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Le poème du dimanche : ‘‘Ils’’ de Vénus Khoury-Ghata

Vénus Khoury-Ghata, lauréate du Grand prix de poésie de l’Académie française en 2009 et du prix Goncourt de la poésie en 2011 pour ‘‘Où vont les arbres’’, est l’une des voix majeures de la poésie française contemporaine.

Née en 1937, près de Beyrouth, au Liban, dans une famille maronite, cette fille d’un militaire parlant le français et d’une mère paysanne, se souvient de son enfance passée à Bcharré, le village de montagne du poète Gibran Khalil Gibran.

En 1957, elle se marie à un homme d’affaires et entreprend des études littéraires à l’École supérieure de lettres de Beyrouth. Son premier recueil de poésie ‘‘Les Visages inachevés’’ paraît en 1966. Son premier roman, ‘‘Les Inadaptés’’, sort en 1971. Une année après, elle s’installe à Paris pour fuir la guerre au Liban et épouse le médecin et chercheur français Jean Ghata.

Vénus Khoury-Ghata publiera une quarantaine de romans et de recueils de poèmes, une œuvre aussi riche qu’abondante, entre deux mondes (Orient et Occident), entre la douleur de l’exil volontaire et la richesse de l’ouverture à l’autre. «Avec la langue française, c’est une alliance conjugale de trente ans, alors que la langue arabe est comme l’amant qui se faufile dans mes phrases clandestinement et enrichit mes dialogues… J’habite la langue française et je me sentirai exilée le jour où je cesserai d’écrire», dit-elle.

Ils

Ils flottent à la surface de la mémoire
s’infiltrent dans les murs avec les lunaisons
égorgent l’eau
démantèlent les pendules.

Ils escaladent les racines
dévalent la pente des pluies
aspirent les vapeurs des puits
boivent d’un seul trait nos fleuves en crue.

Ils enjambent les toits
plient les poutres
réveillent les enfants lovés dans leurs cils
pour leur faire écouter le bruit de leurs phalanges.

Ils mangent la chair du jujubier
ligotent les bras du cyprès
et le convertissent en cierge.

Ils volent dans l’air des cimetières
renversent les sépultures
vident leur contenu dans les caniveaux.

Ils neigent en flocons immobiles
soufflent en rafales inertes
nous les cueillons sur le rebord des hanches
nous les faisons macérer dans nos sueurs
essorons leurs larmes
les séchons sur des cordes tendues sous terre.

Ils harnachent nos nuits
sellent nos rêves
nous enfourchent du côté oublieux du cœur.

Ils vont entre écorce et noyer
forcent les portes de novembre
percent l’œil de la lucarne
signent nos miroirs de leurs buées.

Ils s’éloignent dans leur corps
se terrent dans leurs chevilles
crient jusqu’à l’aine
besogneux ces morts lorsqu’ils rampent sous les prairies
pour ramasser les noix rejetés par l’été
qu’ils secouent comme hochets d’enfants.

Tiré de ‘‘Monologue du mort’’ dans ‘‘Anthologie personnelle’’, éd. Actes Sud, 1997.

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