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Abdellatif Mekki ou la solitude du tireur d’élite

Le dirigeant au sein du mouvement Ennahdha, Abdellatif Mekki, multiplie, depuis quelques temps, les déclarations «anticonformistes» par rapport à la politique de son parti, et souvent à l’encontre de son président et leader emblématique, Rached Ghannouchi. Comme s’il cherchait à s’en différencier, voire à s’en laver les mains…

Par Cherif Ben Younès

La dernière en date a eu lieu ce matin, 4 février 2020, via un post facebook où il procède par allusion, comme pour en dire plus qu’il ne dit vraiment et laisser ainsi la porte ouverte aux interprétations, tout en évitant de mettre le pied dans le plat et d’ajouter à la cacophonie régnant actuellement au sein du parti islamiste, sur fond de lutte feutrée pour la succession de Rached Ghannouchi, à l’approche du congrès d’Ennahdha, devant normalement se tenir en mai prochain…

Une justice à géométrie variable

«Un phénomène étrange et dangereux qui peut détruire le tissu de l’État et de la société, empêcher tout processus de réforme et d’avancement et rendre les concepts et les valeurs contradictoires consiste au fait que la loi n’est appliquée que sur le citoyen ordinaire. Mais dès que l’affaire concerne des personnalités politiques, publiques ou médiatiques ou appartenant à une élite ou à un syndicat ou des hommes d’affaires, voire des membres de la société civile, alors les pressions, les interprétations et les intimidations abondent et les problèmes demeurent», a-t-il écrit.

Venant d’un «citoyen ordinaire» ou d’un politicien de l’opposition ou même d’un dirigeant nahdhaoui avant la révolution, cette déclaration aurait été tout à fait ordinaire et n’aurait certainement pas mérité un article pour en parler.

Mais puisque ces propos apparaissent aujourd’hui, en 2020, juste après l’écoulement de 8 ans de gouvernance sans discontinuité d’Ennahdha, de la part d’un haut dirigeant du mouvement islamiste, ayant même été à la tête d’un portefeuille ministériel durant cette période (la Santé publique entre 2012 et 2013), ils ne doivent pas passer inaperçus.

Mekki pointe indirectement du doigt son parti

D’autant plus que les paroles M. Mekki sont pertinentes, car même si elles restent difficiles à prouver étant donné que les magouilles et les tractations malhonnêtes se passent dans les coulisses, y compris celles d’Ennahdha, il est évident que la justice tunisienne est loin d’être irréprochable et que, même après la révolution, elle n’est pas véritablement indépendante.

Et de ce fait, le favoritisme dont jouissent certains, en ce qui concerne le traitement de leurs dossiers judiciaires, n’est un secret pour personne.

La déclaration d’Abdellatif Mekki est donc quasiment synonyme d’accusations à l’encontre des politiciens ayant gouverné durant les dernières années, issus notamment de Nidaa Tounes et de Tahya Tounes, mais également et surtout de son propre mouvement, Ennahdha, qui est pouvoir depuis 2012.

Le parti islamiste n’a non seulement rien fait pour que des réformes pouvant corriger les problèmes évoqués par M. Mekki soient mises en place, mais en plus, il a été le principal responsable de la détérioration de la situation judiciaire en Tunisie, notamment depuis le passage de Noureddine Bhiri à la tête du ministère de la Justice entre décembre 2011 et mars 2013. Beaucoup d’analystes estiment, d’ailleurs, que lors de son passage, ce dernier s’est arrangé pour recycler certains magistrats, qui étaient au service de la dictature de Ben Ali, pour les mettre au service de son propre parti. D’où le concept, fort répandu, de «justice de Bhiri» souvent utilisé par les analystes pour parler de l’inféodation de pans entiers du système judiciaire au parti islamiste.

Les dossiers judiciaires d’Ennahdha ne sont quasiment jamais traités

En témoigne l’état des dossiers juridiques – où des dirigeants nahdhaouis font face à de sérieux et dangereux soupçons de corruption, de dépassements à la loi ou de meurtre – qui sont tranquillement rangés dans les tiroirs des juges depuis plusieurs années.

A titre d’exemples, citons les affaires du Sheratongate et du don chinois où est impliqué le gendre de Rached Ghannouchi, Rafik Abdessalem Bouchlaka, l’ancien ministre des Affaires étrangères, du contrat de lobbying avec une entreprise étrangère entre 2014 et 2019 où la loi électorale a probablement été violée par le parti islamiste ou encore celle de l’assassinat des deux martyrs, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ainsi que de ladite organisation secrète d’Ennahdha.

Les dossiers judiciaires bouillants qui impliquent Ennahdha d’une façon ou d’une autre ne sont presque jamais traités, en tout cas pas avec le sérieux et la célérité requises, et il est difficile de croire que cela relève de coïncidence ou des lenteurs généralement attribuées à la justice.

Maintenant, quelles sont les intentions de M. Mekki ? Veut-il réellement changer les choses au détriment des intérêts de son parti ? Dans ce cas, pourquoi il ne démissionnerait pas et pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour parler ? Ou cherche-t-il simplement à promouvoir une image de lui qui soit, en apparence, «plus propre» que celle que dégage aujourd’hui son parti, en vue d’alourdir son poids électoral et de réaliser des objectifs personnels à moyen et long termes? L’avenir nous le dira, d’autant que M. Mekki a de bonnes raisons de prendre ses distances de Rached Ghannouchi et de sa clique dominant aujourd’hui Ennahdha. Ce dernier l’a empêché de poser sa candidature pour les dernières législatives et l’a, pour ainsi dire, marginalisé politiquement. Il essaie aussi de reporter le prochain congrès pour éviter de passer le témoin, sachant que M. Mekki, sans le dire clairement, est parmi les dirigeants en lice pour lui succéder.

C’est dans ce contexte de guéguerre fratricide qu’il convient de placer le post de M. Mekki cité en début de cet article… Et qui sera, sans doute, suivi d’autres…

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