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L’avant et l’après coronavirus : Des enseignements pour l’avenir (2/5)

Le capitalisme sauvage et la mondialisation du néolibéralisme ont joué un rôle primordial dans la production des épidémies et des pandémies, y compris en Chine depuis son ouverture au libéralisme économique. Mais par-delà la gestion en cours de la dernière pandémie en date, le coronavirus, Covid-19, l’avenir ne se pose pas, nécessairement, en termes de «printemps des nationalismes», à travers la montée des expressions nationalistes de la révolution conservatrice, mais de restauration de la démocratie et sa réconciliation avec sa nécessaire dimension sociale et du l’Etat providence qui pèse sur les lois de marché et oriente l’économie vers la prise en compte des droits socio-économiques et culturels de la population.

Par Mohamed-Chérif Ferjani *

2- Des épidémies du capitalisme à celles du néolibéralisme

Le biologiste américain Robert G. Wallace, dans une interview datée du 13 mars 2020(2), signale que le «Covid-19 n’est pas un incident isolé. L’augmentation de l’occurrence des virus est étroitement liée à la production alimentaire et à la rentabilité des sociétés multinationales. Quiconque cherche à comprendre pourquoi les virus deviennent plus dangereux doit étudier le modèle industriel de l’agriculture et, plus particulièrement, de l’élevage animal.» Dans cette interview, il pointe «l’accaparement des dernières forêts primaires et des terres agricoles détenues par les petits exploitants dans le monde» et les «investissements [qui] favorisent la déforestation et le développement, ce qui entraîne l’apparition de maladies. La diversité et la complexité fonctionnelles que représentent ces immenses étendues de terre sont rationalisées de telle sorte que des agents pathogènes auparavant enfermés se répandent dans le bétail local et les communautés humaines.» Il ajoute : «À l’heure actuelle, la planète Terre est en grande partie une ferme planétaire, tant en termes de biomasse que de terres cultivées. L’agrobusiness vise à s’accaparer le marché alimentaire. La quasi-totalité du projet néolibéral est organisée autour du soutien aux efforts des entreprises basées dans les pays industrialisés les plus avancés pour voler les terres et les ressources des pays les plus pauvres. En conséquence, nombre de nouveaux agents pathogènes, jusqu’alors tenus en échec par des écologies forestières en évolution constante, sont désormais libres, et menacent le monde entier». Les effets de ce phénomène n’ont plus de frontières : «Même les populations les plus éloignées géographiquement finissent par être touchées, fut-ce de manière distale. Les virus Ebola et Zika, le coronavirus, la fièvre jaune, diverses formes de grippe aviaire et la peste porcine africaine chez les porcs comptent parmi les nombreux agents pathogènes qui quittent les arrière-pays les plus reculés pour se diriger vers les boucles périurbaines, les capitales régionales et, finalement, vers le réseau mondial de transport. On passe de chauves-souris frugivores du Congo à la mort de bronzeurs de Miami en quelques semaines.»

Voilà ce qui explique comment la nouvelle épidémie, Covid-19, partie de Wuhan, est devenue en quelques semaines une pandémie planétaire. Analysant comment le marché de Wuhan dont est partie la nouvelle épidémie offre des produits provenant de la production agro-économique industrielle et de la forêt qui en constitue l’arrière-plan : des fruits et des légumes, du bœuf, du porc et de l’agneau, des poulets, des crabes et des poissons vivants dans leurs aquariums, et autres produits issus de la production industrielle en expansion depuis les réformes de Teng Siao Ping, d’une part; des tortues, des serpents, des cigales, des cochons d’Inde, des chauves-souris, des rats des bambous, des blaireaux, des civettes palmistes, des hérissons, des loutres, des louveteaux et d’autres bestiaux vendus vivants et issus de la forêt, d’autre part.

Cette double offre du marché de Wuhan illustre le schéma relatif à la double origine des épidémies récentes que Robert G. Wallace développe dans son livre ‘‘Big Farms Make Big Flu : Dispatches on Infectious Disease, Agribusiness, and the Nature of Science’’, (Monthly Review Press, 2016). En effet, son analyse distingue deux catégories d’épidémies ; celles qui trouvent leur origine au cœur de la production agro-économique, et celles qui proviennent de l’arrière-pays de cette production que constituent les forêts. À travers l’exemple du H5N1, la grippe aviaire, il met en évidence les facteurs socio-géographiques qui favorisent l’apparition et la propagation des virus : développement, dans les pays pauvres d’unités d’agro-industrie, sans aucune réglementation, collées aux quartiers et aux bidonvilles périurbains; diffusion des virus dont l’apparition est liée à ces unités, dans les zones vulnérables avec augmentation de la variation génétique permettant au H5N1 de développer des caractéristiques spécifiques à l’humain; propagation mondiale du virus (H5N1) avec une rapide évolution en contact avec la variété de plus en plus grande des environnements socio-écologiques en rapport avec les modes d’élevage de la volaille et des mesures concernant la santé. [Robert G. Wallace, ‘‘Big Farms Make Big Flu’’, op.cit, p.52 ] Les circuits de la circulation mondiale des marchandises et des migrations régulières de la main-d’œuvre permettent aux virus de muter rapidement donnant lieu à des variantes dont les plus adaptées surpassent les autres.

Ainsi, la circulation améliore la résilience des virus. Des souches virales au départ isolées et inoffensives se retrouvent, du fait de cette circulation, dans des environnements hyperconcurrentiels qui favorisent la rapidité de leur cycle de vie, la capacité de saut zoonotique entre les espèces porteuses et d’évolution rapide de nouveaux vecteurs de transmission. R. G.Wallace signale «l’absence de souches endémiques hautement pathogènes [de la grippe] dans les populations d’oiseaux sauvages, le réservoir ultime de presque tous les sous-types de grippe» [Robert G. Wallace, op.cit, p.56], contrairement à ce qu’on observe chez les populations domestiques rassemblées dans les fermes industrielles perdant, du fait de «la culture de monocultures génétiques», les pare-feux immunitaires capables de ralentir la transmission.

En effet, les populations plus nombreuses et plus denses, favorisent la transmission rapide des virus; la promiscuité diminue la réponse immunitaire et le haut débit de la production industrielle assure l’approvisionnement continu en sujets sensibles dont dépend l’évolution de la virulence [Ibid. pp. 56-57]: «Dès que les animaux industriels atteignent le bon volume, ils sont tués. Les infections grippales résidentes doivent atteindre rapidement leur seuil de transmission chez un animal donné […] Plus les virus sont produits rapidement, plus les dommages causés à l’animal sont importants» [ibid. p.57]. Les abattages massifs destinés à éliminer les foyers de l’épidémie – solution adoptée suite à la peste porcine africaine entraînant la perte de près d’un quart de l’approvisionnement mondial en viande de porc – peuvent, paradoxalement, contribuer à induire l’évolution de souches hyper-virulentes.

Ces épidémies se sont historiquement produites chez des espèces domestiquées, suite à des périodes de guerre ou de catastrophes environnementales; cependant, il est indéniable que la production capitaliste a contribué à la montée de l’intensité et de la virulence de ces maladies. Cette thèse défendue par Robert G. Wallace, est illustrée par divers exemples rappelés dans son livre précité.

Le premier exemple est celui de l’apparition, au XVIIIe siècle, du capitalisme dans les campagnes anglaises, avec l’introduction des monocultures de bétail. En rapport avec le développement de ce type de production agricole, trois pandémies différentes se sont produites en Angleterre au XVIIIe siècle : de 1709 à 1720, de 1742 à 1760 et de 1768 à 1786. L’origine de chacune d’entre elles était l’importation du continent de bétail infecté par les pandémies précapitalistes. Du fait de la concentration du bétail, en rapport avec l’introduction de la production capitaliste, l’importation du continent du bétail infecté a eu des effets plus dévastateurs qu’ailleurs, notamment dans les grandes laiteries de Londres qui offraient un environnement idéal pour l’intensification du virus. Les foyers de l’épidémie ont été circonscrits grâce à un abattage sélectif précoce, à petite échelle, et au recours à des traitements médicaux et scientifiques modernes; les nouveaux vaccins, bien qu’arrivant trop tard, ont contribué, ensuite, à remédier aux dégâts consécutifs à la dévastation. Cependant, les pandémies du bétail en Angleterre, ont eu des effets plus dévastateurs à la périphérie de l’économie capitaliste.

Le deuxième exemple que rappelle Robert G. Wallace, est celui de la peste bovine qui a vu le jour en Europe, en rapport avec la croissance de l’agriculture à grande échelle, et qui a été exportée en Afrique dans les années 1890, du fait des guerres coloniales opposant les puissances industrielles qui se disputaient la domination de ce continent. La maladie s’est propagée dans la population bovine locale emportant 80 à 90% de tout le cheptel, et provoquant une famine sans précédent dans les sociétés pastorales de l’Afrique subsaharienne. Cette dévastation a eu des conséquences fatales pour la savane devenue, avec l’envahissement des épineux, un milieu favorable à l’expansion de la mouche tsé-tsé dont l’une des conséquences a été la limitation de l’accès du bétail aux pâturages et du repeuplement de la région après la famine, pendant que se poursuivait l’expansion de la colonisation européenne.

Le troisième exemple est celui de la grippe espagnole, l’une des premières épidémies de grippe H1N1. Après des doutes quant à son origine, l’hypothèse qui a la faveur de Robert G. Wallace suppose qu’elle provient de porcs ou de volailles domestiqués, du Kansas. L’époque et le lieu militent en faveur de cette hypothèse. Dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale (1914-1918), l’agriculture américaine a connu la généralisation d’une production industrielle fortement mécanisée. Cette évolution s’est étendue dans les années 1920, avec le recours massif aux technologies (dont la moissonneuse-batteuse) entraînant une monopolisation progressive et un désastre écologique à l’origine de la crise du Dust Bowl et des grandes migrations qui en ont résulté. On en n’était pas encore aux grandes concentrations du bétail, mais la production intensive qui avait déjà créé des épidémies de bétail dans toute l’Europe, était déjà la norme aux Etats-Unis d’où serait partie, selon cette hypothèse, la grippe espagnole. La propagation rapide de la grippe était due au commerce mondial et à la Grande Guerre dont les protagonistes étaient principalement les empires coloniaux. Le taux de mortalité élevé de cette épidémie peut s’expliquer par des facteurs sociaux comme la malnutrition, la surpopulation urbaine et les conditions de vie généralement insalubres dans les zones touchées. [Voir Brundage JF, Shanks GD, «What really happened during the 1918 influenza pandemic ? The importance of bacterial secondary infections» (L’importance des infections bactériennes secondaires), ‘‘The Journal of Infectious Diseases’’, Volume 196, numéro 11, décembre 2007. pp. 1717-1718, la réponse de Robert G. Wallace suit dans les pp. 1718-1719 ; voir aussi Morens DM, Fauci AS, «The 1918 influenza pandemic : Insights for the 21st century», dans ‘‘The Journal of Infectious Diseases’’, Volume 195, numéro 7, avril 2007, pp 1018-1028].

Ainsi, précise Robert G. Wallace, les épizooties en Angleterre du XVIIIe siècle ont été le premier cas de peste bovine de type nettement capitaliste, l’épidémie de la peste bovine de l’Afrique des années 1890, fut importée de l’Europe capitaliste par les conquêtes coloniales, et la grippe espagnole était la première épidémie, également liée au capitalisme, avec des conséquences désastreuses pour la classe ouvrière et les populations appauvries.

L’épidémie de coronavirus n’a rien de spécifiquement chinois. Les raisons pour lesquelles tant d’épidémies semblent survenir de nos jours en Chine n’ont rien de culturel, comme veulent le faire croire les explications sinophobes. Elles relèvent de la géographie économique. La Chine aujourd’hui est dans la même situation que connaissaient les Etats- Unis et l’Europe quand ils étaient «les plaques tournantes de la production mondiale et de l’emploi industriel de masse.» [Voir l’article «Contagion sociale. Guerre de classe microbiologique en Chine» qui m’a fait découvrir les travaux de Robert G. Wallace, Revue Chuang (3)). Les épidémies décimant le cheptel dans les campagnes ont de graves conséquences dans les villes en raison des défaillances sanitaires et des politiques qui n’ont pas prévu la généralisation de la contamination, et qui ont aggravé la précarité des conditions de vie des laissés pour compte du capitalisme sauvage. La seule différence par rapport aux siècles passés, c’est que nous vivons à l’ère de la mondialisation du néolibéralisme qui donne libre cours aux lois du marché, enlève aux Etats les moyens de réguler ces lois pour en atténuer les ravages, permet la libre circulation des capitaux, des marchandises, multiplie les foyers de tensions et de conflits ayant pour enjeux la mainmise sur les ressources énergétiques et minérales, et n’arrive pas à endiguer les flux migratoires et l’expansion des épidémies qui empruntent les mêmes voies que les capitaux, les marchandises et les humains.

Sainte Consorce, le 2 avril 2020.

A suivre…

* Professeur honoraire de l’Université Lyon 2, Président du Haut-Conseil de Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies chercheur associé de plusieurs laboratoires et centres de recherches dont, l’ISERL à Lyon, et Dirasset Maghrébines et l’IRMC à Tunis, auteur de ‘‘De l’islam d’hier et d’aujourd’hui’’, éd. Nirvana Editions et Presses de l’Université de Montréal, 2019, ‘‘Pour en finir avec l’exception islamique’’, éd. Nirvana, Tunis 2017, ‘‘Religion et démocratisation en Méditerranée’’, éd. Riveneuve, Paris 2015/Nirvana, Tunis 2016, ‘‘Le politique et le religieux dans le champ islamique’’, éd. Fayard, Paris 2005, ‘‘Islamisme, Laïcité et droits humains’’, éd. Amal, Tunis, 2012 (l’Hamattan, Paris, 1992), ‘‘Les voies de l’islam, approche laïque des faits islamiques’’, éd. Le Cerf, Besançon/Paris, 1996, et d’un livre autobiographique : ‘‘Prison et liberté’’, éd. Mots Passants, Tunis, 2015, Nirvana, 2019.

Notes:

2- Agrobusiness.
3- «Contagion sociale. Guerre de classe microbiologique en Chine»

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