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Penser avec Hichem Djaït : Le temps des semailles

L’honorable professeur Hichem Djaït n’est plus. Je ne saurai définir rigoureusement mon rapport à sa pensée. En effet, je l’ai lu très tôt alors que j’étais imprégné de matérialisme dialectique, ce qui avait induit un jugement selon lequel les écrits de Djaït manquaient de tranchant, défaut que je leur avais attribué, en tant qu’adolescent ingénu, épris, jadis, par la radicalité de feu Sadok Djalāl Al-’Adhm ¬– bien que, évidemment, avec un recul de plus d’une décennie, les deux démarches admissent pour moi des singularités propres qui rendaient caduque et malvenue toute tentative comparative.

Par Mohamed Ben Mustapha *

Je ne suis absolument pas un fétichiste de la lecture : je ne lis que pour m’orienter face une force problématique du Dehors. Ainsi, ce que j’ai cherché à comprendre, plus tard, dans le corpus de Djaït, se réduisait au premier tome de ‘‘La vie de Muhammad’’, opus où l’historien pratiquait une élégante synthèse historico-«théologique» (au sens large). J’admets, par conséquent, ne pas être compétent pour me prononcer sur son œuvre d’historien «pur».

Revenons au premier tome du livre mentionné. Indubitablement, Djaït fait preuve d’une finesse intellectuelle, à mon humble avis, totalement absente chez les «islamologues» tunisiens. Il est, en cela, un veilleur solitaire, un érudit glorieusement installé dans sa tour poussiéreuse – détermination très proche à mon cœur, ainsi qu’à la représentation que je me fais des auteurs exigeants. Cela demeure assez rare pour être mentionné. Et l’hommage, la modestie et le respect s’imposent sans la moindre surévaluation.

Une vive critique de certains moments de la «sīra»

Djaït analyse minutieusement l’étymologie du «wah’y», de la «ru’yah», etc., bref de la galaxie conceptuelle de la révélation et de la vision. Muhammad, qu’il soit «dément» ou «lucide», fut bel et bien, ce «nabi’y ummi’y» (cf. la sémantique que déploie Djaït à ce propos), qui, en son for intérieur, en son «fu’ād», avait empiricisé un «événement de Dieu», vectorisé par Jibra-El (cf. l’étymologie en hébreux).

La discussion intéressante que dépeint Djaït, sur la dualité Esprit-Saint/Jibra-El, est édifiante, et pose un fait problématique pressant. Bien qu’il rejette, selon l’exégèse qu’il distille des sourates ‘‘An-Najm’’ et ‘‘At-Tarkwir’’, la possibilité de théophanie pour Muhammad, critiquant en cela l’anthropomorphisme du judaïsme archaïque (cf. l’épisode de Jacob et El), il insiste sur la double inscription, la double «présence» de Dieu dans le monde et ailleurs («Allah est la lumière des cieux et de la terre»).

Djaït, historien, élabore une vive critique de certains moments de la «sīra» («mythe de la Caverne», en l’occurrence). Partout où la conjoncture historique impulsait un motif catégorique, un «ou bien… ou bien» de Kierkegaard, l’auteur singulier qu’il fut ne cédait aucunement sur sa démarche «désintéressée», si je puis dire, résistant en cela à toute reprise idéologique islamique ou islamiste.

J’ai fait remarquer, au début de ce texte, que seul le tome premier de ‘‘La vie de Muhammad’’ représentait, pour mes recherches, un intérêt massif, dans la mesure où il s’agissait d’une synthèse historico-«théologique» au sens large. Par théologique au sens large, j’entends le déploiement d’une Idée du divin surgissant dans le sillage d’un immanentisme événementiel du Tout-Autre. C’est en ce point que l’on recueille le topos de la réflexion djaïtienne sur la phénoménologie de la révélation dont le sujet est Muhammad et sa présence (absente) à soi = à Jibra-El.

Cela étant, la définition de la théologie que j’ai forgée ces dernières années s’énonce comme suit : θεωρία spéculative des vies, des morts et des résurrections de Dieu. De toute évidence, exceptés quelques arcanes soufies, ce signifié de la théologie est nullement validée, et est même combattu, par le «monothéisme universel» que laisse dévoiler l’islam.

En vérité, mon intérêt pour le tome premier de ‘‘La vie de Muhammad’’, mon intérêt philosophico-théologique pour ‘‘Révélation et prophétie’’, éclipse un intérêt, tout aussi féroce, s’imposant volcaniquement pour mon entendement et pour ma sensibilité : il est ici question de l’articulation entre le christianisme et l’islam.

L’investigation textuelle corroborée par la machine historienne

Ce fait problématique est exposé dans le paragraphe V du second tome du même opus. Avec son raffinement qui n’a nul besoin d’être redémontré et en puisant presque exclusivement dans le monumental ‘‘Les origines de l’Islam et le christianisme’’ de Tor Andræ, Djaït réussit ce tour de force historique consistant à élucider les consonances indéniables du savoir «chrétien» de Muhammad. Mais de quel «christianisme» s’agit-il?

En modeste lecteur du nouveau testament et de la littérature orthodoxe et catholique – dont la patristique –, j’ai pu – tant bien que mal mais de manière récurrente – relever cette «non-rencontre», in concerto, du christianisme «officiel» et de l’islam. Avec et contre Tor Andræ –après avoir installé le transcendantal historico-géographique de l’islam dans un voisinage à clôture proprement chrétienne –, Hichem Djaït tente d’agencer les différents affluents chrétiens que l’on pouvait «facilement» identifier pour peu que l’on mena une étude comparative approfondie du nouveau testament et du coran.

En un sens, l’investigation textuelle, «grammatologique», se trouve corroborée par la machine historienne : nestorianisme, monophysisme, incipits cryptiques empruntés aux ébionites, gnose, incidences du syriaque, influence d’Éphrem, etc., Muhammad, dans un environnement porté à saturation vu l’effervescence des croyances, des «hérésies», des sectes, etc., réussit son syncrétisme, grapha un palimpseste explosif, plastic. Djaït, à l’encontre de l’intégralité des islamologues, pointe, avec Tor Andræ, encore faut-il le souligner, l’archi-écriture, l’origine manquée de l’islam.

Djaït, esseulé, parmi tant d’autres islamologues «anhistoriques», forme un circuit où les chaînons manquants, congruents à solver l’islam, se forgent dans les plis et les replis des mystères historiaux. Ici, tel que je le comprends, Djaït ne pratique ni l’histoire d’antiquaires, ni l’histoire monumentale. Il prouve, par son geste, que l’historia universalis ne mérite son attribut que lorsqu’elle reconstitue le champ noétique.

Il faut maintenant prolonger Djaït

Ce qui m’est apparu comme un polissement idéologique d’un islam toujours déjà plat, s’est avéré être une «description» se saisissant de l’islam primitif, du Coran mecquois, sans entrée dans un horizon déconstructif. Car, pour les spécialistes purs et fidèles au travail de la pensée, à sa dialectique platonicienne, Djaït demeure en terra cognita et ne force pas la main, si j’ose dire, à la «critique».

Car nul doute que la reprise muhamadienne de la thématique du paraclet – la faisant coïncider avec son prénom médinois syriaque –, l’amputation du Rahmān au trinitarianisme, les authentifications de textes apocryphes, nul doute, dis-je donc, que cette multiplicité protéiforme ne puisse survivre à l’examen post-historique. Mais, dès lors, nous rentrons dans le silence de Djaït. Ce qui marque son silence, n’entre pas, de facto, dans son champ problématique premier : l’histoire. Hichem Djaït est un événement, un banquet pour la pensée en Tunisie. Il faut maintenant, pour tout avenir éclatant de la pensée, prolonger Djaït. C’est le temps des semailles.

* Docteur en philosophie des mathématiques de l’université de Paris.

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