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Tunisie : Washington fait le bilan économique de l’ère post-2011

Le président Saied recevant la délégation américaine, le 13 août 2021.

Contrairement à ce qu’avancent plusieurs médias tunisiens, l’économique s’est imposée au cœur des propos francs tenus par la délégation américaine au président de la République, Kais Saied, ce vendredi 13 août 2021. Et pour cause, Washington détient un bilan complet de l’effrayante déroute économique du pays, depuis 2011. Un bilan évaluatif, déjà communiqué au gouvernement tunisien, mais tabletté illico-presto, ni vu ni connu! Nous avons obtenu copie de ce rapport très détaillé et rigoureux ! Décryptage…

Par Moktar Lamari, PhD *

Le rapport en question constitue une évaluation exhaustive des politiques économiques menées en Tunisie depuis la Révolte du Jasmin (2010-2020).

Ce rapport comporte deux fascicules distincts, l’un de 50 pages, portant le titre Fiscal Reform for a Strong Tunisia (First), avec focus sur les impacts macroéconomiques et fiscaux pour relancer l’économie, notamment suite à la Covid-19. Le second fascicule porte le titre de Macro-fiscal Trends (20 pages) et dresse un portrait économétrique, chiffré, très rigoureux et très approfondi à partir des 26 indicateurs produits par des organisations et institutions tunisiennes (INS, MFT, BCT, ITCEQ, etc.).

Le rapport et ses livrables ont été élaborés sous la rigoureuse direction scientifique de Dr Janusz Szyrmer, Ph.D, spécialiste de renommée internationale et expert en matière de fiscalité et d’évaluation des politiques publiques.

L’effrayante déroute économique post-2011 !

Le rapport n’y va pas par quatre chemins! Toutes les analyses et tous les indicateurs compilés véhiculent le même verdict! Un verdict sanglant qui documente, chiffres à l’appui, l’effrayante déroute économique de la Tunisie depuis 2011. Le PIB per capita ($US) a baissé drastiquement de presque 25% entre 2010 et 2020, la dette est devenue asphyxiante (ayant triplé), le dinar a été amputé de moitié et les taux d’intérêts bancaires sont devenus exorbitants, hors du commun (4 à 5 fois plus élevés qu’au Maroc, Jordanie, Sénégal, etc.).

Le bilan dressé par cette étude n’épargne aucune des politiques publiques menées depuis 2011, toutes y passent au travers de leurs chiffres annuels et résultats économétriques: les politiques fiscales, les politiques monétaires, les processus de prise de décision, les interactions des organisations de la société civile, etc.

C’est probablement pour ces raisons que ce rapport américain (First-USAID) a été tabletté rapidement par le gouvernement Mechichi, par les partis islamistes dominants au parlement et par une Banque centrale pointée du doigt pour ses politiques monétaires jugées inefficaces, contre-productives, n’ayant rien fait effectivement contre l’inflation… mais asphyxiant au passage la situation de l’investissement et de l’épargne.

En plus des analyses statistiques dynamiques (séries temporelles), dans ce rapport il est question d’analyser les interactions des différentes indicatrices économiques clefs, en utilisant le concept des élasticités, durant la période d’étude retenue.

Notons que l’élasticité n’est rien d’autre qu’une mesure de sensibilité qui rapporte, dans un ratio, deux pourcentages de variation entre deux variables (entre 2010 et 2019). Une élasticité s’interprète comme l’impact marginal (à la marge) de la variation de 1% de la variable du dénominateur sur la variation en % de la variable du numérateur.

Le bilan croisé et dynamique présente les résultats économétriques en 5 constats majeurs :

  1. Les impacts du recrutement massif dans la fonction publique depuis 2011 ont été mesurés finement dans le rapport américain. À rappeler que presque 300 000 fonctionnaires additionnels ont étés recrutés au sein de l’État et des sociétés d’État, depuis 2011.

Selon le rapport, l’augmentation de 1% dans les salaires de la fonction publique a engendré une baisse de l’investissement de 2,5%, une augmentation de 1,2% dans le déficit commercial et presque autant dans la dette nationale.

  1. Le rapport mesure aussi les impacts de la pression fiscale (poids de la taxation) imposée à l’économie, notamment pour payer les fonctionnaires, sur des agrégats stratégiques.

On apprend que 1% additionnel en taxation génère l’augmentation des effectifs en chômage de 1,9% et réduit les investissements directs étrangers de quasiment 5%.

  1. Le rapport documente le recul effrayant de la production industrielle depuis 2011 (recul estimé à – 12%). Selon les évidences produites, un recul de 1% de la production industrielle se traduit par une augmentation des licenciements d’actifs de presque 5%.
  1. Les méfaits de l’inflation sont aussi scrutés à la loupe par les auteurs. Ceux-ci nous apprennent que l’augmentation de 1% dans l’Indice des prix à la consommation (IPC) engendre :
    1. une augmentation du taux d’intérêt de presque 1,9% (suite aux augmentations aberrantes du taux d’intérêt directeur de la BCT et des frais bancaires);
    2. une augmentation de la dette nationale de quasiment 3%.
  1. Les impacts bénéfiques de la croissance du PIB observée durant la décennie ont été estimés de façon économétrique. Des résultats très éclairants et fort utiles. On apprend qu’à la marge, une croissance de 1% du PIB engendre :
    1. une augmentation moyenne des recettes fiscales de 1,3%;
    2. une réduction des effectifs des chômeurs de 1,04%;
    3. une augmentation moyenne de l’épargne nationale de l’ordre de 6%.

Le résultat mesurant l’impact de la croissance du PIB sur la création de l’emploi démythifie un discours trompeur des partis politiques ayant gagné les élections (et certains économistes improvisés), ayant annoncé qu’ils promettent des taux de croissance annuels de 5 à 7%, avec la création de 90 000 emplois pour chaque point de pourcentage de croissance (voir les campagnes électorales des partis ayant gouverné depuis 2011).

Et bien d’autres résultats économétriques intéressants figurent dans ce tableau extrait du fascicule Trends du rapport américain.

Recommandations et scénarios proposés

L’évaluation produite par le projet First-USAID (juillet-2020) préconise six recommandations majeures et jugées urgentes depuis plusieurs semestres.

  1. Mener une politique contracyclique visant à contrecarrer le cycle récessif, via une véritable relance budgétaire, accompagnée d’une politique monétaire accommodante pour aider l’économie à valoriser son potentiel de production, d’investissement et de croissance. Cette recommandation prêchait une approche expansionniste pour booster la demande, réduire la pression fiscale, sans perdre de vue la rationalisation des dépenses salariales, la compression du gaspillage au sein des administrations et ultimement la réduction de la taille de l’État.
  2. Renforcer une politique monétaire accommodante et contracyclique, permettant de soutenir une politique budgétaire de relance, et ce par davantage de liquidité et plus d’assouplissement quantitatif (QE : Quantitative Easing).

La BCT a fait tout le contraire ces dernières années, et ce en augmentant les taux d’intérêt bancaires, en détournant l’épargne vers l’État, asséchant la liquidité bancaire, asphyxiant l’investissement et paralysant la croissance économique, sous prétexte de contenir l’inflation.

Sur le front fiscal, les gouvernements post-2011, et notamment le gouvernement Mechichi et leurs alliances politiques dominées par les partis islamistes ont autorisé les augmentations salariales, engraissé les lobbies et distribué les primes diverses pour des catégories sociales agissantes et souvent complaisantes. Le tout au détriment de la mobilisation davantage d’argent frais au profit de l’investissement public, des secteurs productifs et des services publics (santé, éducation, transport, etc.).

  1. Supprimer les «silos». Le rapport déplore les cloisonnements et la parcellisation de l’action gouvernementale. Il plaide pour une modernisation de la gouvernance et un renforcement de la collaboration de tous les sous-systèmes de gouvernance.

Le rapport constate le manque de collaboration entre les entités du ministère des Finances, entre les entités du gouvernement, du ministère du Développement économique et la Banque centrale de Tunisie.

Les auteurs insistaient sur l’impératif de la digitalisation rapide de l’administration publique en intégrant les données virtuelles et en généralisant les services en ligne afin d’assouplir les formalités fiscales, sociales et administratives. Et alléger la lourdeur administrative et réduire la corruption.

  1. Instituer plus de transparence, plus d’évaluation (review) et plus de redditions de compte, en se conformant aux bonnes pratiques du nouveau management public, exigeant entre autres des processus de décision fondés sur les données probantes rigoureusement établies, documentées et analysées.

Le rapport avertissait le gouvernement tunisien que sans des politiques transparentes et évaluatives, régulièrement mises à jour, les investisseurs, les citoyens et les opérateurs économiques ne peuvent faire confiance aux administrations et aux politiques publiques, s’abstenant de facto d’opérer la relance de l’économie.

  1. Mener une politique participative et inclusive. Le rapport appelle le gouvernement à inclure lescitoyens et les organisations dans la conception des politiques via des consultations et une reddition de compte active au profit du citoyen. Implicitement, le rapport fait fi de l’éventuelle valeur ajoutée du parlement actuel. En même temps, le rapport insiste sur l’importance du dialogue public-privé (DPP), versus le partenariat public-privé (PPP). Il ajoute que le DPP aide à minimiser l’asymétrie informationnelle entre l’État et la société civile. Encore une fois, le parlement actuel est passé sous silence.
  1. Optimiser la gouvernance des entreprises publiques et dépolitiser les décisions liées, avec ouverture du capital de certaines entreprises publiques au secteur privé, notamment pour améliorer leur gouvernance, avec plus de recettes fiscales additionnelles et moins de financement par les budgets publics.

Le rapport américain a aussi mené des simulations de trois scénarios de sortie de crise, à partir de ses recommandations.

Les résultats des simulations ont fini par identifier deux scénarios laissant le choix aux décideurs gouvernementaux entre i) adopter une variante d’austérité, entraînant une baisse du déficit budgétaire et une dette relativement moins élevée et un statu quo au niveau de la croissance économique ; et ii) une variante contracyclique visant à booster davantage la relance de l’économie et le pouvoir d’achat des ménages au risque de creuser le déficit et la dette. Cette deuxième variante était préférée, puisque préparant l’économie nationale à retrouver une plus forte croissance en 2021, avec de meilleures dispositions de relance économique, par l’offre et par la demande.

Le gouvernement Mechichi et les partis politiques constituant sa «ceinture politique» au parlement ont fait autrement, préférant l’improvisation, le pilotage à vue, les arrangements partisans et les règlements de compte au sommet de l’État. Tant pis pour l’économie… et la santé publique avec !

Tous ces éléments ne vont pas faire plaisir ni aux Tunisiens… ni aux partenaires internationaux.

C’est pourquoi Washington accorde un intérêt crucial aux urgences liées à la relance économique. Le recours à une bonne gouvernance, pragmatique, charismatique et transformative, constitue désormais le défi à relever par le prochain gouvernement. Et la délégation américaine l’a explicité au président Kais Saied… chiffres à l’appui !

Sans parti-pris et l’histoire des nations le confirment: les enjeux économiques détermineront en fin de compte la viabilité des systèmes de gouvernance des politiques publiques et conditionneront ultimement, ici et maintenant, la durabilité de la démocratie en émergence en Tunisie!

La Tunisie est le berceau du Printemps arabe (2011), et il est encore le seul survivant de tous ces pays arabo-musulmans qui ont échoué lamentablement leur transition démocratique !

*Universitaire au Canada.

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