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Dérider le politique, débrider l’économique : La Tunisie est desservie par l’âge avancé de ses dirigeants

Caïd Essebsi/Ennaceur/Ghannouchi : une troïka croulante à la tête d’une jeune démocratie.

Paradoxe et gros non-sens de la démocratie tunisienne : alors que l’âge moyen des Tunisiens est d’à peine 33 ans, l’essentiel des rênes des pouvoirs institutionnels est entre les mains ridées et fébriles de politiciens très âgés et pas mal maganés par la vie.

Par Asef Ben Ammar, Ph.D *

Âgé de 92 ans, Béji Caïd Essebsi, le président de la république, est, depuis avant-hier, jeudi 27 juin 2019, hospitalisé en urgence, à l’hôpital militaire de Tunis, pour «malaise aigu», et avec toutes les insinuations et rumeurs liées. Une hospitalisation qui s’ajoute à une autre survenue il y a 10 jours; le tout faisant planer le risque imminent d’une vacance du pouvoir. Une vacance de pouvoir qui serait très problématique en l’état! Et pour cause! Mohamed Ennaceur, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui est désigné par la constitution comme éventuel successeur et président intérimaire, est loin de briller par sa jeunesse et par sa bonne santé. Âgé de 85 ans, M. Ennaceur a été hospitalisé, lui aussi, il y a deux semaines pour des «malaises», et il serait vraiment plus usé qu’on ne le pensait.

À eux deux, les deux présidents (exécutif et législatif) font une moyenne d’âge de 87 ans, soit presque le triple de l’âge médian de la population tunisienne (31 ans). Et c’est bien là, le paradoxe et le gros non-sens de la démocratie tunisienne.

Une économie mise à plat !

Sous la gouvernance de ces deux respectueux et vieux routards de la politique, l’économie tunisienne s’est scratchée, tombée au plus bas, atteignant aujourd’hui des niveaux de déchéance jamais atteints depuis la fin des années 1980.

Depuis 2015, date de l’investiture de M. Caïd Essebsi comme président de la république et M. Ennaceur comme président du parlement, le pouvoir d’achat des Tunisiens s’est étiolé de 40%, l’endettement du pays a plus que doublé, l’inflation a triplé, et la croissance s’est affaissée dramatiquement, avec un dinar désormais moribond et moitié moins cher qu’il y a quatre ans.

En Tunisie moderne, la sagesse conventionnelle attribuée à l’âge et à la séniorité des politiciens ne semble plus fonctionner, pour booster de l’économie, pour créer la confiance et pour fouetter l’économie et ressusciter de l’espoir chez plus de 35% de jeunes adultes tunisiens qui croupissent dans le chômage de longue durée et qui subissent les affres de la misère de la Tunisie profonde et rurale.

Oui, et à raison, on peut se demander s’il y a une relation entre l’âge d’un politicien élu au sommet de l’État et sa capacité à performer et à gouverner pour relancer l’économie et créer la prospérité. Cela n’a rien à voir avec l’«âgisme» discrétionnaire, mais seulement une question de bon sens.

Pour répondre à cette question, Alesina, un célèbre professeur d’économie à l’Université Harvard a apporté une réponse empirique et fondée sur les données chronologiques observées de par le monde. Alesina a donné raison à la question posée et lui a procuré des résultats probants et tangibles. Son étude publiée en 2015, dans une prestigieuse plateforme scientifique, compare la performance en gouvernance économique des politiciens selon leur âge (“Old and Young Politicians”, 2015, NBER Working Paper).

Alesina et collaborateurs démontrent, par des évidences économétriques et statistiquement significatives, que l’âge des politiciens est fortement lié à la performance de leur gouvernance de l’économie et des finances publiques. Ils apportent des résultats originaux qui s’articulent autour de trois constats validés, chiffres à l’appui.

Premièrement, on apprend que les plus vieux politiciens, ayant forcément moins d’horizons de vie devant eux, ne vont pas faire suffisamment attention à leurs réputations et carrières politiques, en se permettant plus d’erreurs et de laisser-faire en matière de gouvernance des affaires économiques et du bien-être de leurs citoyens.

Évidemment, l’auteur compare la gouvernance des vieux politiciens à celles des jeunes politiciens; ceterus paribus. Ces derniers ayant un horizon de carrière théoriquement plus long, les amenant à mieux prendre soin de leur réputation, à s’engager davantage, à assumer un leadership transformationnel leur permettant de se distinguer par les réformes économiques qu’ils initient.

Deuxièmement, et toujours selon les données économétriques d’Alesina, vieux politiciens et jeunes politiciens ont une perception différente du futur, et des horizons temporels de moyens et longs termes. En d’autres mots, les politiciens les plus âgés ont un taux d’actualisation du futur plus élevé que celui affiché par les politiciens les plus jeunes. Les politiciens âgés déprécient le futur lointain et préféreraient de loin l’action du présent immédiat. Leur horizon de vie étant réduit de facto dans ce cas. L’aversion aux lendemains et horizons lointains serait donc plus forte chez les plus vieux politiciens que chez leurs homologues, encore jeunes.

Usés par le temps, avides du statu quo !

Et cela n’est pas anodin. Les politiciens les plus vieux et/ou plus «usés» par les années, préfèrent parer au plus pressant, agir pour l’«ici et maintenant», sans vouloir se soucier du lendemain et de ce qui n’est pas l’entourage immédiat (régions lointaines, pauvreté invisible, etc.). Ces vieux politiciens font tout pour bloquer (ou aider à bloquer) les réformes ainsi que les changements structurels et radicaux. Aussi, dans la même veine, les plus vieux politiciens auraient tendance à reproduire le statu quo, évitant le chambardement et les risques liés aux réformes économiques qui interpellent des retombées de long terme. Un tel constat expliquerait par exemple, pourquoi la dette tunisienne a explosé les dernières années et pourquoi les principales réformes économiques ont été étouffées à l’accouchement, durant les cinq dernières années.

Troisièmement, et contrairement aux vieux politiciens, les jeunes politiciens peuvent être plus énergiques, plus productifs au travail et plus innovants en matière de gouvernance de l’économie. Ils seraient beaucoup plus favorables et plus engagés dans les enjeux de modernisation de l’État et de son administration publique.

Comparativement aux plus jeunes, les politiciens les plus âgés sont moins portés à se dépenser outre mesure; leur réserve d’énergie étant forcément plus difficile à reproduire à l’identique.

Certes, évaluer empiriquement l’effet causal de l’âge sur les performances des politiciens est délicat. Et plusieurs facteurs collatéraux entrent en jeu pour atténuer ou modérer ces liens de causalité. Ce qui est certain, on constate que les politiciens les plus âgés sont plus susceptibles d’être conservateurs et plus réticents aux réformes structurelles, que les politiciens les plus jeunes.

Autre constat novateur, Alesina et collaborateurs constatent que les politiciens les plus âgés seraient portés à s’allier et à faire partie de coalitions gouvernementales avec des leaders de leur âge et génération. Et ceci explique cela, quand on constate que les dernières coalitions gouvernementales ont mis main dans la main, Caïd Essebsi, président élu démocratiquement avec un programme moderniste et laïc, et Rached Ghannouchi, un chef de parti islamiste, fondamentaliste religieux, opposé à l’égalité entre femmes et hommes, contre la séparation de l’État de la mosquée et dont les connivences avec l’idéologie prônée par le terrorisme intégriste et international ne sont plus à démontrer.

Expansionnisme contre austérité !

Sur un autre registre, Alesina nous apprend qu’entre les plus vieux et les plus jeunes des politiciens, les attitudes et les velléités à dépenser l’argent public diffèrent grandement. Contrairement aux vieux politiciens, les plus jeunes politiciens soutiendraient des politiques budgétaires expansionnistes, favorisant le bien public, la création de l’emploi, et les grands travaux générateurs de croissance et de progrès social. Les politiciens les âgés sont souvent plus austères et moins innovateurs en politique économique. Ces différences se font remarquer davantage à l’approche des élections, en fin de mandat de législature.

En d’autres termes, les politiciens les plus jeunes s’engagent plus facilement dans ce que l’on appelle les cycles politico-budgétaires. Et l’économiste de Harvard soutient l’existence d’une corrélation positive entre d’un côté les cycles budgétaires et de l’autre les cycles électoraux, particulièrement plus fortes chez les politiciens les plus jeunes que chez les politiciens âgés.

En même temps, comparés aux plus jeunes, les plus âgés des politiciens tentent de faire le moins de vagues possibles en matière de conception et de mise en œuvre de nouvelles politiques publiques.

Les résultats empiriques ainsi apportés semblent dire que les plus jeunes politiciens sont plus centrés, que les politiciens âgés, sur leurs carrières et gestion axée sur les résultats. Ajoutant que les plus vieux politiciens apparaissent comme moins dynamiques et moins attractifs aux investissements étrangers.

Plus intéressant encore, Alesina et collaborateurs (2015) nous apprennent qu’au regard de l’efficience et de l’efficacité de l’action gouvernementale, l’ambition politique des jeunes politiciens aurait vraisemblablement plus d’impacts positifs et transformationnels que la sagesse et la manigance des politiciens âgés. De telles évidences contribuent à expliquer le marasme économique généré durant la gouvernance de Caïd Essebsi et d’Ennaceur, sans oublier leur allié Ghannouchi et son discret pouvoir de sabotage des réformes économiques au sein du gouvernement.

Certes les deux chefs de gouvernement ayant gouverné depuis 2015, Habib Essid (janvier 2015- août 2016) et Youssef Chahed (depuis août 2016), ne sont pas des élus pour exercer pleinement leur pouvoir. Ils se sont trouvés dans une large mesure pris en tenaille par le pouvoir des vieux de la vielle (vieux soldats de la vieille garde), au sommet de l’État (pouvoir comme opposition). À se demander si ces deux chefs de gouvernement auraient fait assez pour réformer l’économie et pour se défaire des griffes des politiciens plus âgés. À l’évidence, pas assez au vu du nombre des réformes économiques qui attendent. Mais cela constitue une autre question et un autre enjeu, qui pourraient faire l’objet d’une autre chronique.

Pour finir, disons simplement que la Tunisie démocratique doit agir contre l’abus de pouvoir des politiciens âgés, dans une société de jeunes. La Tunisie doit plafonner l’âge de mise en candidature aux élections menant au pouvoir au sommet de l’État. La Tunisie grouille de jeunes talentueux en politique publique, les choses doivent changer pour parier sur une relève réformatrice, travaillante et moins dans la manigance politicienne.

Vivement que ça change!

* Universitaire économiste.

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