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Production oléicole 2019 : Quels prix au profit de qui ?

Dans la crise de l’huile d’olive opposant actuellement les oléiculteurs à l’Office national de l’huile (ONH), et à travers lui, à l’Etat tunisien, la solution est certes d’augmenter la marge des producteurs, mais sans siphonner celle de l’ONH. Comment ? Un rapport du FAO datant de 2018 préconise l’augmentation des rendements, généralement plus faibles et plus instables, en Tunisie, que chez ses concurrents européens. Analyse…

Par Zoubeida Bargaoui *

La Radio nationale tunisienne a interviewé comme invité de sa matinale du jeudi 26 décembre 2019, Abdelmajid Ezzar, président de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap) sur la question de l’huile d’olive.

L’interview a permis d’écouter de nouveau la position de l’Utap quant au prix auquel le ministère de l’Agriculture, par l’intermédiaire de l’Office national de l’huile (ONH), s’est proposé de vendre l’huile d’olive aux citoyens: 5,6 dinars tunisiens (DT) le litre.

L’interview terminée, une journaliste est restée sceptique : qu’est ce qui gênait l’Utap dans le fait qu’un citoyen puisse trouver une offre de 5,6 DT pour acheter le litre d’huile d’olive de son propre pays ? C’est cette question qui m’a interpellée d’autant plus qu’un rapport de la FAO paru en 2018 sur l’analyse de la filière oléicole en Tunisie a recommandé de développer la consommation nationale, qui, paradoxalement, est en baisse en Tunisie, comparativement aux autres pays du sud de la Méditerranée. Offrir un prix abordable pour le citoyen n’est-il pas dans le sens de cette recommandation?

Des prix à la production trop peu élevés

De fait, M. Ezzar a mentionné qu’il n’était pas opposé à ce qu’un citoyen puisse acquérir cette denrée au prix très avantageux de 5,6 DT le litre mais cela a été dit en passant. Il a surtout insisté sur le prix (encore inconnu) qu’allait offrir l’ONH aux producteurs agricoles pour l’achat d’un litre d’huile d’olive. Ainsi, et sans attendre l’offre d’achat de l’ONH, l’Utap est passée à l’attaque. Que demande ce syndicat au juste?

L’Utap, par la voix de son président, estime que, compte tenu des frais de main-d’œuvre pour la collecte, ceux de transport et de nourriture des travailleurs, de transport à l’huilerie, des labours et de la taille, le producteur sera perdant s’il consent àvendre à l’ONH pour moins de 8DT par litre. Ainsi l’Utap dénonce la faiblesse des prix d’achat face aux coûts de production.

Ce décalage n’est pas un fait nouveau. Il est constaté dans le rapport de la FAO de 2018 sur la filière oléicole en Tunisie qui mentionne que, «malgré des coûts raisonnables, les prix à la production ne couvrent que rarement la totalité des coûts moyens de la production d’olives». Par contre, selon le même rapport, les marges sont élevées dans le secteur du transport. «Les prix entrée-moulin des olives sont largement plus rémunérateurs que les prix à la production», souligne le rapport. Aussi, les marges de la trituration sont positives sans être excessives. Les secteurs du conditionnement ont des marges comparables à celles des autres pays producteurs. Le rapport mentionne, par ailleurs, que les politiques pratiquées se focalisent dans le domaine du soutien à l’exportation alors que «les mesures de soutien à l’amélioration de la productivité au niveau de la production des olives font cruellement défaut».

On comprend dès lors le ras-le-bol des producteurs agricoles et l’Utap est bien dans son rôle de défense de leurs intérêts, d’autant plus que l’ONH compte parmi ses missions celle du soutien à la productivité.

Quel rôle pour l’ONH ?

Selon le Bulletin de l’ONH, l’Etat tunisien a octroyé, le 23 décembre 2019, une garantie de 100 millions de dinars tunisiens (MDT) à l’ONH, s’ajoutant à une enveloppe de 50 MDT pour «faciliter l’intervention de l’Office et lui permettre d’acquérir 30.000 tonnes d’huile d’olive pour les besoins de la commercialisation à l’échelle nationale».

De par sa mission fixée par la loi, l’ONH est en effet un régulateur du marché intérieur. M. Ezzar a bien relayé l’information sur le fait que l’Office a reçu une subvention mais il en a profité pour attaquer la crédibilité de l’ONH et dénoncer ses «gains». En effet, le patron de l’Utap nous apprend qu’en supposant l’achat par l’ONH d’1kg d’huile à 5,6 DT pour une revente à 5,6/litre, l’ONH gagnerait 560 millimes par litre (on obtient en effet ce résultat par calcul sur la base qu’un litre d’huile d’olive pèse 0,9 kg). Avec ces hypothèses, l’Office gagnerait dans cette opération d’acquisition-vente de 30.000 tonnes d’huile d’olive 18,7 MDT.

Or, un calcul simple nous indique que le prix de vente minimum de production mentionné par M. Ezzar, qui est de 7,5 DT par litre signifierait pour l’ONH de débourser 63,8 MDT comme différence entre prix d’achat au producteur et prix de vente à 5,6 au consommateur et ce pour une opération portant sur 30.000 tonnes d’huile d’olive. Cela dépasse même la subvention reçue représentant 50 MDT. C’est pour cela que le représentant de l’Utap a jugé cette dernière insuffisante. À 7,1 DT le litre, l’Utap «raflerait toute la mise» (100% de la subvention accordée à l’ONH). On comprend ainsi que l’Utap revendique un appui à la production par le biais de subventions (ici indirectes et à travers un opérateur national, l’ONH).

L’ONH est-il en droit de gagner dans une opération d’achat-vente ?

En parlant en général d’un opérateur national, tout le monde s’accorde à ce qu’il ne soit pas déficitaire. Pourquoi l’ONH, un établissement public interprofessionnel à caractère industriel et commercial, sous tutelle du ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, ferait-il exception?

L’ONH a en effet des dépenses en plus des charges salariales. Il faut savoir que de par la loi, l’ONH charge par voie de convention des intermédiaires pour la collecte de l’huile d’olive afin de renforcer les centres de collecte conventionnels (les huileries, avec un total de 1750 environ selon un rapport de l’API) et qu’il leur accorde en contrepartie une prime par kg d’huile collectée auprès de tiers. Cette prime est fixée dans le Jort.

Selon la loi tunisienne, deux autres primes sont dues par l’ONH aux intervenants (prime par tonne et par mois pour la conservation de l’huile sous- scellé, pour le compte de l’Office, par les huileries et collecteurs, et prime par tonne et par mois pour les huiles dont la livraison et le paiement sont différés).Il faut aussi savoir que le prix d’achat par l’ONH de l’huile d’olive auprès des huileries et des intermédiaires est fixé par décret et est publié dans le Jort. De plus il y a un barème qui dépend du degré d’acidité de l’huile. Il n’y a pas un prix unique.

L’Utap a-t-il pris en compte l’ensemble de ces contraintes avant de décider d’attacher une part d’ombre à l’ONH sur cette opération de «gain» au point que le journaliste a parlé de faire intervenir l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) ?

Augmentation de la marge des exploitants

Y-a-t-il un autre moyen pour augmenter la marge des producteurs que de rafler la subvention de l’ONH? Réponse du rapport FAO 2018 : par l’augmentation des rendements. Ceux-ci sont généralement plus faibles que chez les concurrents européens et très instables en raison du climat et de la dépendance aux apports pluviométriques (35.000 tonnes en 2001-2002 contre une estimation à 350.000 tonnes pour 2018-2019). S’ils sont faibles c’est principalement en raison de pratiques culturales inadaptées en particulier un mauvais entretien, le vieillissement des arbres, un faible niveau de mécanisation pour les récoltes, et un manque de «savoir-faire et d’investissements post-agricoles» en commercialisation et en gestion. Il y aussi un nombre trop limité de coopératives de producteurs et un manque de vulgarisation agricole.

Le faible accès au crédit agricole a également été mentionné dans le rapport FAO 2018 comme un des freins limitant les rendements. Sur ce point, M. Ezzar a demandé, lors de la même interview citée ci-haut, l’accès à des crédits bancaires agricoles sans intérêt. Malheureusement les voies de solutions pour augmenter les marges des producteurs autres que les subventions indirectes et les crédits sans intérêts n’ont pas été mentionnées par l’interviewé.

Une voie très prometteuse, selon le rapport de la FAO 2018, semble être d’encourager et soutenir la coopération agricole et les organisations oléicoles en ce qui concerne notamment la prestation de services incluant par exemple l’achat et la location des moyens de travaux agricoles et de transport. Les prix à la production seraient bien plus favorables aux producteurs si ceux-ci étaient organisés en coopératives de production et/ou de service. Les Sociétés mutuelles de service agricoles (SMSA), un nouveau cadre juridique lancé par le gouvernement, n’a pas trouvé, semble-t-il, assez d’échos auprès des exploitants agricoles. M. Ezzar a manqué une occasion de clarifier l’engagement de l’Utap quant à l’amélioration de la gouvernance du secteur à travers la promotion de la solidarité entre producteurs par la mise en commun de leurs moyens de production et leur organisation en coopératives de service. Que fait l’Utap pour promouvoir des SMSA ?

De fait, de nombreux producteurs d’olive sont aussi transformateurs et même exportateurs. Les questions sont imbriquées et l’analyse macro-économique vaut autant que celle micro-économique. Le nombre d’intervenants nationaux dans la filière oléicole est très important. Pas moins de 17 sont mentionnés dans le rapport FAO 2018 (des agences et centres techniques telles que Apia, Cepex, CTAB, DAB, AVFA, Packtec; des directions générales de ministères telles que DGEA, DGFIOP, DGPA; des fonds tels que Famex, Foprodex, Foprohoc, FSDO), en plus de l’ONH et de la Caisse générale de compensation (CGC), et des principaux syndicats (Utica et Utap). Il existe un Conseil oléicole international (COI) d’ailleurs présidé par un Tunisien à l’heure actuelle. Mais y-a-t-il un conseil oléicole tunisien pour promouvoir l’approche filière?

«L’agriculture est la solution», c’est le slogan brandi à plusieurs reprises au cours de son interview par M. Ezzar. Pourquoi pas ? Mais «l’agriculture» ne signifie pas la production. Sans le secteur industriel et sans le secteur des services, en aval comme en amont, il n’y a pas d’issue, surtout au regard de la compétition internationale dans ce secteur.

* Professeur à l’Ecole nationale d’ingénieurs de Tunis.

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