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Covid-19 : entre «expertises» médicales, calculs politiques et conflits d’intérêts

Dr Dhaker Lahidheb / Dr Lotfi Mraïhi.

Dr Lotfi Mraihi, le président de l’Union populaire républicaine (UPR), et pneumologue en exercice, sait ce qu’il dit veut dire. Abstraction faite de ses prises de position politiques en faveur du protectionnisme, de ses critiques du président Kais Saied, et de son invocation de l’article 80 de la Constitution relativement à la mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels par la présidence de la république, que je ne commenterai pas, il a récemment soutenu sur les ondes d’une radio privée que, face au coronavirus, le confinement n’apportait aucun avantage en terme de préservation des vies humaines, et que ses effets économiques étaient désastreux.

Par Dr Mounir Hanablia

Privilégiant une vision économique de la situation, Dr Mraihi avait affirmé un mois après le confinement, l’année dernière à cette même période, alors qu’on ignorait encore beaucoup sur le virus et que les premières études montraient qu’il n’était pas immunogène, qu’il fallait laisser la population acquérir naturellement l’immunité, en levant toutes les restrictions imposées au travail et à la circulation des personnes. Il faut reconnaître qu’il s’en est toujours tenu à la même opinion et qu’il n’a jamais révisé son jugement depuis que, en début de pandémie, en 2020, il avait tenu un meeting politique, à la suite duquel lui-même ainsi que plusieurs de ses partisans avaient été frappés par la maladie, et que l’un des cadres de son propre parti en était décédé (Kamel Saidi, coordinateur régional du parti à Sousse, Ndlr). Émanant d’un médecin spécialiste des maladies respiratoires, ces propos qui remettent en question l’expérience acquise au niveau international face à la pandémie, étonnent, et inquiètent même.

Les conséquences désastreuses de la politique du déni

La politique du déni suivie par Donald Trump a coûté aux Etats Unis d’Amérique plus de 500.000 morts en une année. En Inde, où une politique semblable a été suivie durant des mois par le gouvernement Modi, la pandémie fait quotidiennement depuis une quinzaine de jours près de 400.000 nouveaux cas et environ 3000 morts, un chiffre que de nombreux commentateurs estiment au 1/10e des chiffres réels. Rahul Gandhi, le leader du parti indien du Congrès, face aux hôpitaux débordés, à la pénurie d’oxygène, et à la multiplication des milliers de bûchers funéraires à ciel ouvert menaçant de larges étendues de son pays de déforestation, a appelé à un confinement général national.

En Inde les patients décèdent sur des civières devant les hôpitaux et c’est seulement une fois morts qu’ils sont emportés à l’intérieur et qu’on refuse de rendre leurs corps aux familles des patients. En Tunisie les choses se passent parfois différemment; à Sidi Bouzid la famille d’un patient décédé à l’hôpital a pénétré de force à deux heures du matin et a détérioré des équipements au sein de l’unité d’urgence avant d’emporter le corps.

Ceci pour dire que contrairement aux allégations péremptoires de mon collègue cardiologue promu expert en Covid-19 par les médias, le Dr Dhaker Lahidheb, qui intervenait il y a peu sur les ondes d’une radio «alors qu’il procédait à une urgence» ainsi qu’on a bien pris soin de le préciser, le public est bien responsable dans une large mesure, par son comportement désinvolte, de la situation désastreuse que connaît le pays, et la carence des politiciens pour acquérir le vaccin n’explique pas tout, pas plus d’ailleurs celle des experts imprévoyants des think-tanks parallèles de l’époque du ministre de la Santé Abdellatif El Mekki.

Cependant les docteurs Mraihi et Lahidheb s’accordent à dire que seule la vaccination sur une grande échelle résoudra le problème de la pandémie, ce qui est exact. Mon collègue cardiologue a même précisé que la vaccination de 200.000 personnes épargnerait 1500 morts par le coronavirus, et que seule elle ne supprimerait pas entièrement le risque de contagion.

En effet, une étude britannique a révélé qu’un seul patient vacciné épargnait la transmission du virus à 7 personnes. Et au départ catastrophique, après les errements du Premier ministre Boris Johnson, qui professait initialement les mêmes opinions que celles que semble toujours professer le Dr Mraihi, au moins sur le prix économique inacceptable du confinement, la situation sanitaire présente au sein du Royaume-Uni est à peu près revenue à la normale grâce une campagne de vaccination intensive. Et un passeport sanitaire de la Covid est en cours d’instauration qui ne permettra qu’aux seules personnes vaccinées de gagner ou de quitter le Royaume Uni, qui constitue un exemple réussi de lutte contre la pandémie au coronavirus et dont nous devrions nous inspirer.

La passivité hors de propos de Hichem Mechichi

Malheureusement, nous ne sommes pas encore au même point que le Royaume-Uni dans la lutte contre le coronavirus, loin de là. L’infection bat son plein, les gens meurent par dizaines, nous avons dépassé les 11.000 morts en un peu plus d’une année, et nous aurions dû procéder, eu égard l’exemple britannique, à des confinements au moins partiels, ce à quoi le chef du gouvernement Hichem Mechichi se refuse toujours pour des raisons qui visiblement n’ont rien de médicales, et sa passivité absolument hors de propos lors de l’apparition de souches inconnues à Manouba, l’a bien démontré. Le Dr Lahidheb a eu raison de conclure que l’autorité politique ou administrative ne devait pas subvertir la science en la soumettant à ses exigences. Or c’est bien ce que semble préconiser le Dr Mraihi en niant contre toute évidence la nécessité ou l’utilité du confinement qui ailleurs a amplement fait ses preuves et a préservé le système de santé de l’effondrement. Et le silence de mes deux collègues sur la question a de quoi étonner, d’autant que le confinement en diminuant la vitesse de transmission du virus, en limite aussi du même coup la capacité mutagène.

Les études scientifiques ont démontré que le Sars Cov 2 subissait en moyenne 2 mutations par mois et que celles-ci étaient le plus souvent sans conséquences. Cependant quelques-unes de ces mutations liées aux spike pariétaux, aux pointes de surface, accroissent sa capacité à s’arrimer aux cellules humaines, donc sa contagiosité.

D’autre part la pression épidémiologique, c’est-à-dire la facilité avec laquelle le virus trouve la liberté de se déplacer d’un individu à un autre, de laquelle dépend la vitesse de propagation de la pandémie, induit l’apparition de mutants plus contagieux, tels que les E484Q et L452R, isolés en Inde, dont on craint qu’ils soient résistants aux vaccins actuels.

La vaccination dans les plus brefs délais est impérative

Enfin les voies de sélection des formes les plus virulentes du Sars Cov 2 ne semblent pas être inépuisables et devraient aboutir aux mêmes variants dans tous les pays où le virus n’a pas subi de restriction à sa vitesse de propagation, ceux qui comme la Tunisie n’ont pas imposé de confinement et où la population se révèle réfractaire aux règles de distanciation sociale. Le facteur géographique auquel on se réfère en parlant de variants brésilien, sud-africain, ou indien, ne possède donc pas l’importance qu’on lui accorde, et à terme, si aucune mesure efficace n’est prise, c’est-à-dire si la vaccination de masse n’est pas menée en Tunisie, dans des délais raisonnables, et en l’absence de confinement, on risque de voir apparaître bientôt les variants précités, sans que pour autant ils aient été amenés des pays considérés. À cet égard, la détection de la souche indienne au Maroc devrait faire réfléchir.

La vaccination dans les plus brefs délais est donc impérative, tout le monde s’accorde pour le dire, et le Dr Lahidheb a même demandé à ce que les adultes actifs particulièrement exposés et susceptibles de contaminer leurs familles, soient vaccinés en priorité. Fort bien! Le problème est de les convaincre de le faire en l’absence de législation contraignante. Aux Etats Unis d’Amérique, le programme de vaccination de masse va être abandonné du fait de la désaffection de la tranche de population ciblée, celle active dont l’âge varie de 20 à 50 ans. C’est ici que la question devient éminemment politique.

Chez nous les partis au pouvoir, dont les membres ont semble-t-il eu recours largement à la vaccination en violant toutes les règles de priorité établies par le ministère de la Santé publique, et le chef du gouvernement, tous en lutte contre le président de la république, ne veulent pas mécontenter la population par des mesures impopulaires dont eux-mêmes n’auraient rien à gagner, alors même que d’autres vont bientôt être imposées à l’instigation des bailleurs de fonds du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque Mondiale (BM).

Coronavirus, expertise médicale et déontologie

Les docteurs Mraihi et Lahidheb, en évoquant les nécessités de la vaccination de masse pour sauver le pays, ont rejeté la responsabilité du retard sur les autorités politiques, ce qui peut se comprendre. Ce faisant, ils en ont ignoré une dimension fondamentale, celle de la coopération du public qui est loin d’être acquise. Donc toute évocation de transfert de technologie en matière de fabrication de vaccin, dans le contexte précité, pour peu que les pays qui en soient détenteurs, soient d’accord, s’apparente à de la démagogie. On a également parlé d’anticipation nécessaire, mais cela signifierait-il quelque chose si on persiste à ne dire au public que ce qu’il veut entendre?

Il reste à parler des motivations qui poussent mes deux collègues à ménager le public, à se positionner en opposition au gouvernement, et pourquoi ne pas le dire, à «oublier» des vérités médicales pour le moment avérées. Le Dr Mraihi a choisi de s’exprimer en tant que chef d’un parti politique d’opposition, en l’occurrence de tendance souverainiste, préparant les prochaines échéances électorales, qui veut convaincre ses éventuels électeurs. Or la Covid-19 est devenue un thème électoral important dans le monde, et les récentes élections de la région de Madrid en Espagne viennent encore de le prouver; les partis qui les ont emportées sont ceux-là mêmes qui se sont opposés aux mesures de confinement, et ils ont mené leurs campagnes électorales sur ce thème.

Le Dr Lahidheb, un médecin ayant exercé pendant des années au sein d’une prestigieuse institution publique, vient de s’installer dans le secteur libéral, ce que beaucoup de monde ignore encore, et il est actionnaire dans une grande institution privée de la capitale. Il semble en outre être membre de l’une des commissions publiques en charge du coronavirus, auxquelles il n’a pas hésité à diriger ses critiques, et ceci le place dans une situation de conflit d’intérêt. Le Dr Lahidheb est donc avant tout tributaire de sa clientèle et de sa relation fructueuse avec certaines cliniques, et on comprend qu’il préfère épargner la susceptibilité du public.

La conclusion que personnellement je retire des interventions de mes deux collègues est que, en matière de coronavirus, il ne suffit pas d’être médecin et de s’exprimer publiquement à travers les médias sur des questions d’ordre médical, éventuellement en tant qu’expert, pour émettre des avis objectifs. Ce que personne n’a le courage de dire, à commencer par M. Mechichi, c’est que sans des mesures contraignantes imposant la vaccination à l’ensemble de la population, et les moyens nécessaires pour la mener, le coronavirus fera encore des milliers de victimes, et à brève échéance.

* Cardiologue de pratique libre.

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