Accueil » Affaire des déchets italiens à Sousse : l’empreinte de la mafia italienne

Affaire des déchets italiens à Sousse : l’empreinte de la mafia italienne

Neuf semaines après la diffusion d’un reportage qui évoquait l’importation de déchets ménagers en provenance d’Italie lors de l’émission «Les Quatre Vérités», sur Al-Hiwar Ettounsi, plusieurs détails flous ne le sont plus aujourd’hui. De hauts responsables sont interpellés, des têtes ont commencé à tomber et l’enquête semble bien avancer. Mais cette progression cache une défaillance flagrante de l’enquête qui semble être plutôt orientée vers des acteurs locaux en ignorant l’aspect transnational de cette affaire et les empreintes claires de la mafia italienne.

Par Atef Hamzaoui *

Cette défaillance marque une vision limitée des autorités policières et judiciaires de la globalisation criminelle et les prive de moyens plus puissants dans l’enquête dans le cadre d’une coopération internationale.

Campagnia… trafic… déchets… des mots clés qui ne laissent pas trop réfléchir !

Lors de la diffusion du reportage télévisé, deux mots ont bien raisonné dans les oreilles des spécialistes des crimes organisés : «campagnia» et «déchets»; l’association de ces deux mots dans les rapports policiers sur les réseaux de crimes organisés menait toujours vers la mafia italienne «La Camorra». Il est étonnant que les autorités tunisiennes ont, jusque-là, ignoré ce détail.

La région de Campanie (Campania en italien), dont la capitale est Naples, est le fief de la plus vieille organisation criminelle d’Italie : La Camorra ou mafia napolitaine. Cette organisation criminelle apparue à Naples au début du 19e siècle a longtemps détenu le monopole du ramassage des ordures en région de Campanie et contrôle plusieurs décharges. La Camorra s’est emparée du «secteur écologique» qui s’avère plus profitable que le trafic de drogue avec, de son point de vue, un triple avantage : les investissements sont faibles, des masses d’argent générées par l’ensemble des activités de la Camorra peuvent être blanchies par ce biais sous une apparence légale et les peines encourues en cas de poursuites judiciaires sont minimes.

Apres la crise de déchets en région de Campanie en 1993, une commission d’enquête parlementaire sur le cycle des déchets cite dans son rapport : «La criminalité organisée de caractère camorriste continue à intervenir directement dans le trafic illégal de déchets et en tire des profits considérables: il s’agit là d’une affirmation qui a présenté un caractère d’évidence unanimement reconnue au cours des auditions, et il convient donc de la consigner dans ce rapport. Du reste, ce sont les collaborateurs de justice eux-mêmes qui ont détaillé devant la Commission le mode d’intervention de la camorra et apporté une description chronologique des faits. Le crime organisé se présente comme le terminal du trafic, au sens où il sécurise le territoire où traiter illégalement les déchets : cela lui est possible car c’est la camorra elle-même qui contrôle et gère chaque mètre carré de vastes zones du territoire campanien. La Province de Caserte, en particulier, comporte des secteurs contrôlés manu militari par le crime organisé, qui organise même des patrouilles pour surveiller les routes et conduit des opérations de contrôle sur les véhicules inconnus passant en ces endroits.»

En 2010, le scandale de la Terre des feux (scandale de la «Terra dei fuochi» en italien) a mis en lumières le trafic de déchets industriels de la Camorra et a permis la découverte de pratiques d’enfouissement illégal de déchets toxiques et la présence de milliers d’incinérations sauvages de déchets en plein air dans la région de Campanie ce qui été est appelé par certains de «Fukushima italien».

C’est en 2013, après la levée du secret sur les confessions du camorriste Carmine Schiavone, un dirigeant du clan des Casalesi (un des grand clan de La Camorra) et après l’importante manifestation de Naples du 16 novembre 2013 qui été la cause directe de l’arrestation de Cipriano Chianese, un membre du clan des Casalesi, considéré comme l’organisateur et l’inventeur du trafic, que La Camorra a décidé d’explorer des pistes à l’étranger pour son trafic de déchets industriel.

La Roumanie était la première «fosse» pour les déchets italiens et la décharge de Glina en Roumanie est devenue la plus grande décharge de la Camorra en Europe. Il paraît que l’impact de la crise sanitaire de la Covid-19 et la fermeture des frontières terrestres européennes a poussé les acteurs mafieux à chercher de nouvelles destinations outre-mer et nouvelles voies de transit maritimes tel le cas de la décharge qui est arrivée en port de Sousse en août 2020.

La société Sviluppo Risorse Ambientali Srl, la clé de l’affaire

Jusqu’à aujourd’hui la question que posent les enquêteurs en Tunisie c’est de savoir qui a permis l’entrée de ces déchets sur le sol tunisien. Et la question la plus pertinente à mon avis, surtout si on veut réacheminer ces cargaisons en Italie, c’est la suivante : qui a permis la sortie de ces déchets depuis le sol italien ?

Les cargaisons mises en cause contenaient des déchets ménagers (et autres peut-être !), dont l’exportation est interdite par la législation italienne comme par les conventions internationales, qui les jugent «dangereux». Il est étonnant de savoir que les autorités tunisiennes n’ont pas posé la question à leurs homologues italiens ! Il est étonnant aussi qu’aucune question ne s’est posée sur cette société italienne qui a passé un contrat avec la société tunisienne Soreplast, quelques semaines seulement après que cette société en sommeil ait relancé ses activités !

Ce n’est pas un secret aujourd’hui qu’un des aspects de la mafia est d’être présente dans l’activité économique légale, c’est une des caractéristiques de la mafia d’être infiltrée dans l’économie légale contrairement à des criminalités organisées plus standards. Il est aussi connu que la Camorra a ouvert une multitude d’agences de traitement des déchets dans la région de Campanie via des société-écrans tel que la société Sviluppo Risorse Ambientali Srl, cette société, qui a fait déjà l’objet d’enquêtes criminelles dans le passé, s’est avérée en 2011 qu’elle opère dans le domaine de la valorisation des déchets non dangereux sans être en possession des autorisations nécessaires. La police italienne a détecté des croisements entre ses dirigeants et des suspects intervenant dans l’exportation illégale des déchets vers la Roumanie sous le contrôle de la Camorra.

Le nom de la société est aussi cité dans un rapport de la commission parlementaire d’enquête sur les activités illégales connectées au cycle des déchets (Rapport de mission à Salerne et Naples 5 juillet 2011) ou le procureur général de la république à la cour d’appel de Salerne, Lucio Di Pietro, qui était aussi pendant quinze ans procureur du parquet national antimafia, met l’accent sur les infiltrations particulièrement importantes du crime organisé dans le cycle de l’élimination des déchets.

Interpol et l’entraide judiciaire : la voie pour le réacheminement

Dans un rapport publié en août 2020, Interpol a alerté les pays membres sur l’augmentation considérable de la criminalité liée aux déchets plastiques. Intitulé «Rapport d’analyse stratégique – Les nouvelles tendances criminelles sur le marché mondial des déchets plastiques depuis janvier 2018», le rapport met en lumière une augmentation considérable des chargements de déchets illégaux au cours des deux dernières années.

En se basant sur des renseignements criminels communiqués par 40 pays, le rapport dresse un tableau mondial complet des nouveaux itinéraires de trafic et des menaces liées à la criminalité sur le marché des déchets plastiques. Il formule également des recommandations quant aux réponses individualisées à apporter pour réprimer ce trafic et met en garde contre une augmentation importante du recours aux faux documents et aux déclarations frauduleuses concernant les déchets. Le rapport met en évidence aussi le lien entre les réseaux criminels et des entreprises légitimes de gestion des déchets qui servent de couverture à des opérations illégales.

Il est à rappeler qu’Interpol se dote de plusieurs équipes de soutien aux enquêtes qui peuvent être déployées sur demande des Etats membres pour apporter un soutien aux enquêtes transnationales et faciliter la collecte et l’échange d’informations avec des entités et des structures policières internationales.

Deux actions paraissent d’une extrême urgence aujourd’hui pour mener cette enquête jusqu’au bout et garantir le retour de ces cargaisons vers le sol italien :

  • une opération de fouille minutieuse des conteneurs, le montant du contrat passé entre la société italienne et la société tunisienne dépasse les tarifs en vigueur du traitement des déchets ménagers, aussi les pratiques mafieuses des sociétés de gestion des déchets dangereux font souvent disparaître des déchets dangereux pour deux à trois fois moins cher en les mélangeant à d’autres, ce qui est impossible en Italie;
  • adresser une demande d’appui à l’enquête à la division de la lutte contre le crime environnemental d’Interpol, à Europol et aux autorités compétentes italiennes à fin d’identifier toutes les parties intervenantes dans ce crime transnational et pouvoir ré-acheminer les conteneurs à leur origine.

* Criminologue, spécialiste de la lutte contre le crime organisé et la traite des êtres humains.

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!