La situation socioéconomique dégradée à Gafsa ne date pas d’hier. En 2008 déjà, les jeunes de Redeyef tombaient sous les balles de la répression sanglante décidée par le régime de Ben Ali comme seule et unique réponse à la demande légitime de dignité humaine.
Par Ala Ben Abbes (Le Journal des Cahiers de la Liberté)
A un taux de chômage des plus élevés du pays vient s’ajouter, d’une part, un contexte tribal problématique et, d’autre part, une quasi-surdité des intervenants depuis plusieurs années.
Avec une offre alternative inexistante, la Compagnie des phosphates de Gafsa (Cpg) constitue aujourd’hui l’unique issue pour la jeunesse du gouvernorat. Une issue qui ne correspond pas, selon les experts, aux besoins de la région.
Retour sur les données chiffrées d’un gouvernorat manquant de tout.
Fait tribal et surdité des intervenants
Le fait tribal est une particularité historique sur laquelle ont surfé, successivement, le colon français depuis la découverte du phosphate en 1885, le régime de Bourguiba au milieu du 20e siècle, la mafia de Ben Ali, le défunt Rcd, les syndicats et, plus récemment, les partis politiques.
Le fait tribal est d’une influence telle qu’il réussit à traverser toutes les structures et fausse allègrement toute tentative de lecture qui essaie de l’ignorer.
A ce fait tribal vient s’ajouter la quasi-surdité de certains intervenants inconscients depuis plusieurs – dizaines? – d’années de la gravité de la situation et incapables d’imaginer des solutions radicales ou d’apporter des réponses cohérentes et en rupture avec les approches classiques qui ont échoué jusque-là. Un taux de chômage des plus élevés du pays
Sit-in dechômeurs à Gafsa: "Non à un salaire de 120 dinars par mois!"
Le gouvernorat de Gafsa est constitué de trois régions principales: le grand Gafsa (Gafsa Nord, Gafsa Sud et Ksar), les Hautes Steppes (Sidi Aïche, Belkhir, El-Guetar et Sned) et enfin le bassin minier (Metlaoui, Om Laârayes, M’dhila et Redeyef). 340.000 habitants y résident avec un taux d’évolution démographique qui n’a cessé de régresser (deux fois plus bas que la moyenne nationale1).
Sur les 280.000 habitants âgés de 10 ans et plus, 20% sont analphabètes, 30% avec un niveau d’instruction primaire, 40% secondaire et 10% supérieur.
En 2008, l’état tunisien estimait la population active occupée à environ 75.000 personnes pour environ 100.000 demandeurs d’emploi. Le taux de chômage est évalué à 28% la veille de la révolution et un diplômé sur deux de la région est au chômage. Ces taux sont des plus élevés du pays.
Hormis la Cpg, l’offre est inexistante
Intéressons-nous tout d’abord au secteur industriel car comme l’a démontré avec brio le professeur Dani Rodri (Université d’Harvard, politique économique internationale): «C’est... grâce à l’industrie que s’établissent et prospèrent les classes moyennes du monde entier».
Que valait le secteur industriel – en dehors de la Compagnie des phosphates de Gafsa (Cpg) et du Groupe chimique tunisien (Gct) – la veille des évènements de Redeyef?
Au 31 décembre 2007, le secteur industriel à Gafsa est constitué de 55 entreprises de 10 salariés et plus, totalisant 1.339 emplois. Sur ces 55 entreprises, 31 sont des boulangeries, menuiseries et huileries. Le secteur industriel compte par ailleurs 65 entreprises de moins de 10 salariés, opérant essentiellement dans les industries de transformation2.
Sont pointés du doigt trois problèmes essentiels: l’absence de financement (fonds propres faibles, foncier inexistant et banques très réticentes), des procédures administratives extrêmement lourdes et lentes et enfin l’absence quasi-totale d’innovation.
En dehors de l’offre de la Cpg, le secteur industriel reste donc en-deçà des besoins de la région. Le secteur agricole souffrant, entre autres, de l’irrégularité de la pluviométrie, ne peut se hisser au niveau des voisins de Sidi Bouzid où les ressources en eau sont suffisantes et l’agriculture prospère. Le secteur des services est quant à lui quasi-inexistant.
Il est à noté, à ce titre, que la région ne compte que deux entreprises pour 10.000 habitants quand la moyenne nationale est 3 fois plus élevée.
C’est donc sans surprise que les jeunes de la région se tournent vers l’unique offre viable de la région: celle de la Compagnie des phosphates de Gafsa.
L'extraction du phosphate, seule industrie dela région.
La Cpg, seule issue pour la jeunesse de la région
La Cpg est un opérateur public et est l’unique exploitant des carrières de phosphate de la région. La production annuelle est actuellement de 8 millions de tonnes de phosphate marchand contre 6 millions à la fin des années 80. 85% de la production nationale de phosphate est livrée aux unités du Gct et 15% est exportée à une cinquantaine de pays via le port de Sfax.
La «compagnie» emploie 5.324 personnes et fait appel à environ 2.000 salariés à travers la sous-traitance. Le Gct propose 906 emplois dans le gouvernorat de Gafsa. La valeur ajoutée du secteur des phosphates (Cpg et Gct) est estimé à 70% de l’activité économique du gouvernorat.
C’est à ce titre que le concours d’accès à la Cpg (novembre 2011) et ses 2.500 postes constituaient pour les jeunes de la région une réelle bouffée d’air. Or au-delà de la polémique qui a accompagné les résultats du concours, les experts du domaine pointent l’inadéquation entre l’offre de la Cpg et la demande. Il devient dès lors urgent de proposer des solutions alternatives crédibles et adaptées aux problèmes de la région car la révolution n’a fait qu’élever davantage le plafond des attentes et le niveau des exigences.
Notes:
1- «Gouvernorat de Gafsa en chiffres: 2010», ministère du Développement régional, ODS.
2- «Etude sur les perspectives de développement industriel du gouvernorat de Gafsa », Api, Cepi
3- Institut national de la statistique.
Les émeutes du bassin minier, un rappel des faits
En janvier 2008, soit trois ans avant les évènements de Sidi bouzid, les jeunes du bassin minier de Gafsa, qui habitent l’une des régions les plus pauvres et les plus polluées de Tunisie, et où le chômage frappe près d’une personne sur deux, ont manifesté pendant 6 mois par des rassemblements populaires dans les places publiques et devant des bâtiments officiels dans les villes de Redeyef, Oum Laârayes, Metlaoui et El-Mdhilla.
Dénonçant la corruption et le népotisme qui ont entaché le dernier concours de recrutement de la Compagnie de phosphate de Gafsa, et soutenus par tous les habitants d’une région longtemps mise à l’écart de tous programmes de développement et d’investissements économiques, les manifestants furent durement réprimés par la police de Ben Ali. Beaucoup d’entre eux ont été emprisonnés et n’ont été libérés qu’une année plus tard.
Trois ans et une révolution après, ils manifestaient toujours pour les mêmes causes, mais cette fois devant le siège de l’Assemblée constituante au Bardo.
Source: Le journal des Cahiers de la Liberté (Janvier-février 2012).