Concurrence et régulation, écosystème des Tics et stratégies d’avenir: les trois opérateurs de télécoms n’éludent pas les problèmes. Mais ils ne les évoquent que pour les noyer aussitôt, tour à tour, dans la communication institutionnelle, l’ironie et l’humour. Un débat à fleurets mouchetés…


Fadhel Kraiem, directeur général adjoint de Tunisie Telecom, Yves Gauthier, directeur général de Tunisana, et Thierry Marigny, directeur général d’Orange Tunisie, étaient, lundi 18 octobre, les invités du dîner-débat organisé dans le cadre des Mardi de l’Atuge à l’hôtel Sheraton de Tunis sur le thème «Télécommunication: challenges et opportunités».

Pas de déballage, mais des petites phrases
Les modérateurs, Farah Oueslati et Sami Zaoui, président de l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge), qui ont remplacé au pied levé, Khaled Abdeljaoued, le parrain des Mardis, empêché par un souci de santé familial, ont articulé le débat autour de trois axes: la concurrence et la régulation, l’écosystème des Tics et les stratégies d’avenir des opérateurs.  
Que des acteurs économiques opérant dans un secteur aussi concurrentiel acceptent de s’asseoir autour d’une même table pour débattre ouvertement des problèmes de leur métier est en soi un signe très positif. «C’est un signal fort en direction des opérateurs des autres secteurs», a renchéri Hassen Zargouni, DG de Sigma Conseil et ancien président de l’Atuge Tunisie.   
On ne s’attendait pas, il est vrai, à un déballage en règle. Les invités ont néanmoins joué le jeu, dans les limites de ce qu’ils pouvaient se permettre dans un pareil exercice. Ils ont eu l’honnêteté de ne pas éluder les sujets les plus embarrassants. Aux interrogations et aux critiques, qui ne manquaient pas de piment, ils ont opposé un discours pondéré, où les convictions n’interdisaient pas quelques perplexités, le tout servi avec un zeste d’humour. De quoi vous faire apprécier les plats servis… Même si, finalement, nous sommes restés sur notre faim…  
Pour rendre compte des chauds débats d’une froide soirée d’automne, nous commencerons par les griefs opposés par l’assistance aux trois opérateurs présents, question de mettre l’eau à la bouche des lecteurs.




Les "machines à cash" de l’économie tunisienne
«Tunisie Télécom et Tunisiana vont réaliser, chacun, en 2010, un chiffre d’affaires de 2 milliards de dinars. Pour estimer ce montant à sa juste valeur, il convient de le comparer aux 20 milliards du budget de l’Etat tunisien», fait remarquer un intervenant. «L’un des plus importants groupes privés tunisiens, Poulina pour ne pas le nommer, a mis 40 ans pour parvenir à réaliser… la moitié de ce chiffre», ajoute-t-il. Et d’enchaîner: «C’est dire les liquidités drainées par les deux entreprises, les machines à cash de l’économie tunisienne».
La richesse n’est pas une tare, quand les gains sont réalisés honnêtement. Ce dont semble douter notre intervenant, qui estime que les offres des opérateurs brillent par leur sophistication. Leurs systèmes de tarification, à la seconde chez l’un ou à la minute chez l’autre, manquent de clarté. «Avec la hausse des dépenses induite chez les particuliers, on assiste à un transfert des richesses des classes populaires vers d’autres groupes. Cela pose un problème d’éthique», conclut notre intervenant.
«Les opérateurs ne font pas – ou pas suffisamment – d’offres personnalisées aux entreprises. En tant que chef d’entreprise, je n’ai reçu aucun appel, aucune offre et aucune approche de la part d’aucun des trois opérateurs», lance un jeune entrepreneur. Un confrère va même jusqu’à parler d’«entente de facto» avec un partage des segments du marché: «Le public des ados pour Tunisiana, celui des entreprises pour Tunisie Telecom et le mobile 3G pour Orange», énumère-t-il, en schématisant un peu (beaucoup), avant de conclure, péremptoire: «La bataille [de la concurrence] est loin encore d’être engagée.»

Tunisiana grille un feu vert
«Si le régulateur a été jusque là très indulgent, le Conseil national de la concurrence n’a pas hésité, lui, à épingler Tunisie Telecom et Tunisiana pour entrave aux règles de la concurrence vis-à-vis de certains opérateurs de services», relève un autre confrère. Remuant le couteau dans la plaie, il ajoute: «Les deux opérateurs se sont vu infliger, chacun, une amende de 500.000 DT».
Il ne fallait pas tant pour faire sortir M. Gauthier de ses gonds: «Nous avons certes payé ces amendes, mais nous n’avons fait qu’appliquer les règlements édictées par le département de tutelle répartissant les gains entre les fournisseurs d’accès et les prestataires des services», répond-t-il. L’amende n’était donc pas justifiée. Et la formule est toute trouvée: «On nous verbalise pour avoir grillé un feu… vert !»
Le directeur général de Tunisiana enchaîne sur un autre sujet brûlant: les tarifs. «Avec un tarif de 120 à 130 millimes la minute pour le prépayé contre 0,4 euro en France (soit environ 800 millimes), un Tunisien paye ses communications 6 fois moins cher qu’un Français», explique M. Gauthier. L’opérateur omet cependant de signaler que le Smig en France est 10 fois plus élevé qu’en Tunisie. Ce qui met à mal sa comparaison. En d’autres termes: les tarifs restent, tout de même, assez chers rapportés à la bourse des Tunisiens moyens.
La comparaison avancée par M. Marigny est cependant plus convaincante. Au Maroc, affirme-t-il, le tarif de la minute en prépayé est d’environ 4 dirhams, soit environ 700 millimes, donc 5 à 6 fois plus cher qu’en Tunisie. Quand on considère le niveau de vie, plus élevé en Tunisie qu’au Maroc, on pourrait même estimer que les Tunisiens doivent être reconnaissants pour leurs opérateurs si généreux.
A un intervenant qui a estimé que le passage d’un duopole à un marché à trois opérateurs n’a pas induit la concurrence espérée, mais créé une sorte de cartel (sic!) où les ententes commerciales sont à craindre, M. Marigny, fidèle à sa manie comparatiste, a estimé que le marché en Tunisie doit être comparé à des marchés de pays comparables au plan démographique. La Belgique, le Portugal et la Hongrie, qui ont une démographie proche de celle de la Tunisie, ont trois opérateurs chacun et la concurrence dans ces pays est, comme en Tunisie, bien réelle. «Dès l’avènement d’un troisième opérateur, la concurrence est au rendez-vous, car il est toujours difficile d’arriver à une entente à trois. Par conséquent, les tarifs baissent, les services s’améliorent et les clients se disent satisfaits.»       
«Avec la concurrence, il faut un régulateur qui définit les règles et sanctionne les fautifs. Son rôle n’est pas d’orienter le marché, mais de vérifier si les opérateurs respectent les règles», explique M. Gauthier. Il enchaîne sur le problème de la licence 3G, que son entreprise voudrait se voir attribuer par les autorités compétentes de manière à disposer des mêmes outils que ses concurrents. «On ne sait pas c'est pour quand. Si on doit attendre quelques mois, ça va, si ça va être une année ou plus…», ironise-t-il.

«Plus de débit, plus de vitesse, plus de flexibilité»
Va pour la concurrence et la régulation: entre gens de bonne volonté on finit toujours par se mettre d’accord ! Mais quid des stratégies d’avenir? Là aussi, on est restés sur notre faim. Car demander à des opérateurs, qui sont persuadés d’être soumis à une forte  concurrence, d’exposer leurs orientations stratégiques, qui plus est, en présence les uns des autres, est pour le moins hardi et ingénu.
Les Kraïem, Gauthier et Marigny, qui avouent ne pas en savoir vraiment beaucoup eux-mêmes, tant le secteur semble se développer à des vitesses et selon des logiques pas toujours prévisibles, soulignent cependant les évolutions qui sont en cours dans le monde, notamment eu Europe de l’Ouest et qui seront bientôt observées en Tunisie.
Ils parlent de l’évolution – qualifiée de «naturelle» par Gauthier – vers la large bande (en Europe de l’Ouest, le trafic data a déjà dépassé celui de la voix), le développement de l’Adsl haut débit. Même si, en Tunisie, «le débit est souvent plus haut sur le papier que dans les foyers», selon la pique de M. Marigny, le développement de l’infrastructure – notamment 10.000 km de fibres optiques – a permis un développement rapide du haut débit, qui s’est multiplié par 10 entre 2008 et 2010, passant de 5 à 50 mégas. «On prévoit d’aller encore plus loin. On offre aujourd’hui jusqu’à 100 mégas pour les entreprises. Ce débit sera bientôt à la portée de tous les clients», annonce M. Kraïem.
M. Marigny insiste, pour sa part, sur l’évolution vers le réseau LTE (Long Term Evolution) et le développement du mobile multimédia avec la télévision haute définition, les services à valeur ajoutée, les applications média de plus en plus adaptées aux besoins des utilisateurs (géo-localisation, e-banking, etc.)… Et le directeur général d’Orange Tunisie de résumer la téléphonie de demain en une formule lapidaire: «Plus de débit, plus de vitesse, plus de flexibilité». Que veut le peuple?

Ridha Kéfi