projets d’infrastructures de transport, dont l’auteur est un spécialiste reconnu sur le plan international(2), un calcul approximatif basé sur l’importation de 2500 voitures populaires supplémentaires par an (soit autant que le quota actuel) aboutit à une perte nette subie par la collectivité nationale de 30,8 millions de dinars tunisiens (MDT) par an, dont 12,9 MDT sous forme de manque à gagner pour le budget de l’Etat, 8,5 MDT sous forme de consommation supplémentaire de carburant gaspillée plutôt que d’être utilisé pour produire des richesses (coût d’opportunité), 1,3 MDT sous forme de perte de temps des usagers des voitures particulières en raison des embouteillages supplémentaires que cet accroissement du parc automobile va générer et 8,1 MDT sous forme de pertes de vies humaines dues à des accidents de la circulation supplémentaires.

Plus que ces coûts collectifs quantifiables en termes monétaires, l’impact sur la pollution de l’air et le réchauffement climatique par effet de serre est infiniment plus important, quoique difficile à évaluer, plusieurs études internationales ayant démontré que le secteur des transports est responsable à hauteur de 60% de la réduction de la couche d’ozone, avec toutes les perturbations climatiques que cela engendre.

Face à ces coûts quantifiables ou non à mettre au passif du bilan de cette décision, le seul élément à mettre à l’actif serait l’accroissement des bénéfices des concessionnaires de voitures particulières. Sur la base d’une marge bénéficiaire moyenne de 30%, il s’élèverait à 24,2 MDT, de sorte que le bilan coûts-avantages global en termes monétaires pour la collectivité nationale reste négatif (-6,7 MDT), sans parler du bilan non monétaire en termes d’impact sur l’environnement.

Ainsi, cette décision ne peut être qualifiée que d’antiéconomique et de populiste dans le sens où elle ne vise qu’à s’attirer la sympathie et les votes de la classe moyenne, principale bénéficiaire de cette mesure, au détriment de l’intérêt collectif ou national. Elle traduit, comme bien d’autres décisions du gouvernement, une nette orientation politique (volontaire ou non, seuls les politiciens qui savent qui finance les partis politique peuvent le dire) de favoriser l’accumulation du capital entre les mains de quelques hommes d’affaires de plus en plus riches, en l’occurrence les concessionnaires de voitures particulières et leurs actionnaires, qui, regroupés au sein de la chambre syndicale des concessionnaires de voitures et matériel roulant de l’Utica, constituent un véritable lobby qui a été capable de faire infléchir la politique du gouvernement au profit de leur enrichissement personnel et au détriment de l’intérêt de la collectivité nationale.

La logique de l’accumulation du capital

Sans être membre d’aucun parti politique et avec toute l’objectivité que cela me donne, le seul fil conducteur que je trouve en analysant certaines décisions du gouvernement est l’accumulation du capital entre les mains de quelques familles de plus en plus riches et bien connues de l’opinion publique.

Il en est ainsi de la décision d’instaurer un impôt supplémentaire de 25% sur la marge bénéficiaire des grandes surfaces, prévue initialement dans la loi des finances de 2019, et vite retirée sous la pression des propriétaires de ces grandes surfaces.

De même, la dernière décision de la Banque centrale de Tunisie (BCT) d’augmenter le TMM de 100 points n’aurait pour effet certain que d’accroître les bénéfices des banques, déjà énormes dans un contexte de marasme économique général, et les dividendes qu’elles distribuent à leurs actionnaires, sans pour autant contribuer à maîtriser l’inflation qu’elle prétend combattre.

En tant qu’économiste, je me rappellerai toujours cette scène pathétique à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) où, le gouverneur de la BCT, utilisant un langage pseudo technique pour impressionner des députés handicapés par leur manque de formation économique, a tenté de justifier cette décision par des arguments du genre «le taux d’intérêt réel doit être positif» ou «sans cette mesure, le taux d’inflation sera à deux chiffres». Ce faisant, il les a induits en erreur en définissant le taux d’intérêt réel comme la différence entre le taux directeur de la BCT et le taux d’inflation, alors qu’en tant qu’économiste, de surcroît monétariste, il doit savoir que le taux d’intérêt réel qui conditionne le comportement des agents économiques est la différence entre le taux d’inflation et le taux d’intérêt que les banques leur appliquent effectivement, c’est-à-dire TMM + 4 ou 5 points au minimum, taux réel qui est déjà largement positif et n’a pas besoin d’être augmenté.

Plus grave encore, le gouverneur de la BCT a soigneusement évité d’évoquer dans son intervention le véritable mal qui ronge l’économie tunisienne et qui est à l’origine de tous les déséquilibres structurels dont elle souffre, à savoir un taux réel de rémunération de l’épargne égal à la différence entre le taux créditeur de rémunération des comptes d’épargne et le taux d’inflation. Ce taux réel est très négatif depuis des années et la dernière décision d’augmenter le TMM sans augmenter en parallèle le taux de rémunération de l’épargne le rend encore plus négatif, décourageant davantage l’épargne et renforçant les déséquilibres structurels de l’économie.

Toujours est-t-il qu’à ce jour, le seul effet de cette décision de la BCT est que, selon Ahmed El Karm, président de l’Association professionnelle tunisienne des banques et des établissements financiers, certains taux d’intérêts débiteurs pratiqués par les banques ont atteint 20%, ce qui, avec des taux créditeurs de rémunération de l’épargne de l’ordre de 4 à 5%, leur laisse une marge bénéficiaire moyenne de l’ordre de 15%.

Avec ces taux, les banques perdent leur qualificatif d’institutions financières, dont la fonction principale est de collecter l’épargne des ménages en vue de la canaliser pour financer les entreprises et les investissements, mais deviennent des «usuriers».

De telles décisions économiques, qui profitent en premier lieu à certains lobbys et actionnaires des grandes banques et groupes financiers, me font penser à Marx et Engels, qui doivent se réjouir du fond de leurs tombes que, plus d’un siècle après, leur analyse du fonctionnement du système capitaliste en termes de salaires minimum de subsistance, d’accumulation du capital et de lutte des classes (à laquelle on va finir par arriver si le gouvernement ne change pas de politique économique et sociale) est toujours d’actualité dans la Tunisie postrévolutionnaire.

A monsieur le chef du gouvernement…

Plutôt que de réduire la TVA sur l’importation des voitures populaires et d’envisager de la réduire pour tous les types de voitures quelles que soient leurs puissances fiscales (selon Mehdi Mahjoub, de la Chambre syndicale des concessionnaires automobiles), votre gouvernement aurait été mieux avisé d’augmenter sensiblement ces taxes, afin de combler un tant soit peu l’énorme déficit budgétaire et surtout de financer avec ces recettes supplémentaires les transports collectifs dont ce pays a tant besoin.

Avant de prendre de telles mesures pour encourager l’achat de voitures particulières, populaires ou non, pensez à l’air que, non pas vos enfants (malheureusement il est trop tard pour eux) mais au moins vos petits-enfants, vont respirer et les inondations et autres catastrophes naturelles qu’ils vont subir à cause du réchauffement climatique provoqué par la pollution atmosphérique.

Plutôt que s’obstiner à augmenter le TMM à cinq ou six reprises depuis deux ans, malgré l’existence d’une corrélation positive évidente entre celui-ci et le taux d’inflation (je l’ai calculée et je peux vous dire qu’elle est égale à 0,92, c’est-à-dire statistiquement significative), le gouverneur de la BCT que vous avez nommé aurait été mieux avisé de réduire significativement le TMM et d’augmenter au contraire et de plusieurs centaines de points le taux créditeur de rémunération de l’épargne. En effet, il n’est pas nécessaire d’être un «professeur d’économie» pour savoir que, dans un contexte inflationniste et avec des taux réels de rémunération de l’épargne négatifs, les ménages n’ont aucun intérêt à épargner et qu’au contraire, ils ont tendance à accélérer leur consommation par effet d’anticipation d’une inflation plus grande, contribuant ainsi au renforcement de l’inflation.

Plutôt que d’augmenter tous les quatre ou cinq mois le prix du carburant, une mesure aveugle qui pénalise autant, sinon davantage, le pauvre paysan qui laboure sa terre avec un tracteur pour nourrir sa famille que celui qui roule dans une Mercedes pour se rendre dans une discothèque à Gammarth, votre gouvernement aurait été mieux avisé d’augmenter la vignette sur les automobiles (qui n’a pas été augmentée depuis au moins six ou sept ans alors que tous les autres prix ont augmenté), pour décourager l’usage des voitures particulières qui polluent de plus en plus nos villes et brûlent un carburant qu’il serait plus utile d’économiser pour réduire le déficit énergétique.

Indépendamment de ces recommandations d’ordre technique que vous êtes libre de prendre en compte ou pas, je m’adresse à vous , en tant que citoyen parmi douze millions d’autres et non pas en tant qu’expert, pour vous demander de montrer aux Tunisiens par des décisions concrètes que vous n’êtes pas, comme le disent beaucoup d’observateurs, au service du grand capital et insensible à la misère des pauvres et à l’appauvrissement de la classe moyenne.

Je vous suggère de prendre en considération le fait que, d’un simple clic sur leurs smartphones, les Tunisiens, qui ne sont pas des imbéciles, savent quelles performances économiques les autres gouvernements arrivent à obtenir dans leur pays et comment ils traitent leur opinion publique. Leur dire que le taux d’inflation (calculé sur la base un indice des prix à la consommation partiel et statistiquement biaisé) est de 7,3%, ou que le taux de chômage (calculé sur la base d’une population active qui exclut les deux tiers de la population totale et plusieurs centaines de milliers de femmes parce qu’elles sont au foyer) est de 15,5%, ou que le taux de croissance du produit intérieur brut (artificiellement gonflé par les récentes augmentations salariales dans la fonction publique) est de 2,3%, sont des mensonges, certes d’ordre scientifique dans la mesure où ce sont les méthodologies de calcul de ces indices statistiques qui sont en cause, mais des mensonges quand même (Voir article de l’auteur: Les statistiques officielles sont une forme de mensonge scientifique).

En effet, ils vivent et connaissent le véritable taux d’inflation en allant chaque jour au marché et en pesant le contenu de leur couffin pour un même montant de dépenses, le véritable taux de chômage en comptant le nombre de chômeurs qu’ils ont dans leurs familles (quelquefois plusieurs dans la même famille) et le véritable taux de croissance des richesses réelles à travers la dégradation de leur niveau de vie quotidien.

Ayez le courage politique d’engager les réformes économiques et fiscales nécessaires et de prendre les décisions qui maximisent l’intérêt collectif plutôt que l’intérêt du lobby des hommes d’affaires, qui à l’exception de quelques uns qui se comptent sur les doigts de deux mains, sont plutôt des «affairistes» qui investissent essentiellement dans des projets non productifs de richesses réelles tels que le commerce, l’import-export, la spéculation immobilière et foncière, etc., quand ils ne financent pas l’économie souterraine et la contrebande.

Même si vous ne serez pas président de la république, vous rentrerez dans l’Histoire comme celui qui a su remettre ce pays, après huit ans de gestion catastrophique par des apprentis ministres et et des apprentis gouverneurs de la BCT, sur le chemin du travail, de la croissance de la prospérité pour tous. C’est déjà un destin extraordinaire non?

Notes :

1) Maurice Allais, Prix Nobel en sciences économiques en 1962.

2) Voir ouvrage de l’auteur : ‘‘Analyse économique des projets d’infrastructure’’ ; IHE éditions ; 2005.

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