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L’énigme des cigarettes invisibles et de la fortune d’Ali Baba

Les visites inopinées du chef de l’Etat dans certains dépôts de supposés spéculateurs et ses engueulades d’un populisme de bas de gamme, devant les caméras, ne suffiront pas pour venir à bout de la contrebande ou de la spéculation, qui gangrènent l’économie tunisienne.

Par Mounir Chebil *

On dit que je ne suis pas doté d’une grande intelligence. Car, entre autres, jusqu’à l’âge de vingt ans ou un peu plus, je ne savais pas comment on produit les enfants. Ma mère disait que c’était Dieu qui les faisait. Mon père disait que c’était le diable quand il entrait dans le corps de ma mère. Or le problème, c’est que je n’ai vu ni Dieu ni diable se balader dans la maison, et la question est restée sans réponse jusqu’au jour où… (Mais on ne peut tout dire dans Kapitalis).

Saisies de camions et de dépôts pleins de cigarettes

Adulte, je suis resté très simple comme le paysan. Je n’aime pas trop les discours. Je ne complique pas les choses. Je ne crois que ce que je vois. Et je me rappelle que depuis un certain nombre d’années, je voyais chez le buraliste qu’il y avait deux sortes de paquets de tabac. Ceux de marques connues par moi et qui portent l’enseigne de la régie de tabac et d’autres marques, et elles sont nombreuses, qui étaient anonymes. Comment ont-elles atterri chez nos buralistes? D’où viennent-elles? Les vendeurs ne veulent rien dire. J’ai cru tout bonnement que c’étaient des hommes d’affaires tunisiens, dans le cadre de la délocalisation, qui les fabriquaient dans les pays où la matière première n’était pas chère et où les ouvriers payés avec des salaires d’esclaves, pour pouvoir les vendre en Tunisie moins cher que ceux de la régie.

Donc, je ne me suis pas cassé la tête pour voir la chose de plus près. Jusqu’aux jours de l’après 25 juillet 2021, où mon face-book est tombé dans un océan de «fassad» (corruption). C’était comme pour la dame ayant surpris ses enfants regarder un film porno, elle accourut réveiller son mari pour qu’il remette la parabole à sa place sur la terrasse, car elle était tombée, selon elle, dans la cour de la maison de la putain du rez-de-chaussée. Dans cet immeuble de Tunis, la débauche est de haut en bas et de bas en haut.

En effet, des informations défilent sur les réseaux sociaux et sur certaines feuilles de choux que, des camions D-Max pleins de tabac sont saisis par intermittence, ainsi que des quantités de paquets de cigarettes dans des dépôts clandestins.

La provenance de la fortune d’Ali Baba

Connaissant un ami plus intelligent que moi, je lui ai demandé de m’éclairer sur la question de ces cigarettes anonymes et de ces saisies. Quelle était la provenance de ces cigarettes? Pourquoi on saisit quelques cigarettes transportées sur un camion D-Max et on ne saisit pas les mêmes cigarettes chez le détaillant par exemple ou chez des grossistes.

Après le fou rire, les insultes : «Ya bhim, ya msttak, ya bouhali !», il m’invite à une bière bien fraîche pour dissiper la torpeur de la canicule de ce mois d’août et pour que je puisse assimiler ce qu’il a appelé la provenance de la fortune d’Ali Baba.

Il m’a informé que pour ces cigarettes, personne ne sait où elles sont produites. Mais il y a des personnes très riches qui les importent clandestinement de Libye ou d’Algérie, et les font entrer par les postes frontières ou par des sentiers sahariens ou des sentiers montagneux. Ces cigarettes sont acheminées à travers les routes, les autoroutes, les rues, et les avenues des villes jusqu’à atterrir dans des grands dépôts. De là, elles sont distribuées aux détaillants, aux «hammasa» (vendeurs de fruits secs) et aux marchands ambulants. Et, chacun fait sa marge de bénéfices et la roue tourne, et El-Capo se fait un gros ventre, des fesses bien rondes aux mesures du siège de sa Mercedes et une poitrine volumineuse pour pomper le Partagas ou la chicha.

Les autorités de contrôle aux abonnés absents

Or, à ce que je sache, et sans trop réfléchir, à voir le marché inondé par ces cigarettes, ce sont des montagnes de cartons qui devaient entrer en Tunisie et qui circulaient sur les routes sans que personne ne remarque rien. Il y a la douane aux frontière, la douane mobile, la garde nationale, la police, la police municipale, le chef du district de la police de telle ou telle ville, le chef de district de la garde nationale de telle ou telle zone rurale, les contrôleurs d’impôts, les contrôleurs des prix, les gouverneurs, les délégués, les «omdas». Et surtout ces derniers qui connaissent les moindres recoins de leurs secteurs et sont au courant même de la dame qui n’a pas été honorée par son mari, ou qui s’est refusée à lui, car au matin le pauvre mari venait se plaindre auprès de lui. Les montagnes de cigarettes se déplacent allègrement de gouvernorat en gouvernorat, et toute cette armada n’y voit que du feu.

Je lui ai dit, sûr ces montagnes passent quand il leur arrive une cécité passagère comme moi qui ai parfois des moments de sénilité. Alors, fou de rage, il a pris la bouteille de bière vide, et il a failli me la casser sur la tête. Pour le calmer, je me suis fait plus intelligent. Je lui dis que peut-être que ce beau monde fermait les yeux pour laisser les transporteurs, les colporteurs, les gardiens, les livreurs travailler, et ainsi c’était une manière de leur part de contribuer à résoudre le problème du chômage. Sur cette réplique, mon ami en colère se mit à s’arracher les cheveux. Le serveur accourut et a tout fait pour le calmer. Pour se ressaisir il paya une deuxième tournée («Mahleh el hakoum»!).

Il me pria de me taire et me dit que ce n’était pas normal que les montagnes de Kasserine se déplacent aux côtes du Sahel et que la mer de la côte du Sahel remonte au centre-ouest et que personne ne s’en rende compte. Et il enfonça les mains dans ses poches comme s’il y fourrait quelque chose. Malgré mon insistance pour comprendre l’énigme de son geste, il se contenta de me dire que c’est très dangereux d’essayer de démêler cet écheveau et parti les mains bien enfoncées dans ses poches, non sans m’avoir précisé que le camion de cigarette saisi sur facebook n’était que l’arbre qui cachait la forêt. Ce n’était qu’un acte pour montrer aux «boc-boc» (idiots) qu’après le 25 juillet, la machine contre le «fassad» tourne à plein régime.

Entre les montagnes qui se déplacent et les mains de mon ami dans ses poches, l’arbre et la forêt, les idées se sont embrouillées dans ma tête et j’ai dû commander une troisième bière pour mettre un peu d’ordre dans mes idées.

Ah, ces maudites poches qui deviennent bourrées comme par miracle

Le lendemain, je suis allé au buraliste du coin, c’était un grand magasin. Comme d’habitude, il était bourré d’un pan de la montagne de cigarettes de contrebande. Un inspecteur du contrôle des impôts en a acheté un paquet. Il n’a pas trouvé matière à lui faire un redressement fiscal sur les cigarettes achetées sans factures et dont le chiffre d’affaires n’était pas en principe déclaré. Là au moins, j’en sais quelque chose: ayant un DEA en droit fiscal et ayant été chargé de cours en cette matière à l’Institut supérieur de fiscalité à Sousse, et fait des consultations fiscales. Moi, je lui aurais dressé un redressement fiscal portant sur un million de dinars d’impôt au moins à payer. Puis un douanier a acheté ses cigarettes et il est sorti sans qu’il n’ait trouvé matière à un procès verbal et à une saisie. Le contrôleur des prix m’a laissé acheter mon paquet de cigarettes tunisiennes de marque «Mars légère» au prix du marché noir, puis il est sorti après moi, les mains biens fourrées dans ses poches. Ah, ces maudites poches qui deviennent bourrées comme par miracle. 

Monsieur le président de la république, une opération de mains propres, c’est un travail de commissions de spécialistes hautement qualifiés rattachés à la présidence qui dressent, dans la discrétion, les états des lieux, et les manières d’éradiquer toutes sortes de malversations et de corruption. Sur la base de rapports bien ficelés, la machine devrait être mise en place et on enclenche les rouleaux compresseurs, et les lances d’eau des pompiers pour nettoyer la place une fois pour toute. Quoi que vous fassiez, monsieur le président, vous ne pouvez pas faire le chauffeur de ce rouleau compresseur et tenir la lance du pompier avec vos charges du palais. On ne peut être au four et au moulin.

Les visites inopinées, sur des coups de tête, dans certains dépôts de supposés malfaisants, comme celle à l’usine d’acier à Zaghouan, les engueulades, d’un populisme de bas de gamme, devant les caméras, ne peuvent mener à rien sauf à plus de corruption et de gabegies. Puis, si j’étais un homme d’affaires et que je me voyais mis dans le même sac que les parasitaires, et diabolisé rien qu’à cause de ma richesse, je plierais bagage avant de me voir en prison et salis dans des procès kafkaïens et par des mercenaires de ce bordélique facebook, ou exproprié par les comités de salut public d’«Echaab yourid» («Le peuple veut», slogan de campagne de Kais Saied).

Je ne peux conclure sans vous informer, chers lecteurs, que, depuis le jour où j’ai su comment faire des enfants, j’ai eu une belle princesse et un beau prince. Heureusement que j’ai découvert qu’il était d’une part plus entreprenant que moi et d’autre par plus averti, car, pour lui, les cigarettes sont juste faites pour être fumées, et non pour en faire une histoire périlleuse. 

* Haut cadre de l’administration publique à la retraite.

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