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Le poème du dimanche : ‘‘Aujourd’hui j’aime beaucoup moins la vie…’’ de César Vallejo

César Vallejo est le poète péruvien le plus célèbre, l’un des plus grands poètes hispano-américains et l’un des plus novateurs, malgré la brièveté de sa vie comme de son œuvre. Né à Santiago de Chuco (Pérou) en 1892 il meurt à Paris le 15 avril 1938.

Il publie ses deux premiers recueils de poèmes – ‘‘Les hérauts noirs’’ (1919) et ‘‘Trilce’’ (1922) – dans son pays natal, avant d’aller s’établir en France, où il mènera une existence précaire de 1923 à sa mort.

Engagé politiquement – il voyage en URSS, s’inscrit au parti communiste espagnol – il compose dans les dernières années de sa vie le cycle inachevé des ‘‘Poèmes humains’’. II se rend plusieurs fois en Espagne au début de la guerre civile. Soutenu de son vivant par Pablo Neruda, salué très tôt par des auteurs aussi importants que Vicente Huidobro ou Octavio Paz, il est considéré comme l’un des plus grands poètes sud-américains du XXe siècle.

* * *

Aujourd’hui j’aime beaucoup moins la vie,
mais toujours j’aime vivre : je l’ai déjà dit.
J’ai presque touché la part de mon tout et je me suis contenu
en me tirant une balle dans la langue derrière ma parole.

Aujourd’hui je me palpe le menton battant en retraite
et je me dis en ces pantalons momentanés :
Tant de vie et jamais !
Tant d’années et toujours mes semaines… !
Mes parents enterrés avec leur pierre
et leur triste rigidité qui n’en finit pas;
portrait en pied des frères, mes frères,
et, enfin, mon être debout et en gilet.

J’aime la vie énormément
mais, bien sûr,
avec ma mort bien-aimée et mon café
à regarder les marronniers touffus de Paris
et disant :
Voici un œil, un autre ; un front, un autre… Et je répète :
Tant de vie et je pousse toujours la chanson !
Tant d’années et toujours, toujours, toujours !

J’ai dit gilet, j’ai dit
tout, partie, angoisse, j’ai dit presque, pour ne pas pleurer.
Car il est vrai que j’ai souffert dans cet hôpital, juste à côté,
et c’est bien et c’est mal d’avoir observé
de bas en haut mon organisme.

J’aimerai toujours vivre, même sur le ventre,
parce que, comme je le disais et comme je le répète,
tant de vie et jamais ! Et tant d’années,
et toujours, beaucoup de toujours, toujours toujours !

* Extrait de ‘‘Poèmes humains’’ (1939), traduit de l’Espagnol par Nicole Réda-Euvremer.

Faux pas entre deux étoiles

Il est des gens si malheureux, qu’ils n’ont même pas
de corps ; quantitative est leur chevelure,
bas, calculé en pouces, le poids de leur intelligence;
haut, leur comportement;
ne me cherche pas, molaire de l’oubli,
ils semblent sortir de l’air, additionner mentalement les soupirs,
entendre de clairs claquements de fouet dans leur gosier.

Ils s’en vont de leur peau, grattant le sarcophage où ils naissent
et gravissent leur mort d’heure en heure
et tombent, au long de leur alphabet gelé, jusqu’à terre.

Pitié pour les «tellement» ! pitié pour les «si peu» ! pitié pour eux
Pitié, dans ma chambre, quand je les écoute avec mes lunettes !
Pitié, dans mon thorax, quand ils s’achètent des habits !
Pitié pour ma crasse blanche, solidaire dans leur ordure !

Aimées soient les oreilles martin,
aimées soient les personnes qui s’assoient,
aimés soient l’inconnu et sa femme,
notre semblable par les manches, le col et les yeux !

Aimé soit celui qui a des punaises,
celui qui porte un soulier percé sous la pluie,
celui qui veille le cadavre d’un pain avec deux allumettes,
celui qui se prend un doigt dans la porte,
celui qui n’a pas d’anniversaires,
celui qui a perdu son ombre dans un incendie,
l’animal, celui qui ressemble à un perroquet,
celui qui ressemble à un homme, le pauvre riche,
le vrai miséreux, le pauvre pauvre !

Aimé soit
celui qui a faim ou soif, mais n’a pas assez de faim
pour étancher toute sa soif
et pas assez de soif pour rassasier toute sa faim !

Aimé soit celui qui travaille à la journée, au mois, à l’heure,
celui qui sue de peine ou de honte,
celui qui se prend par la main pour aller au cinéma,
celui qui paye avec ce qui lui manque,
celui qui dort le dos tourné,
celui qui ne se souvient plus de son enfance ; aimé soit
le chauve sans chapeau,
le juste sans épines,
le voleur sans roses,
celui qui porte une montre et qui a vu Dieu,
celui qui a de l’honneur et ne meurt pas !
Aimé soit l’enfant qui tombe et pleure encore, et l’homme qui est tombé et ne pleure plus!
Pitié pour les «tellement» ! Pitié pour les «si peu» ! Pitié pour eux !

* Traduction François Maspero.

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